Devoir de Philosophie

Le Libertinage Dans Les Laisons Dangereuses

Publié le 28/09/2010

Extrait du document

 

Les liaisons dangereuses provoque un succès scandaleux, lors de sa parution en 1782. Il a aussi été condamné quatre fois au XIXe siècle pour outrages aux bonnes mœurs. Le film de Frears, quand à lui, fut un succès public et critique. 

Le roman comporte trois intrigues qui se répondent : la vengeance de Merteuil qui passe par la dépravation de Cécile, le projet de séduction de la Présidente par Valmont, enfin la rivalité entre Mme de Merteuil et Valmont. C’est cette rivalité entre les deux libertins qui est le vrai principe dynamique du récit, puisque leurs rapports évoluent clairement d’une partie à l’autre et que le récit progresse en fonction des défis qu’ils se lancent. Nous étudierons donc pour commencer les deux libertins et les lieux stratégiques du libertinage, puis leurs deux armes de prédilection la lettre et la parole. Le libertinage est-il une solution pour vivre sans contraintes sociales et connaitre le sentiment amoureux ?

 

   La première séquence du film est constituée d’un montage alterné de 18 plans montrant le lever et l’habillage des deux libertins. Le visage de Glenn Close ouvre le film ; un effet d’attente est créé pour la révélation du visage de John Malkovich. Le montage alterné suggère la ressemblance entre les deux complices, nobles, autoritaires, vaniteux. La ressemblance est accentuée par les mouvements fluides de la caméra, qui glisse le long des vêtements pour évoquer l’idée d’un harnachement militaire (l’épée, le corset). Elle est créée aussi par les regards caméra des deux personnages qui achèvent la séquence. Il fait de cette opposition le centre d’intérêt dramatique du film. La sortie de champ de Valmont à la fin de la séquence d’habillage surprend par sa direction et sa vitesse et contraste avec l’avancée de Merteuil vers le centre du champ. Le film impose d’emblée l’idée d’une rivalité entre les deux libertins, au détriment de la complexité des autres personnages. Cet antagonisme est accentué par les critères de la beauté hollywoodienne, qui font des victimes de belles victimes, et des séducteurs des êtres plus mûrs et plus intelligents. Les costumes en revanche magnifient les libertins, aux dépens notamment du personnage de Cécile, ou de Mme de Tourvel.

   On retrouve dans le roman les lieux de plaisir des libertins, l’Opéra et les théâtres, les boudoirs, les petites maisons (lettres 47 ou 85). Le « cercle « ou le « grand théâtre « désignent sous la plume des libertins les salons où se font et défont les réputations (lettres 76 ou 99). Les libertins y accordent une grande importance lorsqu’ils font les récits de leurs victoires (lettres 71, 85, 125). La mise en scène du film traduit visuellement cette idée en suivant les déplacements de Valmont et, dans une moindre mesure, de la marquise, grâce à des mouvements de caméra parfois complexes. Les ellipses et la rapidité du montage confèrent à Valmont la capacité de surgir dans n’importe quel décor, comme à sa volonté – même dans le boudoir secret de la marquise. Les déplacements du personnage sont particulièrement imprévisibles, parfois chorégraphiés, lorsqu’il entraîne Mme de Tourvel. La rapidité du montage dans la séquence de la reddition de Mme de Tourvel souligne la vitesse et la brutalité de ses gestes. Dans la scène du parc où il suit Mme de Tourvel, Valmont occupe à l’arrière plan successivement les bords droit et gauche du champ, manifestant ainsi son emprise sur la Présidente, cadrée plein centre en plan rapproché. Un des principes essentiels de la mise en scène tout au long du film consiste à laisser Valmont déambuler dans le champ alors que les autres personnages sont assis. L’inversion de ce principe dans la scène où Valmont vient réclamer son dû à Mme de Merteuil manifeste de façon spectaculaire l’émergence de la violence entre les deux complices.

 

   La lettre est « douce à écrire « (lettre 81) parce qu’elle permet le plaisir de l’échange entre personnes de bonne compagnie – ce qui révèle en creux la vanité et l’ennui de l’univers que découvre Cécile au début du roman. La lettre plaît bien sûr à celui qui la reçoit, mais aussi à celui qui l’écrit, car elle lui permet, plus facilement que l’art de la conversation, de se montrer plus brillant par l’esprit, les pensées et le style. Orgueil, intelligence, ironie et humour composent les premières lettres des deux libertins. Mais les lettres sont aussi « dangereuses « (lettre 81), en ce qu’elles peuvent constituer des preuves lettres 81 et 105) à travers ce que son auteur y livre de ses secrets volontairement ou involontairement. Ainsi Valmont, malgré tout son talent d’écrivain, est-il pris lui-même au piège des mots, et révèle-t-il à son insu à la marquise son amour pour Mme de Tourvel lettres 127 et 134). L’écriture n’agit pas seulement sur le destinataire, mais aussi sur l’auteur. Valmont le sait, puisqu’en obligeant Mme de Tourvel à lui répondre, en favorisant la correspondance entre Danceny et Cécile, il les contraint à donner à leur amour une existence et une forme. Mais il ne voit pas, malgré les mises en garde de Mme de Merteuil, le même piège se refermer sur lui.

   L’échange épistolaire n’est conservé dans le film que dans sa forme pervertie. Jamais la lettre n’apparaît comme source de plaisir. Elle est un instrument de cruauté, de trahison, de dépravation. La lettre du générique évoque une lettre de menaces ; celle que Merteuil demande à Valmont doit servir de preuve de la chute de Mme de Tourvel ; les lettres que Valmont obtient de Julie le convainquent de se venger de Mme de Volanges ; le billet et les lettres que Danceny glisse à Cécile sont interdits ; les lettres sont écrites sur le corps des amants, dans des lits, ou lues après l’amour. Ce sont les lettres, enfin, qui précipitent la fin des deux libertins. Christopher Hampton et Stephen Frears n’ont gardé de l’échange épistolaire que sa forme scandaleuse, par laquelle, bien sûr, le roman a acquis son succès.   

   Dès la lettre 33, Merteuil reproche à Valmont de s’être « laissé aller à écrire «. En effet, le talent de comédien des libertins, leur maîtrise du geste et du regard, leur connaissance des autres, apparaissent comme les armes les plus efficaces pour créer « l’ivresse de l’amour « (lettre 33). Mme de Merteuil elle-même donne plusieurs démonstrations de ce pouvoir de la parole, qu’elle exerce sur Prévan (lettre 85), mais aussi par deux fois sur Cécile (lettre 54 : « et moi, simple femme, [...] j’ai monté sa tête au point... Enfin vous pouvez m’en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d’une surprise des sens «, et lettre 63). Valmont lui aussi sait user de ses talents de comédien pour surprendre Cécile ou troubler Mme de Tourvel. Mais il ne recherche pas auprès de la Présidente la « surprise des sens «. Il répond ainsi à Mme de Merteuil : « Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu’écrire ; voilà, je crois, toute votre lettre. Eh mais ! Ce sont les plus simples éléments de l’art de séduire « (lettre 34). En refusant d’aller vite, en avouant même « goûter au plaisir « de ces « lenteurs prétendues « (lettre 96), Valmont laisse à la passion le temps de s’exprimer (« Il n’est plus pour moi de bonheur, de repos, que par la possession de cette femme que je hais et que j’aime avec une égale fureur «, lettre 100) et de se développer.

 

 

   Le projet de mariage arrangé de Cécile sur lequel s’ouvre le roman introduit le lecteur dans  un univers où la société prend en charge le sentiment amoureux pour le mêler à des questions d’honneur, d’argent, de réputation. La métaphore de la guerre pour désigner les relations entre hommes et femmes traduit la violence exercée par la société sur la vie amoureuse, décrite avec précision par Mme de Merteuil dans la lettre 81. Le libertinage apparaît alors comme une réponse paradoxale à la censure exercée par « le monde « sur le sentiment amoureux, en permettant au moins l’accès au plaisir, au mieux la naissance d’un sentiment vrai. C’est ainsi que Mme de Merteuil permet d’abord à Cécile et Danceny de vivre leur amour, et que le libertin Valmont et la prude Mme de Tourvel découvrent la passion. Dans l’adaptation de Frears, les premières minutes du film suffisent pour plonger le spectateur dans un monde de contraintes, qui s’exercent à l’égard du corps (l’habillage), de la jeunesse et de la beauté (la sortie de Cécile du couvent multiplie les motifs du grillage, de l’enfermement), et de toute forme de sincérité à l’égard d’autrui (le dialogue explicite l’hypocrisie de Mme de Volanges et de la société). Le libertinage est le seul divertissement qui semble permis aux personnages ; mais il porte en lui le danger de la lassitude, comme le prouve l’évolution de l’intrigue entre Mme de Merteuil et Belleroche, ou entre Valmont et Cécile (lettre 110). Seul l’amour paraît capable d’occuper le temps des personnages : Cécile et Danceny découvrent le plaisir même dans l’absence de l’être aimé (lettre 55), et Valmont retrouve auprès de Mme de Tourvel le plaisir le même type de l’attente (lettre 57). Le film réussit à décrire un univers d’ennui, par la répétition des situations (le boudoir de Mme de Merteuil, l’Opéra...), par l’utilisation de décors clos, la mise en scène de femmes assises dont les déplacements impatients de Malkovich soulignent en creux l’immobilité.

 

Liens utiles