Devoir de Philosophie

Le Voyage, le Monde, et la Bibliothèque

Publié le 09/02/2011

Extrait du document

Emilie Fairier M1

 

 

 

Le récit de Voyage moderne

 

 

 

Le Voyage, le monde, et la bibliothèque,

C. Montalbetti

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Voyage, le monde et la bibliothèque est un ouvrage de Christine Montalbetti, maître de conférences en littérature française à l'université Paris VIII. Paru aux éditions PUF en 1998, il cible les principales apories que rencontre l’écriture référentielle, et y propose des solutions.

L’essence même de l’écriture référentielle est de consigner un objet qui existe indépendamment d’elle. Elle est en cela une structure de confrontation. Alors que Searle évoquait une certaine étanchéité de la fiction et du monde, la confrontation tente de mettre en péril l’intransitivité globale des énoncés de fiction, ainsi que la construction de l’objet par le texte. On arrive donc au constat d’une opposition entre l’autonomie de l’objet préexistant et le langage, c’est-à-dire plus largement à l’observation d’un conflit entre écriture et hétéronomie du réel. En effet, l’écriture manifestant clairement une incompétence à saisir le réel se verrait secourue par l’aide certains « filtres » constitués de représentations et de la mémoire de la bibliothèque. Néanmoins, lesdits « filtres » ne seraient pas sans menaces de déformation : ils feraient bien au contraire courir le risque de parasiter l’immédiateté de la relation. Se présentent dès lors trois types de difficultés dans ce cadre de l’écriture référentielle : premièrement l’hétérogénéité polymorphe des moyens et de l’objet amenant au mutisme, mais également l’altération dans le discours de son objet (altération due à des représentations préalable), et enfin une impossibilité représentée dans les moments de réflexion du texte. Ces apories son toujours mises en scène, qu’elles le soient par l’intermédiaire d’un métadiscours et discours sur l’impossibilité, ou par la mise en place de techniques de détournement. S’offrent donc deux hypothèses : l’exhibition de ce mouvement dialectique constitue-t-il une dynamique de l’écriture en tant qu’il mettrait en scène l’opération de faire passer l’indicible du monde d’une résistance objective à un motif textuel (figure) ? Le relevé du contenu des apories formulées par le texte peut-il permettre de constituer un système du genre ?

Cette problématique ambitieuse est celle de C.Montalbetti, et nous y répondront à travers la synthèse de son ouvrage. Notre plan se calquera sur le sien, afin de rendre compte de son dynamisme. Si certaines parties se voient moins développées que d’autres, c’est en raison de leur moins grande pertinence ou du moins de leur degré de difficulté bien moins élevé.

 

  1. Les apories de l’hétérogène.

Le désordre de l’expérience du récit de Voyage ainsi que sa nature exotique entrainent différentes caractéristiques définitionnelles de l’objet, qui entrent en confrontation avec le niveau de formulation et aboutissent ainsi à un constat d’indicibilité.

  1. L’hétérogénéité du langage et du monde

Les structures globales du langage s’opposent aux structures globales de l’objet : les formes discursives sont impropres à saisir l’expérience qui sollicite un sens étranger au discours1. En même temps que le voyageur découvre des paysages, il découvre l’inadéquation des outils du langage. L’argument de l’indicible ne deviendrait-il pas alors un geste rhétorique pour valoriser l’objet ? La posture de l’énonciation y est en tout cas sérieusement engagée. On retrouve ici les tenants du débat sophiste. En effet, le rapport entre parole et monde extérieur est envisagé comme une complexe relation d’inclusion-exclusion : la parole se situe dans le monde où elle s’énonce, et en même temps s’évacue comme objet intenable. La théorie sophiste est en effet une réflexion très radicale sur le statut du discours. Chez Gorgias, le sujet traité est mis en abyme, traduisant par la même occasion l’impossibilité de traduire un énoncé référentiel au travers de sa structure même. Les figures de style insistent d’ailleurs sur cette étanchéité du langage au monde : le travail horizontal (échos internes, structurels, sonores, et rythmiques) est à mettre en opposition avec le vertical (le réel). Le temps apparaît également comme une notion importante : son aspect discontinu (série d’instants) altère la cohérence et la lisibilité : la parole se disperse en divers segments hétérogènes qui ne valent que pendant le temps de la lecture, et jusqu’au segment suivant. Cette discontinuité de la parole est donc à opposer à l’idée de lecture globale. La parole du sophiste défend la mise en place de dispositifs qui autonomisent et interdisent toute lecture stabilisante en vu d’un sens unique, dans le but de préserver l’étanchéité radicale du discours au monde. Néanmoins, la pensée de choses non-existantes rend-elle pour autant l’existence non-pensée ? Faut-il prôner une généralisation du principe de fiction ?

L’écriture référentielle se heurte à ce problème de différence entre le langage et le monde : « le dire n’est pas la chose ; le dire ne dit pas la chose ; on ne dit jamais que du dire »2. Cette phrase de C. Montalbetti a l’avantage de surligner la disqualification globale ou non de la séquence descriptive (autotélisme ?). Le texte référentiel demeure avant tout préoccupé par la chose à dire, contrairement à la parole sophistique qui revendique son autonomie et ne tient qu’un discours sur le statut même de la parole. La visée du texte référentiel sera donc de déconstruire la vision offrant toute relation référentielle comme impertinente, tandis que la parole sophistique s’essayera à construire cette même relation référentielle comme impertinente, et ce jusqu’à la recension de ses contrariétés.

Concernant l’objet visuel, il devient lieu stratégique de la démonstration : les sophistes souhaiteraient profiter de l’hétérogénéité a priori pour saper les prétentions épistémologiques du langage, tandis que le voyageur (producteur de l‘écriture référentielle) s’efforce de rendre compte des caractères visuel, empirique, et anecdotique. S’opposent donc disqualification globale du langage à rendre compte du visible comme structure exemplaire du réel d’une part (sophistes), et épreuve ponctuelle de l’incapacité structurelle du langage à rendre compte de tel objet caractérisé comme visuel d’autre part (voyageurs).

Chez le voyageur, l’objet virtuel (caractérisé par sa souplesse, sa complexité, et son évolution active) doit se construire dans le regard de celui qui le lit, ce qui peut entraîner certaines variances, mais le texte n’est pas pour autant en péril. Chez le sophiste, cette même variabilité compromet le fonctionnement même du langage, et déjoue tout schéma de communication : le discours descriptif ne fait que produire d’autres objets. En contexte fictionnel, la disjonction est acquise, et le travail de la représentation intérieure est valorisé : la représentation est alors subjective, propre à chacun. Les lacunes de l’énoncé descriptif sont comblées naturellement, transformation et réappropriation sont également monnaie courante. En contexte référentiel, ces mêmes opérations sont bien plus compliquées : si la représentation intérieure est différente du référent au sujet duquel l’énoncé prétendait se constituer, l’énonciation référentielle se trouve compromise car il n’y a plus aucune efficacité communicationnelle.

On peut dès à présent reformuler le postulat de l’indicible depuis le pôle de la réception de l’énoncé. Le voyageur déplace le « comment dire » en « comment voir ». Si la forme est indicible, c’est en deux points au niveau communicationnel : du côté de la production du discours bien sûr, mais également du côté de la réception, ainsi que du jugement de valeur (caractère indicible de l’objet visuel). Si perception et langage diffèrent, c’est en raison de la discordance de moyens : l’objet est en effet pensé supérieur aux outils syntaxiques ou lexicaux (jugement esthétique). La théorie kantienne du partage pense les objets en deux catégories : d’une part les objets accessibles à l’entendement, et d’autre part les objets qui lui échappent. Cette différenciation engage surtout la pensée et l’expérience plus que le langage : l’indicible se trouverait du côté du sublime, d’où la concurrence entre Nature et Art. Le mimétisme de l’écriture se trouve limité de cette « Beauté qui rend muet » : la perspective axiologique (beauté) est jumelée à une hétérogénéité entre langage et monde.

  1. L’hétérogénéité de la langue et du monde

Les moyens lexicaux sont inadéquats à rendre compte de l’exotisme. La projection sur le réel d’un lexique inadapté entraîne un décalage et une déformation, et plus largement à une réduction par le discours, ainsi qu’à une altération de la vérité. Ce problème de vocabulaire, cet impossible de dénomination entraine un dilemme : doit-on se contenter d’un discours impropre ou bien préférer l’absence de discours ? Le pôle de la perception est alors non-négligeable.

  • Redoublement de la difficulté de produire un énoncé qui invoque une représentation intérieure conforme au référent. L’hétéronomie du discours et du visuel amène à se demander comment donner à voir, comment faire voir tel objet à quelqu’un qui ne l’a jamais vu.

  • Cet objet nouveau qui échappe à la représentation du lecteur est aussi un objet inacceptable. Si le langage arrivait à en rendre compte par une représentation tangible, il serait conforme mais irrecevable : l’objet exotique est non seulement indicible, mais également plus ou moins illisible.

La finitude du vocabulaire se heurte donc à l’infinitude des objets, d’où les questions récurrentes du référent non prévu et des limites de la réception.

  1. L’hétérogénéité du texte et du monde

Les exigences d’ordonnance du texte se heurtent au désordre du réel (pluralités advenues par hasard, sans lien entre elles, et sans principe d’agencement). L’absence de « forme arrangée »3 met en péril la constitution du texte référentiel (contrairement à l’artefact de la fiction) : le voyageur doit se débrouiller du désordre du monde. Le texte de fiction s’avère bien plus ordonné et complet que le texte référentiel qui doit faire avec le pluriel du divers et du contingent. En effet, le seul texte qui se livre à l’opération de reconfigurer le monde sans forme, c’est le texte de texte de fiction. Les exigences de ce modèle fictionnel se sont confondues avec les exigences du texte littéraire et de la littérarité. Le caractère non-combiné du réel jumelé à l’exigence littéraire de la combinaison nécessite un grand travail de transition. Le mouvement désordonné du référentiel, la reproduction de la contingence de la succession sans principe, et la concomitance sans motif des évènements qui ont lieux dans le réel sont autant de critères qui rendent le réel objet d’écriture impossible : l’objet sans configuration se heurte sans cesse au texte configuré. C. Montalbetti différencie et oppose ensuite les deux concepts de littéralité et de littérarité, qu’elle présente tous deux comme emblématiques de l’aporie de l’indicible du réel :

  • Elle entend par littéralité la somme répétitive des expériences retranscrite dans son détail, et mal ajustée aux exigences de la cohérence et de l’unité du texte.

  • La littérarité serait au contraire un récit lisse et homogène qui rendrait alors mal compte de l’expérience.

Quelle que soit la facette considérée (qu’il s’agisse de manifestation visuelle, de nature exotique, ou de caractère non configuré) et l’échelle ou la partie de l’écriture que l’on y engage (outils lexicaux et syntaxiques, délimitation dans la langue, axiologie des arts poétiques), le projet référentiel se heurte constamment à une incompatibilité entre les moyens et l’objet.

 

 

 

  1. La médiation de la bibliothèque

Dans le cadre d’une relation médiatisée entre langage et monde, la relation à l’objet est informée par ce travail de formulations préalables : le réel, indicible, a en effet la particularité d’avoir été déjà dit.

  1. Le risque de la redite

La connaissance d’une somme d’énoncés déjà disponibles contraint toute entreprise référentielle nouvelle à se construire dans un double-emploi : cette nouvelle difficulté est contextuelle (en plus d’une difficulté structurelle précédemment étudiée). On observe une différence typologique entre le Voyage d’écrivain et le Voyage d’explorateur : dans le premier cas les terres écrites ont déjà été balisées (et déjà écrites), dans le second se pose la question de la dénomination liée à l’inadéquation du lexique. Mais comment légitimer son entreprise ? Comment continuer à écrire ?

Si cette difficulté structurelle perturbe le projet dans son ensemble, elle est le plus souvent traitée localement, en certains points de bifurcation du texte, même si l’annonce de cette menace entraîne souvent par la suite des prétéritions, ou plus souvent une démission du discours. L’ellipse peut être une conséquence de l’explicitation du risque de redite mais n’apporte en soi aucune solution : sa généralisation entraînerait la destruction ou l’absence du texte, ou s’apparenterait à une bibliographie qui n’aurait lus rien à voir avec l’écriture de Voyage d’un point de vue générique. En vérité, même son emploi local représente un manque ou une entorse au contrat. La citation, peut sembler combler les difficultés rencontrées mais ses limites sont en réalité parallèles à celles de l’ellipse. En effet, l’usage-même de la citation prend acte du fait que l’objet ait déjà été dit : il s’agit d’une intertextualité substitutive. Mais cette démission ou délégation de l’écriture ainsi que cette dynamique du double-emploi ne sont pas généralisables. Ainsi, l’ellipse peut amener à l’absence de texte ou à une autobiographie commentée, tandis que la citation peut entraîner vers la suppression du texte autographe au profit d’une anthologie. La situation est donc bloquée puisque seulement trois solutions se présentent lorsqu’apparaît cette fameuse difficulté contextuelle : la redite, l’impasse, ou le ressassement d’une bibliothèque.

  1. Les ambiguïtés du modèle générique.

Le rapport à la bibliothèque s’avère important, puisqu’il s’agit d’un repérage de cadres qui permettent de reconfigurer l’expérience d’abord perçue comme dicible. Cette fonction pragmatique (architexte) dicte les séquences obligées et permet de contrôler les débordements. Alors que le genre de voyage induit l’expérience, le recours au code en contexte référentiel fournit une structure a priori de l’expérience, et la rend ainsi prévisible. La grille générique devient alors lieu de consensus. Mais doit-elle être une commodité ou plutôt l’instrument d’une transformation du réel, qui contraint l’écriture, qui s’y plie à rater son objet, à se développer de manière parallèle seulement ?

Deux options sont envisageables :

  • Dire selon le genre, et non pas selon l’expérience

  • Construire le texte en dehors des codes, au risque de l’illisibilité du texte produit car l’expérience s’avère indicible, désordonnée, excédentaire.

L’expérience distingue des cadres et éléments récurrents qui entrent dans les critères de la grille générique. Cette même grille générique en tient compte dans la création de topoï qui, à leur tour, agissent sur l’expérience en la réajustant à une structure architextuelle préexistante. Ainsi, certaines contraintes génériques semblent finir par épouser le mouvement du réel. Outre cette certaine mimétique, on y trouve inévitablement une part d’arbitraire : certains critères peuvent être hétérogènes à l’objet quadrillés par le genre, ce qui compromet une fois de plus le geste référentiel, et met du jeu dans la relation du texte au réel. Le champ d’application se déplace alors : on passe ainsi d’une exigence de conformité au réel à l’exigence d’une conformité aux codes ; inévitablement, l’exigence référentielle s’en trouve détournée, et donne lieu à une nouvelle configuration de l’indicible  née du fossé entre architexte et expérience.

  1. La Réalité peut-elle être homérique ? Les filtres de la fiction.

L’architexte devient donc la matrice, facteur d’intégration dans le champ littéraire et de lisibilité. Cette formalisation entraîne un risque d’hétérogénéité entre le texte et son objet (dans les codes, proportionnalité entre caractère hétérogène et caractère arbitraire). Le genre, censé rendre l’objet dicible, réintroduit alors de l’indicible.

Le recours paradoxal à la fiction comme instrument de diction du réel est un procédé commun à l’ensemble de la littérature référentielle. Il permettrait de déjouer le postulat de l’insuffisance du réel à fournir la matière d’un texte littéraire. Ainsi, le repérage de structures ponctuellement coïncidant entre réel et fiction pourrait représenter un lieu inespéré de réconciliation. Toute opération qui consiste à recourir à la fiction pour rendre compte de l’expérience relève de la tératologie4 : en effet, la fiction ne peut constituer un modèle d’interprétation du monde. Même si tout texte référentiel peut convoquer n’importe quel schème fictionnel, certains genres fictionnels tels que les épopées ou romans picaresques, apparaissent plus que d’autres.

Comme on ne peut photographier l’espace de la fable (ce que l’on photographie c’est toujours le réel), un paysage réel ne peut pas être un lieu de passage d’un personnage de fiction  (raisons quasi-ontologiques) : les textures ne sont pas compatibles. On distingue trois modes différents de confusion réflexive :

  • Le complexe de Victor Bérard : le voyageur croit reconnaître en des espaces réels des lieux de passage des héros de fiction. Il fait comme si la fiction avait eu lieu dans un monde physique.

Le complexe de Don Quichotte : il applique au réel le vocabulaire et lexique de la fiction, et opère une redistribution pathologique du lexique et des noms propres. Malgré les tentatives de correction de Sancho, Alonzo Quijano fait un mauvais usage du vocabulaire et refuse les énoncés référentiels qu’on lui propose. Il va même jusqu’à inventer un principe qui justifie toutes les erreurs.

Cette erreur de dire le monde selon la fiction est récurrente. L’incapacité pragmatique à tenir un discours référentiel est répétée : il s’agit à la fois d’erreurs d’interprétation et de pratique du lapsus.

  • Le second exemple juxtapose confusion lexicale et autocorrection : il s’agit de la confusion stylistique. La convocation paradoxale de la fiction comme instrument d’interprétation et de diction du réel entraîne la déformation nécessaire de la vision et de la formulation. Le discours dévoile alors une certaine tendance à emprunter au lexique allogène de la fiction. Il ne s’agit plus de référentialité stricte, mais plutôt d’une opération ayant pour but la formulation poétique. L’énonciation référentielle se trouve alors compromise : comment le narrateur peut-il s’approprier un monde fictionnel pour désigner une expérience vécue ?

L’usage de la brachylogie5 semble apporter une réponse : le lecteur construit intuitivement les périphrases qui rétablissent la lisibilité des objets d’une énonciation tératogène. Les parallèles avec des catachrèses ou métaphore semblent également constructifs (Odyssée, Figaro, Maritornes) : le sens est alors étendu au-delà de son sens propre. Cependant, quelque chose demeure toujours de l’image qui n’est pas réductible au sens littéral ainsi que de la difficulté du fait que le résidu soit d’ordre fictionnel (qu’est-ce que ressembler à une œuvre de fiction ?)

Malgré cela, quelque chose persiste du scandale de l’hétérogénéité des régimes : la métaphore consiste à une substitution lexicale, c’est-à-dire à un pur renoncement au terme propre, au bon terme. Ainsi, dans le complexe de Don Quichotte, l’écriture référentielle rate toujours son objet, en raison de sa formulation plus ou moins lisible, plus codée, et plus littéraire. Mais l’altération de l’objet par le registre de la fiction mène à des prédicats abusifs : les automatismes littéraires empruntent aux conventions de l’écriture poétique et romanesque. Ainsi, le texte qui prétendait fonctionner en régime référentiel est parsemé de scories fictionnelles qui perturbent en même temps l’homogénéité de l’énoncé et la qualité du pouvoir de référence.

  • Le complexe du projectionniste Buster consiste à passer dans la fiction. Les espaces sont confondus, puisque que, dans un geste transgressif, on rapporte les décors du monde à la fiction, et non plus le contraire. Se détachent dès lors deux catégories de différences structurelles essentielles entre fiction et monde :

  1. La question des possibles

La fiction est un monde contraint, un univers prédéterminé par le texte, dont les actions sont régies par un scénario.

  1. Des différences structurelles des traitements de l’espace et du temps

La transgression des frontières qui distinguent de manière hermétique deux espaces (ou deux mondes) aux logiques incompatibles, marque le passage fantasmatique d’un univers à un autre, où le voyageur, dans l’ignorance des partages et dans l’abolition provisoire de la référence, arpente les espaces de la fable.

La médiation de la bibliothèque devient espace de solutions de certaines difficultés recensées dans les configurations de l’hétérogène. En effet, elle permet de fournir des modèles lexicaux, syntaxiques, génériques aux apories de l’indicible. Un certain nombre de schèmes est conservé, afin d’éventuellement pallier l’insuffisance littéraire de l’objet. Mais ce phénomène induit en même temps l’introduction de nouvelles configurations dans l’impossibilité du geste référentiel. Ainsi, l’architexte qui impose des cadres a priori à la consignation de l’expérience s’avère commode de par sa structure déjà prête, mais également fortement risquée puisque cette préfiguration informe le rapport au monde et poétique du texte. La bibliothèque conduit donc globalement à dire le réel dans les termes allogènes d’un discours incompatible. Deux grandes dynamiques d’erreur se détachent : la confusion des espaces réels et fictionnels d’une part, l’erreur d’interprétation d’autre part6.

 

 

  1. Solutions métaphoriques : les fables.

Le but visé est désormais de rétablir une homogénéité entre écriture et objets qui sont ailleurs posés comme disjoints, mais également d’établir une continuité entre les pratiques intertextuelles et l’immédiateté idéale de la consignation. Le premier mode de résolution est de l’ordre de la fable : plus précisément du dévoilement de grands systèmes métaphoriques, qui permettra de reformer la relation entre la plume et le monde en termes compatibles. Plus précisément, ils aideront à nommer les moyens de l’écriture dans les termes même de son objet, à nommer l’objet dans les termes du fonctionnement textuel, et enfin à créer un troisième espace où nommer à la fois le moyen et l’objet à travers des équivalents empruntés à un même champ.

  1. L’écriture et la lecture comme voyages

Traiter l’écriture et la lecture dans les termes du parcours du côté de l’auteur entraîne deux caractéristiques : d’une part, cela définit la manière singulière qu’il a de s’absenter du monde dans lequel physiquement il a figure, pour évoluer en pensée vers des espaces imaginaires. D’autres espaces sont alors insérés à l’intérieur de l’espace tangible et matériel où on l’aperçoit. D’autre part, le parcours intellectuel est vu comme un itinéraire de l’idée qui nécessite un point de départ (hypotexte ou expérience intime). Processus conceptuel, il s’agit en quelque sorte d’un redoublement de la promenade par un parcours plus réfléchi.

La description de l’avancée suppose trois paramètres, tous métaphores de la mobilité : la vitesse, la capacité au détour, et la tendance au retour en arrière dans l’analepse. La métaphore possible de la représentation spatiale est à mettre en parallèle avec la mise en scène de la transgression des frontières dessinées (dedans=sujet/dehors=hors-sujet). La lecture devient une promenade immobile : « voyages dans le temps et dans l’espace mais qui peuvent s’accomplir en restant assis dans une bibliothèque »7. Le narrateur fait un parcours de surface et une lecture verticale des paysages, d’où il dégage ce qui se trouvait enfoui. Le lexique qui sert à dire la fabrication du texte et la conduite du récit induit ainsi un réseau de métaphores extrêmement cohérent. La richesse de la déclinaison du paradigme du voyage pour désigner les opérations d’écriture et de lecture s’expliquent par deux facteurs :

  • La commodité de langage,

L’esprit et le langage ont une certaine disposition à appréhender les objets conceptuels sur le mode de la spatialité (G.Matoré s’intéresse à la conception contemporaine de l’espace, telle qu’elle se donne à lire dans ses manifestations lexicologiques). Le recours à l’usage de la métaphore est quasi passif : il est si bien inscrit dans le discours collectif qu’il devient presque incontournable. S’impose la nécessité qui structure plus fondamentalement la relation au texte sur le mode des relations spatiales.

  • La structure fictionnelle de la métaphore.

Il s’agit là bien au contraire du pôle actif de la métaphore, que ce soit dans les gestes de production ou de réception (Searle articule métaphore et fiction car elles constituent à l’intérieur de sa typologie des actes de langage non littéraux ou non sérieux, et face aux actes de langage indirect les deux cas où l’énonciation ne renvoie pas à une logique cumulative, c’est-à-dire ce que dit plus autre chose). On peut y distinguer deux points d’articulations : autonomie et la suspension de l’incrédulité. La métaphore et la comparaison introduise de l’hétérogène, produisent des mondes et trouent le texte principal de fictions secondaires. L’autonomie se trouve garantie par l’écart entre métaphore et usage ordinaire, ou par un écart de nature entre objet et métaphore qui suppose un changement de registre, l’incursion d’un autre champ, une rupture, ou encore l’émergence non préparée d’un autre objet, actant, espace, ou univers. Prise à la lettre, la métaphore serait (comme la fiction vue littéralement, versée du côté de l’erreur de l’ordre du lapsus, de la nomination déviante, ou de la prédication ratée : elle ne fonctionne que si on se place dans la même position de crédulité passagère et de savoir. La dynamique fondamentale est une croyance volontaire et provisoire en un objet ainsi qu’un savoir conjoint de sa non-existence. Ainsi, elle regroupe d’une manière décisive lecture métaphorique et lecture fictionnelle. Mais d’autres regroupements de coïncidences sont envisageables, qu’il s’agisse de la notion de transport, la figuration intérieure (lecture de la métaphore), ou encore la métaphore comme point de condensation de fiction : la métaphore ajoute toujours un supplément de fiction, une occasion d’esquisser des fables (opérateur de lisibilité). Le divertissement ramène en effet, et paradoxalement, à l’objet, le donne à comprendre. Il y a une fonction pédagogique de la reconnaissance (contraire à la surprise) dans les retours du champ métaphorique. Enfin, les métaphores de l’écriture et de la lecture sont des contextualisations qui font redondance.

Ainsi, on pourra noter l’unification des moyens et de l’objet, qui constituent une sorte d’homonymie : un seul lexique décrit l’action du personnage et du narrateur. Quand l’écriture paraît disjointe, inadaptée face à l’objet qui résistait, elle récupère une homogénéité idéale : à chaque occurrence de la métaphore, l’écriture est constituée à la ressemblance de son objet. Elle construit l’identité troublante entre le geste de raconter sphère du texte), et le geste du personnage (dans le monde arpenté). Il s’agit là d’une fiction car elle crée un espace fantastique, dans lequel l’écriture n’est pas hétérogène à l’objet. Le voyage devient alors dicible, car exactement conforme à un fonctionnement textuel qui par avance lui empruntait sa dynamique. Le redoublement thématique (l’architexte convoqué pour le texte) permet de redire l’activité d’écrire dans les termes de l’activité du voyageur.

Cependant, même si l’écriture est rendue possible grâce à l’hypotexte, il existe toujours un risque de perturbation du projet référentiel (filtre entre la plume et le réel particulier). Heureusement, la pratique intertextuelle mime l’avancée du voyageur, la fable réduit la présence hétérogène de la médiatisation des textes allographes. Elle prolonge la fiction de l’écriture comme parcours jusque dans ses opérations intertextuelles, et remplit sa fonction singulière de résolution ou de masquage des apories, en confrontant l’utopie de l’analogie, malgré l’emprunt.

 

  1. Le monde comme un livre.

On nomme ici l’objet dans les termes du moyen : la fable du monde comme un livre. On distingue deux enjeux : un enjeu d’ordre épistémologique, et l’opposition d’un savoir par médiation des livres à la confrontation directe au monde.

  • L’enjeu d’ordre épistémologique

Le monde se donne à lire comme un texte, entraînant l’absence d’altérité radicale entre le monde et le discours du savoir, mais également une continuité, car le monde, c’est déjà du texte que je m’applique à citer/traduire/commenter. On distingue quatre rapports de ressemblance entre les choses :

* conventia : ressemblance liée à l’espace

* aemulatio : affranchi la loi du lieu se construit, se construit sur une structure qui relève du reflet ou du miroir

* analogie : ressemblance plus subtile des rapports

* sympathie : principe de mobilité qui assimile, transforme, et altère ; mais également opposition entre le langage classique comme une pensée elle-même (signes arbitraires et collectifs) et le premier langage du monde.

Ainsi, pour que les ressemblances soient perceptibles, il faut que le monde même en contienne les signes et signatures, afin que les similitudes enfouies soient signalées à la surface des choses. Le monde est alors gribouillé de signes qui s’offrent au déchiffrement. A travers le langage des éléments naturels, la nature se déploie comme un livre dans une opération homogène qu’il faut décrypter et transcrire. La métaphore est engagée dans la structure de la relation épistémologique au monde : elle permet de rendre compte d’une discontinuité essentielle entre la texture du monde et le discours du savoir. Par conséquent, elle restitue d’une autre façon les conditions utopiques de l’écriture du voyage, et échange une finalité épistémologique contre une finalité poétique, afin de fonder les conditions de possibilité du dire (et non du savoir). Le voir est désormais assimilé à du lire : il y a homonymie et identité des lois entre l’objet visuel et l’écriture, qui s’efforçait de le saisir.

  • Une opposition entre le savoir par médiation des livres et une confrontation directe au monde.

La métaphore récurrente de la lecture du monde sert alors à homogénéiser le discours sur les modalités d’apprentissage (discours didactique ou de type autobiographique où se retrace un parcours intellectuel).

  1. Chez Montaigne, continuité ou équivalence entre la bonne lecture des livres et la lecture du monde.

  2. Chez Descartes, lecture des livres et lecture du monde comme moments. La métaphore du livre du monde suppose un léger déplacement par rapport au « monde » de l’essai. L’épreuve de l’inadéquation du voyage devient un moyen d’accès à une connaissance sûre (lire comme voyager, voyager comme lire, ou parcours autonome).

  3. Chez Rousseau, les livres que le scripteur a lus sont différents que ceux que le scripteur a écrits. L’écrivain esquisse par exemple le programme de livres de catéchisme, puis ceux qu’Emile ne devra pas écrire, et enfin ceux qu’il ne devra pas lire : il s’agit de la définition de temps de lectures interdites et de temps de lectures autorisées. La lecture métaphorique de la nature intervient d’ailleurs en trois points : le temps de la lecture interdite, le temps des trajets à pied, et le temps des voyages.

La promotion de la lecture de la nature est mise en parallèle avec la supériorité du fait sur le signe, de l’objet sur le mot, de la chose sur sa représentation. L’expérience vaut plus que la leçon verbale sur un plan axiologique. Finalement, un livre n’est bon que lorsqu’il est au plus près de la nature même dont il s’éloigne par sa dynamique (trois spécificités paraissent par rapport aux deux usages précédents) :

  • Variation du rapport entre la lecture des livres et la lecture du monde, d’où naît une opposition entre la lecture de la nature (positive) et une lecture pensée mauvaise, c’est-à-dire dont les signes –qui contiennent les préjugés et font désirer la connaissance des livres- ne font pas accéder à la connaissance des choses.

  • Modification du contenu : la nature devient objet de lecture (et non plus le monde).

  • Le déchiffrement de l’écriture se fait dans le fondement des relations.

La métaphore du monde comme un livre dans les récits de voyage se fait dans le prolongement de deux modèles souples : la récurrence du lexique et les grandes variations de sens. Dans le deuxième modèle (opposition entre le savoir par médiation des livres et confrontation directe au monde), se détache la relation entre le voyage et l’apprentissage, mais également l’appréhension spécifique du mot « monde » comme monde géographique. Cela relève de différentes conceptions de la lecture : une lecture exhaustive (qui épuise la bibliothèque et accumule une lecture soignée, répétée, et circonscrite d’un même petit espace), et une lecture plus systématique et méthodique (qui n’est pas une lecture sélective, et qui vise l’exemplarité plutôt que la singularité). La philosophie de l’apprentissage du monde comme un livre induit deux traits spécifiques de l’utilisation de la métaphore dans les voyages :

  • Le voyageur accomplit le contre-programme du philosophe. Il a le même souci des feuillets mais une divergence est notable au niveau des objets : le voyageur lit les monuments, bibliothèques, inscriptions, l’espace devient alors objet de mesure.

  • La métaphore engage surtout une conception de la lecture. On observera dans les modalités de la lecture un déplacement fondamental d’un discours sur la connaissance qui se sert de la métaphore de la lecture, vers un discours sur la lecture qui passe par le moyen de son utilisation métaphorique : cette dynamique est caractéristique des métaphores affiliées à l’enjeu d’ordre épistémologique (1er enjeu). La figure du lecteur se déplace également suite à ce constat : le livre du monde n’a plus pour destinataire le savant mais le poète : il s’offre non seulement à la lecture, mais aussi à la réécriture. L’opération de traduction qu’il nécessite alors n’est plus tournée vers l’acquisition ou la transmission d’un savoir mais vers la production d’un texte. L’usage est désormais poétique, voire littéraire, et le monde se métamorphose en livre, entraînant des changements d’ordre esthétique (il ne s’agit plus d’épistémologie ni de dialectique du signe, puisque la métaphore renvoie uniquement à la disposition des mots sur la page) dans le sens d’une valorisation de l’objet textuel.

Qu’elle emprunte l’un ou l’autre des modèles, la métaphore permet donc au récit de voyage de fonctionner idéalement comme une citation du texte au monde, espace en hypotexte. Cette coïncidence utopique déjoue le postulat de l’hétérogénéité, et permet de supprimer la distinction entre le monde et la bibliothèque. Toute la pratique d’écriture qu’elle emprunte explicitement à la bibliothèque ou qu’elle se présente comme consignation du réel se trouve ramenée à une opération illusoire.

  1. L’écriture comme peinture.

Cette fable se propose de résoudre l’hétérogénéité entre écriture et structure visuelle de son objet, en conférant à l’écriture des capacités plastiques. L’objectif est donc de faire passer métaphoriquement un outil (qu’il s’agisse de l’écriture ou du langage) pour un autre (la peinture).

Dans La Poétique, d’Aristote, littérature et peinture sont pensées comme équivalentes selon trois principes :

  • Même variation d’un rapport de supériorité, égalité, ou infériorité

  • Même fonction épistémologique de la représentation

  • Même atténuation de l’importance du caractère dans l’évolution de la tragédie et celle de la peinture.

Dans l’Art poétique, de Boileau, l’emploi du terme « peindre » est plus souvent de l’ordre de la catachrèse : il sert d’analogue du fonctionnement de la tragédie.

L’écriture et la peinture créent un réseau de discours et de fonctions multiples :

  • La classification, quand il y a mise en regard des pratiques artistiques

  • La modélisation et la prescription, quand il y a définition d’un ensemble de normes de la bonne manière d’écrire.

  • L’application, quand le poète décide de brosser les poèmes comme des peinture, avec un jeu de substitution des lexiques

  • La catachrèse, quand il y a substitution inapparente ou impensée (cela relève alors d’une sorte d’automatisme de la langue)

  • La légitimation, quand la catachrèse se trouve réactivée dans un contexte où se posait la question de la difficulté à saisir un objet visuel par les outils du langage, comme c’est le cas de l’écriture de voyage

Quand on opère une disjonction sophistique entre voir et entendre, et que l’expérience visuelle est indicible, la métaphore rétablit l’homogénéité fictionnelle entre l’écriture et l’espace par la création de minuscules « utopies de convergence ». Ce processus affirme l’efficacité d’une écriture qui se confond précisément avec l’opération de copier la forme. Différents enjeux entrent alors dans le processus : si l’enjeu est poétique, il est différent du sens prescriptif de l’art poétique, mais plutôt entendu au sens où il fonde les conditions de possibilité et légitimité de cette production. En réalité, l’enjeu est indistinctement poétique et juridique, car la métaphore et la comparaison contiennent une implicite permission, à savoir que l’incompatibilité structurelle se rature en une homologie. La réactualisation de l’image lui donne une force dissoute dans l’usage. D’un point de vue thématique, elle présente le double avantage de faire particulièrement sens ou d’être contextuellement cohérente quand le daguerréotype8 commence à peine à se transformer en attribut iconographique du voyageur ; et d’un point de vue rhétorique de déjouer l’habitude de la figure.

  1. …et le réel comme un tableau

Il s’agit ici de la fable complémentaire et préalable, qui sert à manifester la spontanéité de la nature à constituer un objet d’art, généralement éphémère, capacité donnée à voir dans la fulgurance d’une composition. Passagère ou locale, elle

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