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Le rival de Gorbatchev

Publié le 22/02/2012

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gorbatchev
20 juillet 1991 - Boris Eltsine tel qu'en lui-même, costume bleu sombre, chemise blanche et cravate bordeaux, assis sur un tronc d'arbre dans la clairière ensoleillée d'une forêt de bouleaux. Le paysage est russe à souhait, et Boris Nikolaevitch, pour les besoins d'un film qui lui est consacré, répond aux questions d'une voix off. La journaliste lui fait remarquer que les gens de son signe ( Verseau) " n'aiment pas qu'on fasse pression sur eux ". " Montrez ça à Gorbatchev ! ", rétorque Eltsine avec un rictus mi-moqueur mi-vindicatif sur le visage. Dans le cinéma où l'on projette ce film, Boris ou les caprices du destin, les spectateurs sont aux anges. On se tord de rire à la vue d'images d'archives montrant Brejnev remettant inlassablement des décorations à des brochettes de vieillards-et l'on rit plus encore lorsque, parmi les lauréats honorés de l'accolade brejnévienne, figure Mikhaïl Gorbatchev. On voit encore la maman de Boris tirer l'eau du puits de son jardin- " Ryjkov, il a neuf domestiques dans sa datcha ", se scandalise notre voisine,-puis Boris Eltsine faire mine de partir à pied vers le trolleybus, dédaignant le parc des Volga noires qui attendent ses congénères. Le public, ravi, pense avoir trouvé le nouveau sauveur de la Russie. Les ficelles sont grosses, mais nous sommes en Union soviétique, au degré quasi zéro de la culture démocratique. Et le président russe a montré pendant sa campagne son énorme supériorité sur les politiciens communistes classiques : le sens du contact et la spontanéité. Toujours bien habillé, à l'occidentale, il " tombe la veste " dès que les circonstances le permettent : il sait parler à une foule sans l'endormir ni lui faire la morale, il sait se montrer chaleureux ou humain. Cet ancien apparatchik a été baptisé, et il se montre volontiers désormais en compagnie d'ecclésiastiques. La question des privilèges lui est souvent posée, d'autant que c'est par là qu'il a commencé à se rendre populaire. A peine nommé à la tête du parti à Moscou, à la fin de 1985, il prenait le métro et faisait la queue " comme tout le monde " au fameux magasin Eliseev de la rue Gorki-avant d'en chasser le directeur pour corruption. Autres points faibles, qui lui valent des critiques de divers côtés : l'ordre qu'il a donné ( mais sur instruction du politburo brejnévien) de détruire à Sverdlovsk la maison Ipatiev, celle où le tsar Nicolas II a été assassiné en 1918 avec toute sa famille. Ou encore l'audience qu'il a accordée en mai 1987 aux représentants de l'association ultra-chauvine Pamiat, qui venaient de manifester à Moscou. Mais ce sont surtout ses divers et un peu trop fréquents accidents de santé ( et aussi de voiture ou d'avion) qui ont semé le doute, d'autant qu'ils ont été complaisamment rapportés-et parfois provoqués-par le KGB. On l'a vu passablement éméché pendant sa visite dans le Kouzbass ce printemps. Dans un cas seulement, le président russe avoue avoir été malade : pendant et après les divers plénums de 1987, lorsque l'appareil du PC décida de lui infliger une " punition " qui allait marquer à la fois sa seconde naissance politique et le début du déclin du parti lui-même. Quel péché avait donc commis cet apparatchik apparemment sans histoire, ce 21 octobre 1987, devant ses pairs du comité central ? Rien de bien grave si l'on veut bien relire les textes-tous publiés aujourd'hui-à la lumière des débats actuels. Mais, à l'époque, c'est déjà une incongruité que de faire un discours non programmé, de troubler la belle harmonie de rigueur pour les fêtes du soixante-dixième anniversaire de la révolution ( et, ici, Boris Eltsine viole une promesse faite à Mikhaïl Gorbatchev, qu'il a saisi dès le mois de septembre de ses griefs, mais qui lui a demandé de les rentrer jusqu'en novembre). Mais ces griefs bien anodins n'en sont pas moins prophétiques. Qui dira aujourd'hui que Boris Eltsine avait tort de demander, comme il le fit ce jour-là, plus de prudence dans la fixation du calendrier de la perestroïka, d'avertir que la situation ne serait pas améliorée dans deux ans, contrairement aux promesses du sommet ? Boris Eltsine se permet aussi de critiquer Egor Ligatchev, grand patron du secrétariat à l'époque, dont il n'aime pas le " style de travail ". Plus grave encore, il s'inquiète de " la glorification croissante du secrétaire général " à laquelle se livrent " certains membres du bureau politique "... Aussitôt, Egor Ligatchev et pas moins de vingt-six autres orateurs se succèdent à la tribune pour condamner l'hérétique. Mais le pire est à venir, avec la session du comité de Moscou, convoquée le mois suivant. " De ma vie je n'avais vu autant de salauds réunis en une seule fois. " De fait, tout le monde lui tombe dessus, depuis les secrétaires d'arrondissement qu'il a bousculés ( vingt-trois sur trente-trois ont été limogés en dix-huit mois, et l'un d'eux s'est même suicidé) jusqu'à Mikhaïl Gorbatchev lui-même, qui parle de " vanité démesurée ", de discours " pseudo-révolutionnaire ", de " comportement irresponsable et immoral ". Une irrésistible remontée Boris Eltsine a encore pendant quelque temps les réflexes du " bon communiste ". Il se dit " d'accord avec la critique ", va jusqu'à admettre qu'il a été travaillé par son " ambition ", rend hommage au secrétaire général, " dont l'autorité est si grande dans notre pays et dans le monde ". En juillet 1988 encore, lors de la conférence du parti, il demande humblement sa " réhabilitation ", qui lui est refusée. Mais déjà son discours, dans lequel il dénonce vigoureusement les privilèges de l'appareil, est applaudi dans toute l'Union soviétique. Boris Eltsine constate dès lors que, plus on l'attaque, mieux il se porte. Les élections qui se préparent pour le Congrès des députés en mars ne seront encore que semi-libres, mais elles vont lui permettre de faire une rentrée fracassante. Elu triomphalement à Moscou face au directeur des usines ZIL soutenu par l'appareil, il commence une remontée irrésistible face à Mikhaïl Gorbatchev le mal élu. Ce dernier s'est fait désigner trois fois chef de l'Etat par un Parlement à moitié docile, mais Boris Eltsine, lui, en est à sa troisième consécration devant le corps électoral en trois ans. Au total, Boris Eltsine appartient à une nouvelle race d'hommes politiques du post-communisme que l'Occident a beaucoup de mal à comprendre. Des diplomates et intellectuels étrangers disent et diront de lui qu'il est " primaire ", " populiste ", comme on le dit de Lech Walesa en Pologne. De fait, et le passé communiste mis à part, il y a du Walesa dans cet homme-là, dans le don qu'il a de communiquer avec un peuple aussi désorienté aujourd'hui qu'il était méprisé auparavant. Un don que Mikhaïl Gorbatchev, en dépit de tous ses efforts, n'a jamais eu à ce degré, et qui est plus que jamais nécessaire à l'heure des grands sacrifices. SYLVIE KAUFFMANN, MICHEL TATU Le Monde du 14 juin 1991

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