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Leiris, l'Âge d'homme (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Leiris, l'Âge d'homme (extrait). Histoire d'une ouverture, la première érection se trouve ici annoncée par la définition du champ de l'interdit : les « mauvaises gens « sont désignées, l'objet du désir n'est pas loin, et leur ressemble évidemment. Le spectacle ouvre le corps, qui l'accueille et devient scène ouverte, lieu de passage où tout l'extérieur peut entrer. La métaphore théâtrale est fréquente chez Leiris. Caractéristique de sa manière, également, le fantasme et l'imaginaire très investis de matière, de grain. Le ton -- de curiosité, d'observation méthodique et patiente -- pose à la bonne distance le sujet autobiographique. L'Âge d'homme de Michel Leiris (chapitre « le Sujet et l'Objet «) Durant mes premières années, je ne m'intéressais guère au monde extérieur, si ce n'est en fonction de mes besoins les plus immédiats, ou de mes peurs. L'univers était presque tout entier circonscrit en moi, compris entre ces deux pôles de mes préoccupations qu'étaient d'une part ma « lune « (ainsi, en langage enfantin, m'avait-on appris à désigner mon postérieur), d'autre part ma « petite machine « (nom que ma mère donnait à mes parties génitales). Quant à la nature, elle n'était guère que prétextes à méfiance, soit qu'on m'eût mis en garde contre les vipères qui pullulent dans la forêt de Fontainebleau (et surtout, paraît-il, dans les endroits où il y a de la bruyère, -- à tel point que je m'imaginais que chaque petite fleur mauve de bruyère contenait l'oeuf d'une vipère), soit que, m'emmenant jouer au Bois de Boulogne, ma mère m'eût bien recommandé de ne pas écouter ce que pourraient me dire pour essayer de m'entraîner les « mauvaises gens « qui hantaient, selon elle, les abords des fortifications et du champ de courses d'Auteuil, individus mal définis que je pressentais vaguement n'être autres que des satyres. Ils durent jouer le même rôle pour moi que les Bohémiens pour les enfants de la campagne : lutins, faunes, démons de la nature, côté inquiétant des fourmilières et des huttes de charbonniers. Plus tard, je les conçus comme des sortes d'anthropophages, à cause d'un dessin du PêleMêle où j'avais vu représentés des sauvages -- d'un gris violacé de gangrène -- mangeant un explorateur. C'étaient aussi les gens des « faits divers « relatés dans ces journaux dont on me disait que « ce n'était pas pour moi « ainsi qu'on fit par la suite pour les publications grivoises, autre face de ce même monde étrange. Âgé de six ou sept ans, je me promenais un jour avec ma mère ainsi que mes frères et soeur dans un bois de la banlieue parisienne proche de la localité où ma famille, en ce temps-là, allait passer l'été. Nous nous arrêtâmes dans une clairière pour le goûter et, d'une manière absolument inopinée, ce lieu devint le théâtre de ma première érection. L'événement qui avait motivé mon émoi était la vue d'un groupe d'enfants -- filles et garçons à peu près de mon âge -- grimpant pieds nus à des arbres. J'étais bouleversé par la pitié me semblait-il, sentiment qu'on m'avait enseigné à éprouver à l'égard des « petits pauvres «. Sur le moment je n'établis aucun rapport direct entre la modification qui affectait mon sexe et le spectacle qui m'était offert ; simplement je constatai une bizarre coïncidence. Beaucoup plus tard, j'ai cru me rappeler la sensation étrange que j'éprouvais alors imaginant ce que devait faire ressentir d'à la fois plaisant et douloureux aux enfants en question le contact de la plante de leurs pieds et de leurs orteils nus avec l'écorce rugueuse. Peut-être l'aspect minable de ces enfants -- vêtus de haillons -- avait-il une part immédiate à mon trouble, ainsi que la pointe de vertige qu'engendrait l'appréhension de leur chute ? Quoi qu'il en soit, cette érection brusque, et mystérieuse dans sa cause puisque je n'établissais aucun lien entre la représentation qui l'avait provoquée et le phénomène lui-même, correspondait à une sorte d'irruption de la nature dans mon corps, soudaine entrée en scène du monde extérieur puisque, sans être encore capable de trouver le mot de l'énigme, je notai du moins une coïncidence, impliquant un parallélisme entre deux séries de faits : ce qui se passait dans mon corps, et les événements extérieurs, dont je n'avais jusqu'alors jamais tenu compte en tant que se déroulant dans un milieu réellement séparé. Source : Leiris (Michel), l'Âge d'homme, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1973. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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