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Le jeu de l'amour et du hasard acte I scène 1

Publié le 12/06/2011

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amour

ACTE PREMIER, SCÈNE PREMIÈRE - SILVIA, LISETTE.  SILVIA  Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ? 

LISETTE  C'est que j'ai cru que dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de  tout le monde ; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie,  si vous en avez quelque joie ; moi je lui réponds qu'oui ; cela va tout de suite ; et il n'y a  peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai, le non n'est pas  naturel. 

SILVIA  Le non n'est pas naturel ; quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands  charmes pour vous ? 

LISETTE  Eh bien, c'est encore oui, par exemple. 

SILVIA  Taisez-vous, allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n'est pas à vous  à juger de mon coeur par le vôtre. 

LISETTE  Mon coeur est fait comme celui de tout le monde ; de quoi le vôtre s'avise-t-il de n'être  fait comme celui de personne ? 

SILVIA  Je vous dis que si elle osait, elle m'appellerait une originale. 

LISETTE  Si j'étais votre égale, nous verrions. 

SILVIA  Vous travaillez à me fâcher, Lisette. 

LISETTE  Ce n'est pas mon dessein ; mais dans le fond voyons, quel mal ai-je fait de dire à  Monsieur Orgon, que vous étiez bien aise d'être mariée ? 

SILVIA  Premièrement, c'est que tu n'as pas dit vrai, je ne m'ennuie pas d'être fille. 

LISETTE  Cela est encore tout neuf. 

SILVIA  C'est qu'il n'est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me  mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien. 

LISETTE  Quoi, vous n'épouserez pas celui qu'il vous destine ? 

SILVIA  Que sais-je ? Peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m'inquiète. 

LISETTE  On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde, qu'il est bien fait, aimable, de  bonne mine, qu'on ne peut pas avoir plus d'esprit, qu'on ne saurait être d'un meilleur  caractère ; que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux ? D'union  plus délicieuse ? 

SILVIA  Délicieuse ! Que tu es folle avec tes expressions ! 

LISETTE  Ma foi, Madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là, veuille se  marier dans les formes ; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût  en danger de l'épouser sans cérémonie ; aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour  l'amour, sociable et spirituel, voilà pour l'entretien de la société : pardi, tout en sera bon  dans cet homme-là, l'utile et l'agréable, tout s'y trouve. 

SILVIA  Oui dans le portrait que tu en fais, et on dit qu'il y ressemble, mais c'est un, on dit, et je  pourrais bien n'être pas de ce sentiment-là, moi ; il est bel homme, dit-on, et c'est  presque tant pis. 

LISETTE  Tant pis, tant pis, mais voilà une pensée bien hétéroclite ! 

SILVIA  C'est une pensée de très bon sens ; volontiers un bel homme est fat, je l'ai remarqué. 

LISETTE  Oh, il a tort d'être fat ; mais il a raison d'être beau. 

SILVIA  On ajoute qu'il est bien fait ; passe. 

LISETTE  Oui-da, cela est pardonnable. 

SILVIA  De beauté, et de bonne mine je l'en dispense, ce sont là des agréments superflus. 

LISETTE  Vertuchoux ! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire. 

SILVIA  Tu ne sais ce que tu dis ; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l'homme raisonnable,  qu'à l'aimable homme : en un mot, je ne lui demande qu'un bon caractère, et cela est plus  difficile à trouver qu'on ne pense ; on loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu  avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas ? Surtout quand ils ont de l'esprit, n'en ai-je  pas vu moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde ? C'est la  douceur, la raison, l'enjouement même, il n'y a pas jusqu'à leur physionomie qui ne soit  garante de toutes les bonnes qualités qu'on leur trouve. Monsieur un tel a l'air d'un galant  homme, d'un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d'Ergaste : aussi l'est-il,  répondait-on, je l'ai répondu moi-même, sa physionomie ne vous ment pas d'un mot ; oui,  fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d'heure  après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l'effroi de toute une  maison. Ergaste s'est marié, sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent  encore que ce visage-là, pendant qu'il promène partout ailleurs cette physionomie si  aimable que nous lui voyons, et qui n'est qu'un masque qu'il prend au sortir de chez lui. 

LISETTE  Quel fantasque avec ces deux visages ! 

SILVIA  N'est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien chez lui, c'est un homme qui  ne dit mot, qui ne rit, ni qui ne gronde ; c'est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa  femme ne la connaît point, n'a point de commerce avec elle, elle n'est mariée qu'avec  une figure qui sort d'un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de  froid et d'ennui tout ce qui l'environne ; n'est-ce pas là un mari bien amusant ? 

LISETTE  Je gèle au récit que vous m'en faites ; mais Tersandre, par exemple ? 

SILVIA  Oui, Tersandre ! Il venait l'autre jour de s'emporter contre sa femme, j'arrive, on  m'annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d'un air serein, dégagé,  vous auriez dit qu'il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux  riaient encore ; le fourbe ! Voilà ce que c'est que les hommes, qui est-ce qui croit que sa  femme est à lui ? Je la trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient  de pleurer, je la trouvai, comme je serai peut-être, voilà mon portrait à venir, je vais du  moins risquer d'en être une copie ; elle me fit pitié, Lisette : si j'allais te faire pitié aussi  : cela est terrible, qu'en dis-tu ? Songe à ce que c'est qu'un mari. 

LISETTE  Un mari ? C'est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode  avec tout le reste. 

Le jeu de l’amour et du hasard, Acte I scène 1, Marivaux.

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