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Le rejet

Publié le 16/09/2006

Extrait du document

 

En versification, on appelle «rejet« ou «enjambement« le fait de ne pas arrêter une phrase à la fin d'un vers, mais de l'achever par un mot ou deux au début du vers suivant. Un exemple fameux de rejet est ce vers de Victor Hugo dans les premiers mots de Hernani, vers qui scandalisa les spectateurs épris de classicisme :

«Serait-ce déjà lui? C'est bien à l'escalier Dérobé. Vite, ouvrons.«

Le rejet est en général d'autant plus fort que le mot rejeté est bref, sans que cela constitue pourtant une règle. Il est d'autant mieux perçu que le mot rejeté est indispensable à la compréhension ou à la correction de la phrase. Il permet de mettre un mot en relief, de lui donner une intensité particulière.

On peut ainsi créer un effet de surprise, ou insister sur une idée importante. Ainsi, dans « Le Dormeur du val «, de Rimbaud :

« Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort; «

Mais le rejet, par la cassure qu'il introduit naturellement dans la phrase, permet aussi de créer une impression de mouvement. Par exemple, le début de «Demain, dès l'aube...« de Hugo :

«Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, Je partirai.«

Les deux effets, mise en relief du mot et mouvement, peuvent d'ailleurs se combiner. Par exemple, dans son poème intitulé « Les Aveugles«, Baudelaire emploie un rejet pour souligner le mot «ciel «, qui prendra plus loin une signification spirituelle; mais ce rejet traduit aussi le mouvement de menton des aveugles, qui marchent la tête relevée :

«Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie, Comme s'ils regardaient au loin, restent levés Au ciel,«

 

« (vers 3, 14, 15 ou 18), qui traduisent la véhémence du ton.

Elles apparaissent également dans les concessions queHugo paraît faire aux objections de son auditoire (« ou, si vous l'aimez mieux », au vers 8), et dans la façon insistante dont il introduit son récit («Écoutez bien ceci », au vers 5). Enfin elles se révèlent dans les exagérations auxquelles recourt Victor Hugo pour renforcer son propos : « la haineet le deuil », déjà soulignés, mais aussi le luxe de précautions qu'il accumule comme à plaisir pour en démontrerl'inutilité (vers 5 à 8), les « trente pieds sous terre », et la description endiablée qui compose la dernière partie dupoème.

Exagération aussi, peut-être, cet « ennemi mortel » qui frappe l'imagination, le poème s'achevant ainsi surun ton lourd de menaces informulées. Par cette véhémence, ce ton pressant, cette volonté de convaincre, Hugo donne le sentiment de répondre à uneurgence.

Car il sait la jeunesse insouciante, capable de « perdre un mot en passant » (cf.

le second vers) sans yattacher d'importance.

Parlant avec l'expérience que lui confère un âge avancé, il s'empresse donc d'avertir sesjeunes lecteurs avant que ceux-ci n'aient commis une imprudence fatale. Mais Victor Hugo ne serait pas l'un des maîtres de la langue française s'il se contentait, pour convaincre son public,d'un ton pressant et alarmé.

Une analyse détaillée de l'oeuvre nous montre qu'elle est en réalité structurée, defaçon très précise, pour guider le lecteur et emporter sa conviction. La première partie du poème, depuis l'apostrophe « Jeunes gens » jusqu'à l'invitation « Écoutez bien ceci », met enplace une démonstration.

Attirant d'emblée l'attention du lecteur ou de l'auditeur, elle annonce la thèse àdémontrer (le danger représenté par un mot médisant), et devance une objection imaginaire (« ne m'objectez pas[..] »).

Cette objection, qu'il se fait lui-même au quatrième vers, le poète va avoir beau jeu de la réfuter...

Cefaisant, il entraîne le lecteur dans sa propre logique et interdit toute autre objection que celle qu'il a lui-mêmeénoncée. Ayant ainsi attiré l'attention et la réflexion du lecteur dans la direction qui lui convient, Hugo peut commencer sadémonstration.

Pour marquer ce début, il prend un ton de confidence (« Écoutez bien ceci ») et, par l'interruptionde la ligne au milieu du vers, fait sentir fortement un changement de registre. Poète avant tout, Victor Hugo sait en effet que pour convaincre il vaut mieux frapper l'imagination que s'adresser àla raison.

Aussi choisit-il de tracer un tableau, le plus frappant possible, de la façon dont un mot s'échappe malgrétoutes les précautions prises. Reprenant la structure de l'objection qu'il a lui-même formulée au vers 4, il décrit successivement une confidenceà un ami discret (ce qui correspond à « vos amis sont sûrs ») puis un mot prononcé dans un lieu dissimulé(correspondant à « vous parlez bas »).

Ce faisant, Victor Hugo accumule comme à plaisir les précautions : « Tête-à-tête », « Portes closes », « à l'oreille », « Dans le fond d'une cave »...

On croirait un prestidigitateur entassantcordes et chaînes sur la malle dont il va faire disparaître l'occupant.

Peut-être le poète met-il d'ailleurs unecertaine malice dans cette description, comme le suggère l'image de la cave « à trente pieds sous terre » quisemble traduire au sens propre l'expression « parler bas ». Vient ensuite la description du mot, de la parole imprudente qui « s'échappe » et « court » dénoncer son auteur.Utilisant toutes les ressources du rythme et de la versification, Victor Hugo dessine là un tableau extraordinaire devivacité et de réalisme, dans lequel la fantaisie reste pourtant toujours présente, grâce à un souci presquecaricatural de la précision (cf.

les vers 16-17 ou le vers 24).

On voit littéralement le « mot désagréable », sorte delutin maléfique animé d'une vie propre, courir jusqu'aux oreilles de celui qu'il concerne.

Pris par le mouvement, lelecteur abandonne alors tout esprit critique et se laisse emporter par l'éloquence hugolienne. Car en fait, cet argument ne tient que par sa force suggestive : il n'a guère de valeur « raisonnable ».

Tout l'artde Victor Hugo (et nous y reviendrons) tend ici à rendre son propos indiscutable en en faisant une histoirepalpitante.

Procédé captieux, sans doute, mais remarquablement efficace ; d'autant que Hugo n'oublie pas, par les« vous » qui scandent sa description, de maintenir l'implication de l'auditeur ou du lecteur. Dans ces conditions, le derniers vers acquiert une force remarquable.

Le «Et c'est fait», dont la brièveté contrastefortement avec la description longue et précipitée qui précède, introduit une impression de fatalité, d'irrémédiable.Le constat final, fait sur un ton objectif (« Vous avez »), semble prendre acte d'un fait indiscutable.

Les mots «ennemi mortel », faisant écho à l'expression « la haine et le deuil » du vers 3, apparaissent ainsi comme le résultat inéluctable d'un processus parfaitement logique.

La thèse soutenue auxvers 2-3 est démontrée... Or cette logique n'est qu'apparente et Hugo n'a rien démontré du tout.

Même si l'on admet qu'une médisancepuisse se propager à toute vitesse (ce que le poète se contente d'illustrer, de façon magistrale), cela ne prouvepas qu'une médisance suffit à créer un « ennemi mortel ».

L'individu pourrait aussi bien en rire, ou chercher le dialogue...

Et pourtant, à la fin du poème, nous sommes d'accord avec Hugo ; il faut une analyse attentive pourdécouvrir les failles de son discours.. »

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