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Lewis, le Moine (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Lewis, le Moine (extrait). Dans cet ouvrage inspiré du roman d'Ann Radcliffe et jugé subversif à sa parution pour ses aspects antireligieux et dépravés, Lewis explore les profondeurs de la passion coupable qui unit le moine Ambrosio à Mathilde, fanatique suppôt de Satan, désireuse de posséder son âme. Mystifications frénétiques, crimes, perversions sexuelles et sanglantes se succèdent dans un montage virtuose, jusqu'aux coups de théâtre du surnaturel. L'abondance des images fantastiques et le thème romantique de la pénitente démoniaque ont contribué, dans les temps modernes, notamment grâce à l'entremise d'Antonin Artaud, à faire de ce roman le parangon de l'expérience des limites. Le Moine de Matthew Gregory Lewis [...] Le geôlier, cependant, était dans un extrême étonnement de la disparition de son prisonnier. Quoique ni lui ni les archers ne fussent entrés à temps pour être témoins de l'évasion du moine, une odeur de soufre répandue dans la prison leur apprit assez à qui il devait sa délivrance. Ils se hâtèrent d'aller faire leur rapport au grand inquisiteur. Le bruit qu'un sorcier avait été emporté par le diable courut bientôt dans Madrid, et pendant quelques jours ce fut le sujet de toutes les conversations de la ville ; peu à peu on cessa de s'en entretenir : d'autres aventures plus nouvelles s'emparèrent de l'attention générale, et Ambrosio fut bientôt aussi oublié que s'il n'avait jamais existé. Pendant ce temps le moine, porté par son guide infernal, traversait l'air avec la rapidité d'une flèche, et en peu d'instants il se trouva sur le bord du précipice le plus escarpé de la Sierra Morena. Quoique soustrait à l'inquisition, Ambrosio était insensible aux douceurs de la liberté. Le pacte qui le damnait pesait cruellement sur son esprit, et les scènes où il avait joué le rôle principal lui avaient laissé de telles impressions que son coeur était en proie à l'anarchie et à la confusion. Les objets qui étaient maintenant devant ses yeux, et que la pleine lune voguant à travers les nuages lui permettait d'examiner, étaient peu propres à lui inspirer le calme dont il avait si grand besoin. Le désordre de son imagination était accru par l'aspect sauvage des lieux environnants : c'étaient de sombres cavernes et des rocs à pic qui s'élevaient l'un sur l'autre et divisaient les nuées au passage ; éparses çà et là, des touffes isolées d'arbres aux branches inextricables, dans lesquelles, rauque et lugubre, soupirait le vent de la nuit ; le cri perçant des aigles de montagne qui avaient bâti leur aire dans ces solitudes désertes ; le bruit étourdissant des torrents qui, gonflés par les pluies récentes, se jetaient avec violence dans d'affreux précipices ; et les eaux sombres d'une rivière silencieuse et indolente qui réfléchissait faiblement les rayons de la lune et baignait la base du rocher où se tenait Ambrosio. Le prieur jeta autour de lui un regard de terreur ; son conducteur infernal était toujours à son côté, et le contemplait d'un oeil de malice, de triomphe et de mépris. -- Où m'avez-vous conduit ? dit enfin le moine d'une voix creuse et tremblante : pourquoi me déposer dans ces tristes lieux ? Retirez-m'en promptement ! portez-moi à Mathilde ! L'esprit ne répondit point, mais continua de le considérer en silence. Ambrosio ne put soutenir ses regards : il détourna les yeux tandis que le démon parlait ainsi : -- Je le tiens donc en mon pouvoir, ce modèle de piété ! cet être sans reproche ! ce mortel qui mettait ses chétives vertus au niveau de celles des anges ! Il est à moi ! irrévocablement, éternellement à moi ! Compagnons de mes souffrances ! habitants de l'enfer ! comme vous serez heureux de mon présent ! -- Il s'arrêta, puis s'adressa au moine... -- Te porter à Mathilde ! continua-t-il, répétant les paroles d'Ambrosio. Malheureux ! tu seras bientôt avec elle ! tu mérites bien d'être près d'elle, car l'enfer ne compte pas de mécréant plus coupable que toi. Écoute, Ambrosio, je vais te révéler tes crimes ! Tu as versé le sang de deux innocentes : Antonia et Elvire ont péri par tes mains ; cette Antonia que tu as violée, c'est ta soeur ! cette Elvire que tu as assassinée t'a donné la naissance ! Tremble, infâme hypocrite ! parricide inhumain ! ravisseur incestueux ! tremble de l'étendue de tes offenses ! Et c'est toi qui te croyais à l'épreuve de la tentation, dégagé des humaines faiblesses, et exempt d'erreur et de vice ! L'orgueil est-il donc une vertu ? l'inhumanité n'est-elle pas une faute ? Sache, homme vain, que je t'ai depuis longtemps marqué comme ma proie : j'ai épié les mouvements de ton coeur ; j'ai vu que tu étais vertueux par vanité, non par principe, et j'ai saisi le moment propre à la séduction. J'ai observé ton aveugle idolâtrie pour le portrait de la madone : j'ai commandé à un esprit inférieur, mais rusé, de prendre une forme semblable, et tu as cédé avec empressement aux caresses de Mathilde ; ton orgueil a été sensible à sa flatterie ; ta luxure ne demandait qu'une occasion pour éclater ; tu as couru aveuglément au piège, et tu ne t'es pas fait scrupule de commettre un crime que tu blâmais dans une autre avec une impitoyable rigueur. C'est moi qui ai mis Mathilde sur ton chemin ; c'est moi qui t'ai procuré accès dans la chambre d'Antonia ; c'est moi qui t'ai fait donner le poignard qui a percé le sein de ta soeur ; et c'est moi qui dans un songe ai averti Elvire de tes desseins, et par là, t'empêchant de profiter du sommeil de sa fille, t'ai forcé d'ajouter le viol ainsi que l'inceste à la liste de tes crimes. Écoute, écoute, Ambrosio ! si tu avais résisté une minute de plus, tu sauvais ton corps et ton âme : les gardes que tu as entendus à la porte de la prison venaient te signifier ta grâce ; mais j'avais déjà triomphé ; mon plan avait déjà réussi. C'est à peine si je pouvais te proposer des crimes aussi vite que tu les exécutais. Tu es à moi, et le ciel lui-même ne peut plus te soustraire à mon pouvoir. N'espère pas que ton repentir annule notre contrat ; voilà ton engagement signé de ton sang : tu as renoncé à toute miséricorde, et rien ne peut te rendre les droits que tu as follement abjurés. Crois-tu que tes pensées secrètes m'échappaient ? non, non, je les lisais toutes ! Tu comptais toujours avoir le temps de te repentir ; je voyais ton artifice, j'en connaissais l'erreur, et je me réjouissais de tromper le trompeur ! Tu es à moi sans retour : je brûle de jouir de mes droits, et tu ne quitteras pas vivant ces montagnes. Pendant le discours du démon, Ambrosio était resté frappé d'épouvante et de stupeur. Ces derniers mots le réveillèrent. -- Je ne quitterai pas vivant ces montagnes ? s'écria-t-il. Perfide, que voulez-vous dire ? avez-vous oublié votre marché ? L'esprit répondit avec un sourire malin : -- Notre marché ? n'en ai-je pas rempli ma part ? Qu'ai-je promis de plus que de te tirer de prison ? ne l'ai-je pas fait ? n'es-tu pas à l'abri de l'inquisition ? à l'abri de tous, excepté de moi ? Insensé que tu fus de te confier à un diable ! pourquoi n'as-tu pas stipulé ta vie, et la puissance, et le plaisir ? tu aurais tout obtenu ; maintenant tes réflexions sont trop tardives. Mécréant, prépare-toi à la mort, tu n'as pas beaucoup d'heures à vivre. L'effet de cette sentence fut terrible sur le malheureux condamné ; il tomba à genoux, et leva les mains vers le ciel. Le démon devina son intention, et la prévint. -- Quoi ! cria-t-il, en lui lançant un regard furieux, oses-tu encore implorer la miséricorde de l'Éternel ? voudrais-tu feindre le repentir, et faire encore l'hypocrite ! Scélérat, renonce à tout espoir de pardon ! voilà comme je m'assure de ma proie... À ces mots, enfonçant ses griffes dans la tonsure du moine il s'enleva avec lui de dessus le rocher. Les cavernes et les montagnes retentirent des cris d'Ambrosio. [...] Source : Lewis (Matthew Gregory), le Moine, in Romans terrifiants, trad. par Léon de Wailly, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins «, 1997. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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