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L'argent dans "Illusions perdues de Balzac"

Publié le 16/03/2011

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balzac

 

INTRODUCTION

 

Lukács, a écrit, dans la préface de Balzac ou le réalisme français : « Personne n'a ressenti aussi profondément que Balzac les tourment qu'entraînent [...] le passage à la production capitaliste, la profonde dégradation spirutuelle et morale qui accompagne nécessairement cette évolution dans toutes les couches de la société ». Cette citation pose d'emblée les prémices nécessaires pour appréhender le thème de l'argent, fondamental dans l'oeuvre balzacienne. L'argent c'est, d'après le Larousse 2007, la monnaie, en pièces, en billets, en valeurs mais aussi la monnaie qu'elle représente ; il conditionne également les comportements. Cela est évoqué dès le début des Illusions perdues, comme nous l'avons vu à l'occasion de la première explication de texte faite en classe. L'avarice du père Séchard a ainsi été mise en lumière, ce personnage demandant à son fils ce qu'il a fait de ses banques (page 72). Le compte de l'argent gagné par les Chardon, et les revenus de l'imprimerie sont évoqués peu après, respectivement aux pages 77 et 79.

Lukács nous invite à penser l'argent comme indispensable à la vie intellectuelle, ce qui pousse inévitablement Lucien à se demander comment s'en procurer une fois à Paris. De même, David ne sera pas épargné, puisque son beau-frère a contracté des dettes en son nom alors que l'imprimeur s'était promis de faire fortune dans l'imprimerie. Ainsi, la question financière et matérielle est prépondérante, s'inscrivant en profondeur dans le destin des personnages. C'est pourquoi nous pouvons nous demander comment Honoré de Balzac parvient à écrire une oeuvre littéraire à partir des questions économiques telles qu'elles se concoivent sous la Restauration. Puisque, pour Balzac, il est nécessaire de peindre la vie telle qu'elle est au 19ème siècle, dans les moindres détails, ce que nous démontrerons dans une première partie consacrée à l'évocation de l'argent. Puis, nous nous focaliserons sur le rôle de l'argent dans le parcours des personnages. Enfin, nous inscrirons ce thème dans la satire sociale que propose Balzac dans Illusions perdues.

 

(PARTIE 1 : ÉVOQUER L'ARGENT)

 

Dans un premier temps, nous allons nous intéresser à l'argent, et tout ce qui s'y rapporte, tel que Balzac en fait état dans l'oeuvre.

 

(Sous-partie A : L'importance de l'argent durant la Restauration).

 

Pour cela, il nous faut tout d'abord rappeler le contexte historique, puisque la primautée accordée à l'argent se fait au nom d'une visée réaliste, c'est-à-dire que Balzac veut décrire avec une extrême précision la société telle qu'elle existe au temps de Lucien de Rubempré, sous la période de la Restauration. On appelle cette période ainsi parce qu'il s'agit de restaurer l'ancien régime monarchique en rapellant les Rois Bourbons sur le trône. Les deux frères de Louis XVI, Louis XVIII et Charles X vont s'y succéder. Ils accordent une importance énorme au clergé et à la noblesse, désireux de retrouver leurs anciennes prérogatives d'avant la Révolution. Ils octroient alors une chartre, qui ferme toute ascension sociale aux jeunes gens qui n'appartiennent pas à la noblesse : il faut avoir trente ans et payer beaucoup d'impôts pour être électeur, quarante ans pour être éligible, et payer encore plus d'impôts. Autrement dit, un jeune homme sans titre et sans argent n'est rien, et c'est tout le drame de Lucien Chardon, de même que c'est le cas de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal.

Ainsi, l'argent est un facteur important à cette époque, et faire comme si les questions d'argent n'existaient pas rèleverait d'une sorte d'hyprocrisie littéraire. Les natures les plus poétiques doivent prendre en compte cette réalité-là, et le lecteur fait son apprentissage en même temps que Lucien. Si celui-ci, à Angoulême, ne se soucie guère des questions d'argent, le problème crucial se pose dès qu'il est question de partir à Paris : « Il entrevoyait mille difficultés qui se comprenaient toutes dans ce mot terrible : « Et de l'argent ? » » (page 179). En effet, la famille du héros vit en province et serait incapable de soutenir un grand train de vie à Paris. Du coup, elle imprime de bonne heure dans l'esprit du jeune homme la conscience de la valeur de l'argent. À Paris, il est obligé d'apprendre à compter ses sous, puisqu'au bout d'une semaine,sur les 2000 francs, il ne lui reste que « 360 francs » et qu'il doit encore une « centaine de francs » à son hôtel. Toute sa lettre à Ève témoigne du calcul d'une vie organisée sou à sou. C'est bien parce que Balzac écrit à une époque où l'argent se met à dominer le monde, qu'il est l'un des seuls écrivains à saisir ce mouvement du capitalisme naissant, qu'il fait une place importante au sein de ses romans, aux petits calculs auxquels se livre chaque individu, ce que témoigne la retranscription des cahiers de comptes, notamment aux pages 493 et 499. Mais aussi, Balzac, avec le personnage de Lucien, et avant lui celui de Raphaël dans La peau de chagrin, invente un topos romanesque, celui du jeune homme pauvre faisant le compte de ses dépenses et de ses plaisirs. C'est pourquoi l'argent est présenté dans une double optique : il s'agit soit de le perdre, soit de le gagner.

 

(Sous-partie B : Gagner de l'argent)

 

Dans Illusions perdues, on gagne sa vie par son travail, comme nous pouvons le voir à la page 63 avec le personnage du père Séchard : « L'imprimerie de Nicolas Séchard possédait alors le seul journal d'annonces judiciaires qui existât dans le département, la pratique de la préfecture et celle de l'évêché, trois clientèles qui devaient procurer une grande fortune à un jeune homme actif. » . Et la principale figure du gain concerne l’argent, élément fondamental dans la vie du père de David, dont l'obsession transparaît dans de nombreux discours : « Je te donnerai peut-être... je verrai si je puis te donner... bah !... vingt-cinq mille francs, à la condition de m'en faire gagner autant tous les ans... » (page 526). En effet, Jérôme-Nicolas est le modèle de l'économe et de l'avare, cherchant le profit et ne voulant pas dépenser inutilement, au point d'abandonner les projets de décoration entrepris par sa défunte épouse (page 67). Il vante également à son fils la qualité de l’antique matériel qu’il lui vend à un prix exhorbitant (page 70). David, de son côté, s’est promis de « gagner une belle fortune » sans importuner son père. Mais, Marion l’incite d'abord à payer ses dettes que Lucien a contractées en son nom pour pouvoir ensuite chercher à son aise « tous [ses] trésors » (page 517) si bien qu’il finit par se demander si elle n’a pas raison : « pourquoi, comme le lui disait Marion, ne pas gagner assez d'argent pour pouvoir faire plus tard sa découverte à loisir ? » (page 606).

De plus, Balzac précise que gagner de l'argent n'est pas un privilège exclusivement masculin, en évoquant les dix sous quotidiens de Marion (page 512), les quinze sous d’Ève, les vingt sous de Mme Chardon (page 77). Dans le cas d’Ève, il s’agit avant tout de permettre à Lucien d’ « aller dans le beau monde » (page 144). Bérénice, la servante de Coralie, n’hésite pas à se prostituer pour compenser les pertes au jeu de Lucien (page 455).

Quant à Lucien, il vit essentiellement du travail des autres, notamment celui de David et Ève : « Donner mille francs à ton frère, c'est donner notre pain, compromettre notre tranquilité. », remarque l'imprimeur (page 181). Ce n’est qu’à Paris que le père Doguereau, l'un des premiers libraires que Lucien rencontre, pense que trop d’argent « dissiperait » Lucien (page 230) qui aspire naïvement à devenir un rédacteur bien payé. Néanmoins, il gagnera de l’argent en attaquant un livre de Nathan qu’il admire pourtant, mènera une vie précaire de bohème et oubliera promptement les nécessités du travail. Ainsi, Lousteau représente pour lui une sorte de double noir qui a déjà perdu ses illusions et qui lui dévoile avec cynisme ses stratégies comme ses petits arrangements avec l’Art pour faire du profit (pages 302 et 303).

Balzac se plaît ainsi à dévoiler à ses lecteurs les pratiques financières en cours dans les mondes de la librairie, de la presse, du théâtre, de la justice et de la banque. Partout, l’unique mot d’ordre est : gagner de l’argent. Nous reviendrons sur l'argent dans l'univers littéraire et journaliste au cours de notre troisième partie.

 

(Sous-partie C : Dépenser et perdre de l'argent)

 

Cependant, si l'argent peut être synonyme de « gain » dans Illusions perdues, il constitue également un élément très important lié à la perte. La plupart des personnages mis en scène se trouvent concernés par ce cas-là.

Lucien découvre tout d'abord le coût de la vie à Paris (page 224 : « il se défendit de pénétrer dans le Palais Royal, ce lieu de perdition où, pendant une seule journée, il avait dépenser cinquante francs chez Véry, et près de cinq cents en habits. » ). Il s'illusionne en pensant qu'il va « gagner six cents francs par mois, en travaillant comme un cheval » (page 351), et se retrouve rapidement couvert de dettes. Néanmoins, faire des dettes à Paris ne lui porte pas préjudice : « Les dettes ! Il n'y a pas d'homme fort sans dettes ! Les dettes représentent des besoins satisfaits, des vices exigeants. » (page 403). Alors qu'en province, les dettes conduisent à l'emprisonnement, notamment celui de David Séchard.

De plus, les libraires se livrent sans cesse à des calculs où la valeur d’un ouvrage ne se jauge qu’en termes d’investissements, d’immobilisation de capitaux et de pertes possibles : « Nathan ne souffrait que dans son amour-propre, il n'avait rien à perdre, il était payé ; mais Dauriat pouvait perdre trentre mille francs. » (pages 362-363).

Ève est également concerné par une certaine perte d'argent, ce qui se voit notamment dans ses rapports avec les frères Cointet, quand celle-ci veut leur céder l'imprimerie. Elle met en avant une perte hypothétique d'argent, en présentant sa proposition comme rentable (page 474).

David se promet de réparer à l’aide de sa découverte les pertes faites avec les Cointet (page 476) dont les propos tournent sans arrêt autour de « faire des pertes », de dépenser « beaucoup d’argent ».

À cela s'ajoute une façon particulière de perdre de l’argent, celle qui consiste à perdre au jeu. Au début, Lucien ne sait pas jouer au whist que Rastignac se charge de lui apprendre et qui va devenir « une passion chez lui » (page 399). Le jeu réprésente pour Lucien une occasion de perdre tout son argent – ou plutôt le Jeu, avec une majuscule, ce qui inspirera au narrateur une anticipation : « Il fut emmené par Coralie, et les délices de l'amour lui firent oublier les terribles émotions du Jeu qui, plus tard, devait trouver en lui l'une de ses victimes ». (page 332)

Le milieu des « amis de Lucien » pratique en effet le jeu qui va rapidement faire partie d’un emploi du temps plus centré sur les plaisirs que sur le travail . Et Lucien fréquente volontiers la maison de jeux Frascati où il finit avec Lousteau toujours par perdre : « D'abord ils gagnèrent tois mille francs, revinrent à cinq cents, regagnèrent trois mille sept cents francs ; puis ils retombèrent à cent sous, se retrouvèrent à deux mille francs et les risquèrent sur Pair, pour les doubler d'un seule coup ; Pair n'avait pas passé depuis cinq coups, ils y pontèrent la somme. Impair sortit encore. » (pages 417-418). Ce penchant est exploité par ses ennemis au moment de la cabale qu’ils montent contre lui. Seule la sollicitude de Bérénice empêchera le pauvre poète d’aller se pendre après une nouvelle perte au jeu (page 455).

Ainsi l'argent qui devait être un moyen nécessaire à la vie des protagonistes finit par causer leur perte. Nous voyons donc très clairement que l'argent est fortement impliqué dans le parcours des personnages et dans l'évolution de l'intrigue. On peut alors se demander quels rôles il tient, et sur quels plans il s'incarne.

 

(PARTIE 2 : LE RÔLE DE L'ARGENT DANS LE PARCOURS DES PERSONNAGES)

 

Balzac, qui s'est débattu toute sa vie avec des problèmes d'argent, expose minutieusement les questions financières auxquelles sont confrontées les personnages.

 

(Sous-partie A : L'argent et la famille)

 

Dans une première partie, nous verrons comme l'argent peut formater les rapports au sein de la famille.

L'exemple le plus significatif est le lien unissant Jérôme-Nicolas Séchard et son fils David, qui n'entretiennent que des liens professionnels, et malgré quelques apostrophes comme « mon père », « mon fils », rien ne semble attester d'une véritable relation familiale. David le souligne très clairement, page 525 : « Mon père, répondit David, vous m'avez montré qu' il n'y avait pas de père en affaires. », ce qui fait écho à une remarque du narrateur dans la première partie : « mais pour le bonhomme [ = le père Séchard], il n'y avait ni fils, ni père en affaires. » (page 65). Ainsi, le roman des Illusions Perdues est encadré par ce constat : peu de liens affectifs, mais beaucoup d'affaires sont entreprises entre le père et le fils. Le Père Séchard est le modèle de l'avarice et de l'économe, voyant en son fils une source particulière de dépense d'argent. À chaque transaction entreprise par son fils, Jérôme-Nicolas veut savoir combien il faut dépenser, et combien il peut gagner. Il vante les qualités de ses anciennes presses, qui produisent des rendements assez importants. Il affirme que l'héritage qu'il laisse à David est un véritable bijou, source de fortune personnelle, que le père Séchard n'a jamais voulu dépenser. Les liens familiaux disparaissent donc pour laisser place à des affaires entre deux associés. Néamoins, c'est dans l'argent que la famille peut exprimer une certaine solidarité entre ses membres.

En effet la famille de Lucien l'aide matériellement autant qu'elle le peut. Sur un plan matériel, cela se traduit par un prêt d'argent, à l'instar de David Séchard, ou Ève, préoccupés tous deux par la réussite de Lucien. Ils apparaissent alors comme des adjuvants, des sortes de bons génies qui facilitent l'entrée dans un univers inaccessible. En effet, l'argent représente, rappelons-le, la clef du pouvoir dans la société : il permet l'ascension de ceux qui ne bénéficient pas au départ d'une situation enviable. Néanmoins, David et Ève envoient des capitaux sans en parler à l'autre ; c'est pourquoi les lettres des pages 245 et 246 sont importantes de ce point de vue-là. David insiste en premier lieu sur une discussion tenue avec son épouse, avec laquelle il a été convenu de l'impossibilité d'aider Lucien. Mais, l'imprimeur a trouvé que la voie dans laquelle s'engage Lucien est prometteuse et « à l'insu d'Ève », il a décidé d'envoyer quelques francs. Quant à Ève, elle a pris la décision d'engager quelque objet pour en retirer de l'argent à faire parvenir à Lucien, « sans que David ne s'en doute. » Apparaissent alors des non-dits et des secrets, quelque chose qu'on ne veut révéler à l'autre car cela relève de l'entorse à un accord convenu ; malheureusement, Lucien se saura pas faire bon usage de l'argent envoyé, ce qui conduit à une désillusion totale de la part d'Ève et surtout à l'emprisonnement de David, au nom de qui Lucien a contracté des dettes, ce que ce dernier avoue très clairement au prêtre, à la page 640 : « C'est moi Monsieur, qui suis le bourreau de ma soeur et de mon frère, car David Séchard et un frère pour moi. J'ai fait des billets que David n'a pas pu payer. » L'argent, et surtout la manière dont Lucien le dépense, conduit ainsi à un dérèglement des liens familiaux, David et Ève se considérant détruits par Lucien, qui les a conduits à la ruine, et les a obligés à céder l'imprimerie.

 

 

(Sous-partie B : L'argent et l'ambition)

 

Cependant, si l'argent provoque un désordre dans la famille, il n'en reste pas moins l'unique moyen de réaliser son ambition. Le mot « ambition » revient d'ailleurs comme un leit-motiv, Lucien étant poussé par celle-ci puisque celui qui n'a pas la chance d'être né dans une famille fortunée et qui ne peut vivre de ses rentes doit essayer de gagner de l'argent s'il veut obtenir une reconnaissance sociale, ce que nous avons évoqué précédemment ; à plus forte raison s'il nourrit en son coeur une ambition démesurée, tel Julien Sorel, le héros du Rouge et le Noir de Stendhal, qui prend « la résolution inébranlable de s'exposer mille morts plutôt que de ne pas faire fortune ! ». Il est donc inévitable que le héros désire acquérir de l'argent et que ce désir se mêle à sa quête de gloire. Après avoir récapitulé dans une lettre à sa soeur toutes les dépenses qu'il a été contraint de faire à Paris, Lucien de Rubempré envisage ainsi son avenir de futur génie reconnu de tous : « Les chagrins et la misère ne peuvent atteindre que les talents inconnus ; mais quand ils se sont fait jour, les écrivains deviennent riches, et je serai riche. » (page 207). Son ambition est noble, au sens où il veut devenir un poète reconnu. Elle prétend triompher du monde et grandit démesurément le héros à ses propres yeux : « La fortune à tout prix ! », « le monde était à lui ! » (Le Père Goriot). Si Lucien reconnaît, dans sa lettre à Ève, qu'il a bien fait de monter à la capitale, il lui reste à apprendre que le livre est considéré comme une marchandise. Le héros semble alors abasourdi de voir que la librairie est une boutique comme les autres. Mais, lui-même concevait son oeuvre comme un moyen de faire fortune. En effet, après sa rencontre avec Doguereau, qui a accepté de lire son manuscrit, il s'imagine plus riche de « douze cents francs » (page 229). Mais, Lucien refusera de vendre son manuscrit, pour un prix qu'il juge trop faible tandis que le libraire préfère ne pas « risquer seize cents francs d'impression et de papier. » (page 229). Le héros sera toutefois encouragé par Daniel d'Arthez à poursuivre dans la voie de la création, bien que le coût de la vie à Paris le pousse à accepter la proposition de Lousteau d'entrer dans la voie du journalisme. Il acquiert gloire et renommée en écrivant diverses critiques, ce qui incite Dauriat à accepter la publication de son manuscrit qu'il avait refusé : « Mon petit, acheter les Marguerites sans les connaître est la plus belle flatterie que puisse se permettre un libraire. Dans six mois, vous serez un grand poète ; vous aurez des articles, on vous craint, je n'aurai rien à faire pour vendre votre livre. Je suis aujourd'hui le même négociant d'il y a quatre jours. Ce n'est pas moi qui ai changé, mais vous : la semaine dernière, vos sonnets étaient pour moi comme des feuilles de chou, aujourd'hui votre position en a fait des Mésséniennes. » (page 364) Mais, le seul moyen de vivre de sa plume est de la prostituer auprès du Journal. Giroudeau dit à Lucien en lui touchant le front : « Vous avez là des mines d'or » (page 345), reprenant la métaphore utilisée par le poète pour décrire le travail littéraire. L'écriture a donc une valeur financière : « « Cent francs, Coralie ! » dit-il en montrant les huit feuillets de papier écrits » (page 373). L'argent et l'ambition constituent donc deux réalités inextricablement liées. Toutefois l'argent qui devait permettre d'accéder à la gloire se révèle être un facteur de désillusions pour les protagonistes.

 

 

 

(Sous-partie C : L'argent et les illusions)

 

Dans le roman, Lucien perd ses illusions en découvrant « le monde comme il est » (page 303) à l’issue d’une suite de péripéties qui constituent pour lui un véritable apprentissage. De ce point de vue, le titre choisi par Balzac est d'emblée significatif, et ne permet pas la moindre ambiguïté.

Nous pouvons penser tout d'abord aux illusions que perd Lucien en vivant à Paris. Balzac inscrit cela dès le début de la deuxième partie de l'oeuvre : « Lucien, qui allait en poste pour la première fois de sa vie, fut très ébahi de voir semer sur la route d'Angoulême à Paris presque toute la somme qu'il destinait à sa vie d'une année. » (page 184). L'auteur ne manque pas d'évoquer à maintes reprises ce que Lucien doit dépenser à la capitale française, dont le coût de vie est différent de celui qu'il connaissait à Angoulême : « Le lendemain, le bottier, la lingère et le tailleur renvinrent tous munis de leur facture. Lucien, encore sous le charme des coutumes de provinces, les solda ; mais après les avoir payés, il ne lui resta que trois cent soixante francs sur les deux mille qu'il avait apporté à Paris : il y était depuis une semaine ! » (page 215). De fait, Lucien va être de plus en plus attiré par l'argent, devenant opportuniste par appâtr du gain. Cet engoûment pour l'argent vient aussi du fait que Lucien s'est laissé piquer par le démon du jeu et aussi qu'il est tombé dans la misère, à la suite d'une conspiration littéraire dont les auteurs sont Finot et des Lupeaulx. Au point que Lucien doit faire de la contrefaçon de billets (page 449), ce qui traduit son obsession pour l'argent comme l'atteste la voix qu'il entend. Une partie de cet argent qu'il acquit sert à payer les dettes contractés par Lucien et l'actrice Coralie, mais le reste a été donné à Bérénice pour que Lucien ne puisse le dépenser au jeu. Mais Bérénice finira par lui en redonner, Lucien étant abandonné par tous et tombé dans une misère telle qu'il finit par consentir à revenir en province. Il accepte le don de la servante de Coralie, « dernier stigmate de la vie parisienne » (page 455). Les désillusions qu'il connut à Paris ont eu pour conséquence ainsi un appât du gain assez manifeste chez Lucien De Rubempré, qui voulait à tout prix réussir.

De plus, le narrateur évoque, à propos de la conversation entre Rastignac et Ève sur Lucien, les difficultés « de renoncer aux illusions que l'esprit de famille autorise » (page 480). Balzac recourt à plusieurs reprises à la notion d’illusion lorsqu’il mentionne l’évolution des sentiments d’Ève à l’égard de son frère : « « Eh bien, dit Ève à David, mon frère saura par cette poursuite que nous n'avons pas pu payer. » Quel changement cette parole n'annonçait-elle pas chez Ève ? L'amour grandissant que lui inspirait le caractère de David, de mieux en mieux connu, prenait dans son cœur la place de l'affection fraternelle. Mais à combien d'illusions ne disait-elle pas adieu ?.. ». (page 497) À mesure que le roman évolue, le comportement d'Ève change, accusant son frère de trahison (page 483), trahison qui se traduit en partie par le fait que Lucien ait « accepté de l'argent d'une actrice » et qu'il ait mis David et Ève « sur la paille » (page 483). Le désir de gagner de l'argent de Lucien grâce aux ressources de sa soeur est mis en lumière par Petit-Claud, l'avoué qui conseille David Séchard en prison : « «  David, madame, m'a dit qu'il ne souhaitait de fortune que pour vous et pour votre frère ; mais il doit vous être prouvé que ce serait une folie que de vouloir enrichir Lucien. Ce garçon-là mangerait trois fortunes. » L'attitude d'Ève disait assez que la dernière de ses illusions sur son frère s'était envolée, aussi l'avoué fit-il une pause pour convertir le silence de sa cliente en une sorte d'assentiment. » (pages 603-604)

Le roman balzacien ne se limite pas à indiquer le coût de la vie ; il présente également l'argent comme principe qui conditionne toute chose, y compris les relations entre personnages. Par conséquent, il participe également à la satire de la société telle que l'énonce Balzac.

 

(PARTIE 3 : L'ARGENT ET LA SATIRE DE LA SOCIÉTÉ)

Cette satire attaque les vices et les travers de la société de l'auteur. Elle se traduit par un questionnement sur la morale, mais aussi par le marchandage de la littérature, qui sont les deux points essentiels pour lesquels l'argent est impliqué.

 

(Sous-partie A : Argent et morale)

 

L'argent représente un danger pour la conscience et une menace pour la morale parce que les moyens employés pour le gagner ne sont pas toujours honnêtes. Les héros peuvent succomber à la tentation devant la perspective d'une plus grande rapidité dans l'acquisition de la fortune. notamment Lucien de Rubempré qui finit par être obsédé par la recherche de l'argent et par s'y perdre. Il fait des dettes, fréquente les usuriers, joue, engage l'argent de David Séchard et provoque ainsi son emprisonnement.

Si le désir d'argent se transforme en obsession, tous les moyens sont bons pour l'obtenir. À terme, il tient lieu de morale, comme le constate cyniquement Rastignac dans Le Père Goriot : « Vautrin a raison, la fortune est la vertu ! ». Entouré de personnages sans scrupules, Lucien est pris dans une logique sociale qui agit comme une tourmente. Il devient malgré lui menteur, perfide, malhonnête ; il accepte d'écrire des articles mensongers pour gagner sa vie. Il croit ceux qui lui expliquent que la réputation, « prostituée couronnée », s'achète (page 260). La corruption du journal, que les journalistes appellent significativement la « boutique » fait des chroniqueurs des « marchands de phrases » (page 377). Balzac montre ainsi les dessous du journalisme, en plaçant précisement dans la bouche d'un journaliste, Lousteau, des propos assez véhéments : « Les propriétaires des journaux sont des entrepreneurs, nous sommes des maçons. Aussi plus un homme est médiocre, plus promptement arrive-t-il. » (page 262). Les journalistes sont présentés comme des prostituées qui se vendent au plus offrant. Blondet apprend à Lucien à gagner de l'argent en signant, de trois façons différentes, trois articles soutenant sur un même livre trois points de vue différents : « Tu auras gagné quatre cents francs dans ta semaine, outre le plaisir d'écrire la vérité quelque part. » (page 380). C'est faire bon marché, des scrupules de l'honnêteté intellectuelle, que Lucien perdra à mesure qu'il évoluera dans la capitale.

En ce sens, plus on avance dans le siècle, plus le roman d'apprentissage est désenchanté, et plus il devient cynique. La loi du plus malin, et du plus malhonnête règne sans partage. Lucien de Rubempré se laisse corrompre par Herrera (c'est-à-dire Vautrin à nouveau déguisé) et conclut un « pacte d'homme à démon » (page 634). Cette faiblesse de Lucien est soulignée déjà dans la deuxième partie du roman, par la préférence donnée par le héros à Lousteau sur D'Arthez et ses amis du Cénacle. Lucien choisit la voie bien noire (le journalisme et ses corruption) pour gagner de l'argent alors qu'une vie honnête et satisfaisante d'un point de vue littéraire (l'austérité d'une misère travailleuse et honnête) lui était proposée. Se trompant d'amis, puisqu'il préfère ceux qui ne sont pas sincères, il se trompe d'existence et sera brisé par ceux-là mêmes qui ont fabriqué son succès, en vertu de la maxime énoncé par Hector Merlin : « Nous sommes tous amis ou ennemis selon les circonstances. » (page 335).

Ainsi, si apprentissage et corruption sont liés comme l'affirme José-Luis Diaz, c'est pour que Balzac fasse évoluer un personnage dans un milieu où il n'a aucune prise ; par conséquent sa chute est inévitable.

 

(Sous-partie B : Le marchandage de la littérature)

 

Néanmoins, l'innovation et l'originalité majeures du roman vient du fait que Balzac y met en scène le monde des littératures. On y voit ainsi que le livre est un produit commercial.

Ce que cherchent les éditeurs, c'est le profit qu'ils peuvent tirer du livre imprimé. C'est dans la boutique de Vidal et Porchon que Lucien entend pour la première fois une conversation que tient deux libraires.Mais, ceux-ci ne parlent en aucun cas de valeur littéraire d'un manuscrit ; ce qui les préoccupent, c'est leur valeur marchande, qui sous-entend le prix d'achat et de vente, le nombre d'exemplaires... « Voulez-vous m'en prendre cinq cents exemplaires ? Je vous les passe alors à cinq francs et vous donne double-treizième. / - À quel prix ça les mettrait-il ? / - À seize sous de moins. / Quatre francs quatre sous. » (page 225). C'est alors que Lucien comprend une vérité de l'état de la littérature à Paris : il s'agit juste d'une marchandise à « vendre cher, à acheter bon marché ». (page 227).Balzac arrive également à réduire le commerce de la littérature à un théorème mathématique, où les nombres tiennent une place importante : « une rame de papier blanc vaut quinze francs, imprimée, elle vaut, selon le succès, quinze sous ou quinze écus. » (page 363).

De plus, Dauriat accepte de publier un manuscrit de Lucien à son apogée, alors qu'il n'aurait même pas lu celui-ci et n'aurait pas daigné accéder à la demande du jeune homme à son arrivée dans la capitale, lorsqu'il n'était pas encore connu, ce qui montre que le commerce de la littéraire repose davantage sur la renommée que sur le talent. Il n'est pas impossible que le manuscrit d'un poète talentueux ne soit même pas ouvert.

En outre, dans le roman, il n'est pas rare de rencontrer des critiques qui n'ont pas lu le livre qu'ils louent ou qu'ils blâment. De la même manière, certains émettent un premier jugement sur un auteur, mais, pour de l'argent, ils sont capables de réécrire une critique, aux antipodes de ce qu'ils ont écrit auparavant : « Mes amis, foi d'honnête homme, je suis incapable d'écrire deux mots d'éloge sur ce livre... / - Tu auras encore cent francs, dit Merlin, Nathan t'aura déjà rapporté dix louis, sans compter un article que tu peux faire dans la revue de Finot, et qui te sera payé cent francs par Dauriat et cent francs par la Revue : total, vingt louis ! » (page 370).

Lukács écrit : « Balzac représente ce processus de la transformation en marchandise de la littérature dans toute son ampleur, dans sa totalité. » Après que les membres du Cénacle ont retravaillé son manuscrit, la formule que Lucien emploie pour les remercier révèle sa volonté de voir en son oeuvre une source de fortune : « vous avez changé mon billon en louis d'or » (page 334). Il compare également le travail de l'homme de lettres à celui d'un mineur qui extrait de l'or : « Le mineur a moins de peines à extraire l'or de la mine que nous n'en avons à arracher nos images aux entrailles de la plus ingrate des langues. » (page 138).

À l'époque de Balzac, la grande presse est une création toute récente, qui a pour corrélaire, l'édition de masse. C'est pourquoi, si cette invention pouvait nourrir des illusions au début du 19ème siècle, Balzac les dissipe selon un principe de démystification, qui incite les lecteurs, surtout ceux de cette époque, à perdre, en même temps que Lucien, leurs illusions.

 

 

CONCLUSION

 

En conclusion, nous pouvons dire que Balzac a réussi un véritable tour de force : faire une oeuvre romanesque avec des questions financières. Pourtant, d'après Théophile Gautier « ce remuement de capitaux, ce ruissellement d'or, ces calculs, ces chiffres, cette importance donnée à l'argent dans des oeuvres qu'on prenait encore pour de simples fictions romanesques et non pour de sérieuses peintures de la vie, étonnaient singulièrement les abonnés des cabinets de lecture ». Mais l'argent, et tout ce qui s'y rapporte, à savoir l'économie, qui est le fait de l'épargner, ou la dépense, qui est le fait de s'en débarasser, font partie intégrante de l'apprentissage des héros et le roman ne se concoit pas sans ces thèmes.

Toutes les situations sont en effet pensées, envisagées et analysées de telle sorte qu'elles aboutissent à un triste constat : on ne peut rien faire sans argent, pas même publier de la littérature, dans une société où la montée du capitalisme se fait sentir...

 

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