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Les années étrangères en littérature

Publié le 22/02/2012

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1991 -   Jusqu'à la fin des années soixante-dix, l'édition française a vécu dans un splendide isolement. Certes, on traduisait ici et là, comme on l'a toujours fait depuis qu'il s'imprime des livres, la plupart des grands succès et des auteurs classiques, anciens et modernes, es pays étrangers. Mais tout continuait à se passer comme si Paris était le centre du monde littéraire, le lieu magique où s'inventaient les formes, où jaillissaient les idées.    Cette certitude tranquille et chauvine a d'abord fait place au doute, avant que ne naisse un étrange complexe d'infériorité : tout se qui se faisait ailleurs paraissait soudain meilleur que ce qui se publiait dans l'Hexagone. Il est vrai que certains éléments objectifs permettent de comprendre ce renversement. Des grands noms de la littérature et de la pensée de langue française ont disparu en quelques années-Sartre ( 1980), Barthes ( 1980), Aragon ( 1982), Perec ( 1982), Foucault ( 1984), Braudel ( 1985), Dumézil ( 1986), Yourcenar ( 1987), Beckett ( 1989)-sans qu'on discerne encore l'émergence d'une génération de nouveaux maîtres à penser de taille à prendre la relève des anciens.    D'une certaine manière, le prix Nobel de littérature attribué en 1985 à Claude Simon ( soixante-douze ans) a souligné que la réputation internationale de nos écrivains ne se portait guère au-delà de la génération du nouveau roman. Ce que confirment les ventes du livre français à l'étranger : si les historiens de l'école des Annales-Braudel bien sûr, mais aussi Duby, Le Goff, Le Roy-Ladurie, Nora, Furet,-si quelques philosophes-Derrida, Serres, Lyotard, Baudrillard-sont encore attendus par les meilleurs lecteurs de Londres, de New-York ou de Tokyo, les romanciers, les poètes et les dramaturges français largement connus et lus hors de nos frontières se comptent sur les doigts d'une seule main : Duras, Sagan, Tournier, Sarraute, Ionesco, des écrivains qui publient depuis plus de trente ans.    Il y a certes de l'injustice dans cette appréciation masochiste de notre littérature, et bien de l'aveuglement : il faut du temps pour faire un très grand écrivain, et rien ne dit que les Echenoz, les Ben Jelloun, les Toussaint, les Michon, les Weyergans-et bien d'autres encore-qui sont passés sur le devant de scène depuis 1985 ne figureront pas dans un demi-siècle dans les manuels scolaires. Mais l'injustice est un signe du temps, comme l'était hier l'autoglorification : pour n'être pas forcément objective, la crise n'en est pas moins réelle.    Elle a un aspect positif : l'ouverture spectaculaire, dynamique, gourmande de l'édition française vers la création étrangère. Inaugurée par la vogue des romans latino-américains, elle s'est poursuivie et amplifiée par vagues. Vague italienne qui a mêlé la découverte d'auteurs déjà anciens-Gadda, Manganelli, Sciascia, Saba, Buzzati, Tabucchi-avec la révélation de jeunes auteurs que les lecteurs français ont découverts en même temps ou presque que les Italiens : Del Guidice, De Carlo, Tozzi, Fortunato. Sans compter Umberto Eco, dont le Nom de la Rose, paru en 1982, a ouvert le branle à cette mode italianiste.    La deuxième vague a été espagnole. Après avoir ignoré à peu près tout ce qui s'écrivait outre-Pyrénées sous la dictature de Franco, nous avons découvert pêle-mêle des écrivains octogénaires-Céla, Torrente-Ballester, Miguel Delibes-qui avaient vaille que vaille traversé le franquisme  des romanciers de la " génération innocente ", ceux qui sont nés quelques années après la guerre civile : Vazquez Montalban, Marsé, Madrid, et les plus jeunes, qui cherchent comment se débarrasser du poids du passé : Felix de Azua, Javier Marias. Et, au milieu de tout cela, la belle figure énigmatique de Juan Benet.    On attend de nouvelles vagues, celle des Russes, celle des écrivains d'Europe centrale, celle des Scandinaves, qui continuent à être les grands oubliés de la création européenne. Sans perdre de vue que, comme tous les phénomènes de mode, celui-ci charrie le meilleur et le pire, et l'on traduit désormais des ouvrages qu'on aurait naguère négligés s'ils avaient été signés par des Français.    Mais on aurait tort de ne voir là que des effets de mode. Ce n'est probablement pas par hasard si ces " années étrangères " ont été aussi celles où l'appareil de production éditorial français est massivement passé de l'artisanat à l'industrie  si d'énormes concentrations se sont opérées  si désormais deux grands groupes-Hachette et le Groupe de la Cité-réalisent à eux deux plus de 60 % du chiffre d'affaires de l'édition, et si ces groupes multimédias s'affrontent dorénavant sur un marché aussi vaste que la planète. PIERRE LEPAPE Février 1992

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