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Le Lion malade et le Renard.

Publié le 12/09/2006

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Publié en 1668, le Livre VI  des Fables de La Fontaine reprend plusieurs sujets du poète grec Esope, et notamment celui du Lion malade et du Renard. Ce sont là des personnages familiers du monde des apologues, chaque fois qu’il s’agit de représenter plus ou moins le souverain et ses courtisans. Le lecteur les retrouve par exemple au Livre VII dans Les Animaux malades de la peste.  Quelle est « l’âme « de cet apologue, évoqué un siècle plus tôt par Etienne de La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire ? C’est ce que nous nous demanderons après avoir analysé l’art du récit dont La Fontaine fait preuve dans ce sujet imité des Anciens.

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La fable est nettement divisée en deux parties : la première est consacrée à l’édit royal, mis en valeur dès le premier vers par les mots convenus « De par le roi «, quatre monosyllabes éclatants. On croit entendre le roulement de tambour du messager qui proclame la volonté royale dans les rues et sur les places publiques. La majesté du Lion est affirmée d’emblée, dès le premier vers, ainsi que sa primauté sur les autres animaux : « De par le Roi des animaux «. Le deuxième vers, lui, introduit immédiatement deux mots inquiétants : d’une part le mot « antre «, qui désigne un lieu profond, caverneux, mystérieux, associé à des fauves ou à des serpents, n’a rien de très rassurant ; d’autre part l’adjectif « malade « place la royauté sous le signe d’un dérèglement, d’un trouble, d’un déséquilibre. C’est donc pour rassurer ses « vassaux «, mot dont l’emploi réaffirme les relations de domination-obéissance, que le « passe-port « royal promet une protection contre « la dent « et « la griffe «. Force est de constater justement que ce sont ces attributs pointus, dangereux, violents, menaçants, que l’édit met en lumière ; et l’on remarque enfin que la promesse affichée de bien traiter les Députés est publiée de manière impersonnelle (« fut fait savoir «) tandis que la « parole « donnée, « Foi de Lion «, n’est précisément pas donnée spontanément, directement, mais seulement « très bien écrite «, ce qui laisse craindre un calcul, une dissimulation. D’ailleurs si le Lion éprouve tellement le besoin de rassurer ses sujets, c’est bien que ses intentions ne sont pas claires ! Ainsi, tout dans cette première partie consacrée à l’édit royal, fait naître une inquiétude, et dramatise la situation. 

Pourtant les deux vers qui assurent la transition avec la deuxième partie ne montrent qu’une obéissance aveugle des sujets  à l’autorité royale incontestable. Ce sont deux vers narratifs, deux octosyllabes à rime plate, dont la brièveté souligne surtout l’efficacité du pouvoir : 

« L’édit du prince s’exécute.

De chaque espèce on lui députe.«

L’utilisation de la tournure pronominale « s’exécute « montre que la mécanique du pouvoir est bien huilée et fonctionne automatiquement, d’elle-même. Quant au  pronom indéfini « on « dans le deuxième vers il montre des sujets anonymes, sans personnalité, s’empressant d’obéir, sans exception, toutes « espèces « confondues, à l’ordre formulé, et sans aucune réflexion ni a priori ni, semble-t-il, a posteriori. Car il faut surtout remarquer que ce récit lapidaire reste volontairement mystérieux et évasif : qu’advient-il de tous ces députés, on n’en sait rien. Ils sont manifestement livrés à la « discrétion « du Lion, qui ne rend pas compte de ses actes, et à qui l’on ne demande rien. C’est donc par leur aspect très elliptique que ces deux vers sont remarquables, l’art de La Fontaine étant ici de passer l’esssentiel sous silence…

La dernière partie de la fable est dévolue au discours du représentant des renards. C’est un discours rapporté au style direct, contrairement à l’édit du Lion, de sorte que l’image du renard pourrait paraître un peu inhabituelle, par rapport au courtisan hypocrite qu’il représente souvent : il est ici plutôt franc, s’engage à la première personne, d’abord du pluriel (« nous  met en méfiance«) puis du singulier (« je le crois, je vois… «). Mais cette franchise ne va pas sans habileté, et c’est l’autre qualité habituelle du renard : A rusé, rusé et demi… De tous les animaux, il est le seul à « raisonner « dans cette fable («L’un d’eux en dit cette raison «), à se méfier de ce qu’il voit et surtout de ce qu’il ne voit pas ! « Je vois fort bien comme l’on entre/Et ne vois pas comme on en sort. « La prudence de ce renard s’accompagne d’un mélange de civilité et d’ironie légère qui fait tout le prix de cette petite comédie : le refus de se rendre à l’invitation du lion est empreint de gravité; la justification est longue et un peu alambiquée dans la forme  (c’est une circonlocution de quatre vers, dont deux alexandrins, les deux seuls de la fable, pour le reste entièrement écrite en octosyllabes); le respect marque encore la formule « Que Sa Majesté nous dispense «. Puis comme si le naturel facétieux ou irrévérencieux du renard reprenait le dessus, le ton devient plus désinvolte : « Grand merci de son passe-port… /Je le crois bon…«, et l’argumentation qui justifiait le refus est reprise avec vivacité dans les deux derniers vers. Notons que le dernier vers est composé presque exclusivement de monosyllabes : ces petits mots légers ne pourraient-ils pas évoquer ici la fuite rapide du renard, le dernier mot de l’apologue étant le verbe « sortir « ? Tel est en tout cas le dénouement que le lecteur est forcé d’imaginer puisque La Fontaine lui-même ne nous en dit pas plus… 

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Sur la « moralité « de sa fable La Fontaine n’est d’ailleurs pas beaucoup plus explicite : il semble nous laisser le soin d’analyser la portée de son récit. Sans vouloir lui prêter des audaces qu’il n’avait peut-être pas, nous pouvons bien lire ce récit d’abord comme une critique du pouvoir. Dans les années 1660 s’installe progressivement en France la monarchie absolue. On sait aussi que Louis XIV s’est efforcé peu à peu de rassembler à la Cour nombre d’aristocrates qu’il contrôlait ainsi plus facilement. Peut-être sous couvert d’un emprunt à Esope La Fontaine se risque-t-il à quelque critique politique précise, peut-être plus modestement à une réflexion sur le pouvoir en général. Celui-ci en tout cas apparaît sous un jour peu flatteur : comme nous l’avons montré plus haut il est associé à la violence, la rapacité, la maladie, la fausseté (par les mots « dent «, « griffe «, « malade «) ; il a son siège dans un « antre «, plus loin une « tanière «, lieux inquiétants et mystérieux, propres à cacher des malfaiteurs ; on ne sait trop si la maladie du Lion est réelle ou feinte, comme elle l’est chez Esope, mais de toute évidence le renard met en lumière un piège, qui se referme sur tous les visiteurs « tous, sans exception « est-il précisé. Le lecteur trouvera dans le Livre VII des Fables du même auteur des portraits de Lion tyrannique et des antres empestés, notamment dans La Cour du Lion. Sans doute cette fable-ci  est-elle  déjà de la même veine.

Cependant La Fontaine ne fait après tout que reprendre un thème donné par Esope, souvent évoqué dans l’antiquité gréco-romaine et traduit encore par Nevelet au début du XVIIème siècle. Selon Esope cette fable montre seulement que « les hommes judicieux prévoient à certains indices les dangers, et les évitent «. On voit qu’à l’origine la moralité de cet apologue se rapporte davantage à la prudence du renard qu’à la tyrannie du monarque. Mais comme il est évoqué par Etienne de La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire notre lecture et notre interprétation sont évidemment influencées. Nous observons d’ailleurs précisément dans ce récit ce que dénonçait La Boétie dans son discours : une obéissance passive des sujets qui se jettent dans la gueule du Lion sans réfléchir, sans songer même à résister. Les deux vers de transition sont à cet égard très étonnants : « L’édit du Prince s’exécute : /De  chaque espèce on lui députe «… On dirait que l’habitude de l’obéissance a annihilé tout esprit critique chez les sujets. Ils pourraient tous se rendre compte de ce que remarque le renard, à savoir que nul ne revient de la tanière du tyran. Mais ce ne sont plus des sujets « judicieux «. La servitude a éteint leur capacité de jugement. 

Il va de soi que ce tyran, ce roi malade, a aboli aussi toute possibilité de confiance, et par conséquent d’amitié,  autour de lui. Il ne peut attirer ses sujets qu’avec de fausses promesses, « une foi de Lion très bien écrite «, mais très peu crédible… « N’est-il pas déplorable « demande La Boétie, « que malgré tant d’exemples éclatants, sachant le danger si présent, personne ne veuille tirer leçon des misères d’autrui et que tant de gens s’approchent encore si volontiers des tyrans ? « Bien entendu on ne saurait prêter à La Fontaine une réflexion aussi grave et aussi véhémente sur les mécanismes et les dérèglements du pouvoir, mais cette réflexion est pourtant en germe dans la petite comédie qui nous est jouée… C’est au lecteur, s’il le veut, d’aller plus loin.

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« Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être « écrit La Fontaine au début du Livre VI d’où est tiré Le Lion malade et le Renard. Il faut souvent en effet lire entre les lignes pour découvrir derrière un récit en apparence anodin les éléments d’une argumentation plus sérieuse. C’est bien le cas de cette fable en particulier : elle ne propose en apparence qu’une anecdote assez banale et rebattue, mais on peut finir par lui faire dire bien davantage. Autre chose en tout cas que le modèle dont La Fontaine s’est inspiré et dont voici le texte :

LE LION VIEILLI ET LE RENARD

Un lion devenu vieux, et dès lors incapable de se procurer de la nourriture par la force, jugea qu’il fallait le faire par adresse. Il se rendit donc dans une caverne et s’y coucha, contrefaisant le malade ; et ainsi, quand les animaux vinrent le visiter, il les saisit et les dévora. Or beaucoup avaient déjà péri, quand le renard, ayant deviné son artifice, se présenta, et s’arrêtant à distance de la caverne, s’informa comment il allait. « Mal «, dit le lion, qui lui demanda pourquoi il n’entrait pas. « Moi, dit le renard, je serais entré, si je ne voyais beaucoup de traces d’animaux qui entrent, mais d’animal qui sorte, aucune. «

 Ainsi les hommes judicieux prévoient à certains indices les dangers, et les évitent.               ESOPE

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