Liberté kantienne
Publié le 22/10/2012
                             
                        
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                    Victor  DELBOS                                                       (1862-1916)                                                          « Sur la théorie kantienne                                           de la liberté «                                                      (1904)                                                               Un document produit en version numérique par Bertrand Gibier,        bénévole,                                                            professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le     Pas-de-Calais)                                                       Courriel: [email protected]                                Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"             Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie          Tremblay,                                                            professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi                      Site web: http://classiques.uqac.ca/                                 Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque      Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi             Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/                               Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos  fichiers  est  interdite,  même avec la mention de leur provenance, sans  l'autorisation  formelle,  écrite, du fondateur des Classiques  des  sciences  sociales,  Jean-Marie  Tremblay, sociologue. 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Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. Cette édition électronique a été réalisée par Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée Woillez de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais), [email protected] , à partir de : Victor  DELBOS, « Sur la théorie kantienne de la liberté « Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Victor Delbos, " Sur la théorie kantienne  de  la  liberté "  in  Bulletin  de  la  Société française de Philosophie, n° 1, janvier 1905 (Ve année), pp.  1-25.  [Séance du 27 Octobre 1904.] Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman 12 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de  textes  Microsoft  Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5'' x 11'') Édition complétée le 29 juin 2008 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec. [pic] Victor  DELBOS « SUR LA THÉORIE KANTIENNE DE LA LIBERTÉ « Bulletin de la Société française de Philosophie Séance du 27 Octobre 1904. Présents à cette séance : MM.  Belot,  Bergson,  Brunschvicg,  Bazaillas, Couturat, Chartier, Dauriac,  Delbos,  Desjardins,  Dunan,  Egger,  Evellin, Halévy, J. Lachelier, H. Lachelier, Lalande, Landormy, X. Léon, Leroy, Lévy- Brühl, Parodi, Pécaut, Rauh, Sorel[1]. Les conceptions que Kant présente de la liberté  dans  les  ouvrages  de  la période critique ne paraissent pas identiques, ni concordantes. Dans  la  Critique  de  la  Raison  pure,  Kant  distingue   la   liberté transcendantale  et  la  liberté  pratique ;  la  première  est   une   idée cosmologique pure ; c'est l'idée d'une spontanéité absolue, dont l'objet  ne peut  être  donné  dans  aucune  expérience ;  la  seconde  est  la   simple indépendance de notre volonté à l'égard des mobiles sensibles et  peut  être démontrée  par  l'expérience.   La   liberté   transcendentale   n'est   que logiquement possible. Grâce à la  distinction  des  choses  en  soi  et  des phénomènes, elle peut être admise en même  temps  que  le  mécanisme  de  la nature. Cependant, quoiqu'elle  soit  théoriquement  indéterminée,  Kant  en fait à la volonté humaine une application, pour laquelle  elle  retient  des attributs de la  chose  en  soi :  de  là  dérive  notamment  la  notion  du caractère intelligible immuable. Quant à la liberté pratique, elle  apparaît comme immédiatement réelle, et quoiqu'elle doive, selon Kant, se fonder  sur la liberté transcendentale, elle semble  peu  emprunter  aux  déterminations métaphysiques,  implicites  ou  explicites,  par   lesquelles   la   liberté transcendentale est chose en soi. Dans les Fondements de  la  métaphysique  des  m?urs,  Kant,  par  l'idée d'autonomie, concilie ou même identifie la  liberté  transcendentale  et  la liberté pratique : la liberté, fondement du  devoir,  est  la  faculté  qu'a tout être raisonnable d'agir indépendamment des lois de la nature, et  selon une loi que sa volonté, comme législatrice universelle,  institue ;  ici  le concept  de  la  liberté  est  purement  rationnel  et  ne   doit   rien   à l'expérience. Dans la Critique de la Raison  pratique,  Kant  commence  par  développer systématiquement  l'idée   de   la   liberté,   comme   causalité   pratique inconditionnée, qui est certifiée par  la  loi  pratique  inconditionnée  et même, en un sens, est identique à elle (Analytique). En  expliquant  ensuite comment cette liberté est concevable,  il  reprend  de  la  Critique  de  la Raison pure, tout  en  l'adaptant  plus  étroitement  aux  exigences  de  la morale, la théorie de la liberté intemporelle et du  caractère  intelligible (Éclaircissement de l'analytique). Enfin  il  admet  la  liberté,  non  plus comme principe de tout le système de la raison, mais comme postulat,  et  il semble entendre par là la foi dans la puissance qu'a la volonté  humaine  de produire la vertu  et  de  préparer  ainsi  l'avènement  du  souverain  bien (Dialectique). Dans la Critique de la faculté de juger, Kant considère la liberté  comme une chose de  fait  qui  se  manifeste  dans  des  actions  réelles  et  par conséquent  dans  l'expérience ;  il  redit  d'autre  part  qu'elle  a   une existence supra-sensible, et énonce même la  possibilité  qu'elle  ne  fasse qu'un avec le substratum supra-sensible de la nature. Dans la Religion dans les limites de la simple raison, Kant parait prêter au libre arbitre humain un caractère intelligible comme  celui  qu'avait  la liberté transcendentale ; cependant ici le  libre  arbitre  est  capable  de changement puisqu'il peut se convertir radicalement  du  mal  au  bien ;  et d'un autre côté il reste différent de la volonté  autonome,  puisqu'il  peut se déterminer, et qu'en fait il se détermine au mal. Ces  diverses  conceptions  de   la   liberté   ne   doivent   pas   être indistinctement unies dans un exposé ou un examen de la doctrine  kantienne. Si  l'on  veut  tâcher  d'en  expliquer  la  diversité  ou  même  l'apparent désaccord, il faut tenir compte : 1° de la  différence  des  points  de  vue auxquels  Kant  a  considéré  la  liberté,  et  de   la   hiérarchie   qu'il établissait,  implicitement  ou   explicitement,   entre   les   différentes significations de ce concept ;  2° de  l'évolution  de  sa  pensée  qui  l'a conduit de plus en plus à exclure  ou  omettre  de  l'idée  de  liberté  les éléments  transcendants  et  inapplicables  pour  en  retenir  les  éléments applicables et immanents, sans préjudice toutefois pour  un  système  de  la raison pure. DISCUSSION M. DELBOS. - Je voudrais simplement indiquer au début de la  séance  dans quel esprit et avec quelle méthode il convient,  selon  moi,  d'examiner  le problème soulevé par la diversité, au moins apparente, des  conceptions  que Kant présente de la liberté. Je crois qu'il faut  tenir  grandement  compte, et de la façon dont il a écrit ses principaux ouvrages, et de la façon  dont il a composé son système.  Quand  on  lit,  par  exemple,  l'une  des  trois Critiques, on ne peut s'empêcher de reconnaître que  diverses  parties  n'en sont pas d'une même venue, et que l'effort  de  production  nouvelle  ou  de démonstration rigoureuse  ne  s'étend  pas  également,  tant  s'en  faut,  à l'?uvre entière. Chacun de ces livres contient,  avec  des  morceaux  neufs, des  morceaux  pour  lesquels  Kant  s'est  référé  à   des   développements antérieurs de sa pensée, exprimés le plus souvent dans  ses  leçons.  Il  ne faut pas conclure de là  que  ces  morceaux  repris  soient  simplement  des pièces rapportées, mais que l'ensemble de l'ouvrage, composé d'idées qui  ne sont pas toujours du même âge, n'en représente pas  la  concordance  interne aussi rigoureusement qu'elle pouvait être dans l'esprit de Kant. Et quant  à cette concordance interne  des  idées,  elle  n'a  été  souvent  aperçue  et établie par Kant qu'à la suite d'un long effort.  Avant  de  construire  son système, et pour le construire, Kant a commencé par  éprouver  isolément  la plupart des concepts qui devaient y entrer, par en examiner le sens  et  les conditions de validité, si bien que les relations par lesquelles  il  les  a plus ou moins laborieusement  liés  entre  eux  sont  moins  résultées  d'un système préalablement entrevu par  son  génie  qu'elles  n'ont  contribué  à former son système par composition graduelle. Dans ces conditions  il  n'est pas surprenant que toutes les déterminations qu'il a  données  à  des  idées essentielles ne s'offrent pas toujours dans un  accord  immédiat,  et  qu'il faille soigneusement distinguer à quel point de vue,  pour  quelle  question précise à résoudre, il les a données. Afin d'éclaircir ces  indications  par des exemples, prenons, dans la Critique de la  Raison  pratique,  les  trois morceaux où Kant a présenté trois conceptions, à mon  sens,  différentes  de la liberté : l'Analytique, l'Éclaircissement critique  de  l'Analytique,  la Dialectique.  Les  idées  qui  dominent  ces  trois  morceaux  ne  sont  pas contemporaines ;  l'idée  qui  domine  l'Analytique,  l'idée  de  l'identité essentielle de la liberté et de la loi, ou de  l'autonomie  de  la  volonté, est la plus récente : elle a été constituée  dans  la  Grundlegung ;  l'idée qui reparaît dans l'Éclaircissement critique de l'Analytique, l'idée  de  la liberté transcendentale et du caractère intelligible,  est  plus  ancienne : elle est reprise de la Dialectique transcendantale dans la  Critique  de  la Raison pure ; quant à l'idée qu'expose la Dialectique, l'idée  du  souverain bien, elle est plus ancienne encore, elle était certainement  exprimée  dans les leçons que faisait Kant, et  l'affirmation  en  était  considérée  comme dépendante d'une conviction pratique. De ce que ces trois  idées  maîtresses ont été élaborées à  des  époques  différentes,  il  ne  suit  point  certes qu'elles soient inconciliables ; mais si elles se rapportent à  des  moments historiques  distincts,  elles  peuvent  aussi,   dans   l'accord   qu'elles comportent, se rapporter à des moments logiques distincts ; de plus  il  est presque inévitable qu'elles gardent de leurs  formules  primitives  quelques éléments plus ou moins réfractaires à cet accord. En  tout  cas  l'important me paraît être  de  ne  pas  admettre  d'emblée  chez  Kant  une  conception toujours identique ou une fonction essentiellement unique de la liberté,  de chercher par conséquent, à l'aide de  ce  que  nous  pouvons  savoir  de  la formation de sa pensée, à établir la hiérarchie des diverses  significations de cette idée, et d'examiner enfin si certaines  déterminations  enveloppées originairement dans cette idée n'en ont pas  été,  au  moins  implicitement, rejetées par le développement de sa philosophie pratique.  -  La  discussion du programme que j'ai soumis à l'examen de la société permettra  sans  doute d'indiquer quelques-unes des conclusions auxquelles  on  peut  aboutir  dans cette voie. M. LACHELIER. - Il n'y a pas, entre M. Delbos  et  moi,  de  dissentiment bien profond sur la théorie kantienne de la liberté. Je reconnais  avec  lui que cette théorie se présente, dans les ouvrages où Kant l'a  successivement exposée, sous des aspects assez différents. Je crois aussi comme  lui  qu'il n'y a pas, entre ces différents aspects, de contradiction. Il  y  a  plutôt, selon moi, d'un ouvrage à l'autre,  approfondissement ;  il  y  a  aussi  et surtout addition de nouveaux éléments,  ou  plutôt  peut-être  développement d'éléments secondaires (tels que l'idée  du  bonheur  liée  à  celle  de  la moralité). Il n'y a,  ce  me  semble,  ni  vacillation,  ni  rétrogradation. Voici, au surplus,  comment  je  me  représente  le  progrès  de  la  pensée kantienne sur ce point. La question de la liberté se pose, comme on sait, pour la première  fois, dans la troisième antinomie. Elle s'y pose en dehors de toute  préoccupation morale. Il s'agit uniquement de l'explication des  événements  de  ce  monde par leurs causes. L'idée de cause, chez Kant, est double,  et  il  se  sert, pour l'exprimer, de deux mots différents. Il y  a  d'abord  l'être  agissant qui produit un événement, Ursache : il y a ensuite l'action par laquelle  il le produit, Causalität. Mais l'être agissant peut  être  considéré  lui-même sous deux aspects : d'abord, tel qu'il se manifeste  par  sa  présence  dans l'espace et son action dans le temps, en un mot, comme phénomène :  ensuite, tel qu'il existe en lui-même, en dehors du temps et  de  l'espace,  c'est-à- dire, dans la langue de Kant, comme chose  en  soi.  L'action  causale  d'un être, en tant que phénomène et, par conséquent, telle qu'elle  a  lieu  dans le  temps,  est  toujours  déterminée  par  une  action  que  cet   être   a antérieurement subie, celle-ci par une  autre,  et  ainsi  de  suite :  d'où l'impossibilité de rendre entièrement compte, par la causalité  phénoménale, d'un événement donné. Mais il  est  possible  qu'un  être,  considéré  comme chose en soi, exerce, par rapport à ce même événement,  une  causalité  d'un autre genre, qui échappe à la forme du temps et, par  suite,  à  la  loi  en vertu de laquelle l'action d'une cause est  toujours  déterminée  par  celle d'une autre. Il est possible, en un mot, qu'il y ait une causalité libre  et que  cette  causalité,  en  expliquant  complètement  certains   événements, explique du même coup tous  ceux  qui  en  dépendent  selon  l'ordre  de  la causalité phénoménale. Seulement cette causalité, de  même  que  l'existence hors du temps et de l'espace de la cause qui l'exerce,  ne  peut  être  pour nous l'objet d'aucune intuition. Cela suffit à Kant pour résoudre la troisième antinomie. Mais,  dans  les développements qui suivent la discussion des antinomies, et  en  particulier dans les deux morceaux intitulés Möglichkeit der Causalität durch  Freiheit, etc. (Rosenkranz, p. 422, sqq.), et Erlaüterung der kosmologischen Idee  der Freiheit, etc. (ib., p. 425, sqq.), il entreprend, d'abord  de  prouver  que la liberté existe, et ensuite de montrer comment elle se  concilie  avec  le déterminisme des phénomènes. La preuve de la liberté résulte pour lui de  ce fait que nous nous dictons à nous-mêmes notre  conduite.  Nous  nous  disons que nous devons faire telle chose, ou que nous n'aurions pas dû faire  telle autre que nous avons faite. Or il est évident que le  mot  devoir  est  pris ici dans un tout autre sens que lorsque nous  disons  qu'un  événement  doit arriver, c'est-à-dire ne peut pas ne pas arriver, en  vertu  de  la  liaison causale des phénomènes : car l'action que nous devons faire est souvent  une action que nous ne faisons pas, et le devoir de la faire ne procède pas,  en tout cas, pour nous, d'une action antérieure. Ce n'est donc pas du point  de vue de l'expérience, ou de notre existence  phénoménale,  que  nous  jugeons que cette action doit être faite : c'est du point de vue  de  notre  raison, ou, ce qui est la même chose dans la pensée de  Kant,  de  nous-mêmes  comme chose en soi. Nous avons donc, comme chose en soi, une causalité  à  l'égard de  ce  même  événement  que  nous  produisons  comme  phénomène,  et  cette causalité, que Kant appelle intelligible,  et  qui  détermine  au  moins  en partie, selon lui, notre causalité phénoménale,  est  une  causalité  libre. Ces ordres, que la raison donne  ainsi  en  nous  à  la  nature,  n'ont  pas nécessairement un caractère moral : il  s'agit  tout  aussi  bien,  dans  la pensée de Kant, d'ordres  fondés  sur  de  simples  règles  de  prudence  et d'intérêt personnel, comme : « sois tempérant, sois  économe,  sois  poli «, etc. Il suffit, pour que nous nous reconnaissions  comme  cause  libre,  que nous nous imposions à nous-mêmes des règles de conduite, ou  que  nous  nous efforcions de  déterminer  notre  conduite  par  ce  que  Kant  appelle  des maximes, quel que soit, du  reste,  le  contenu  de  ces  maximes.  Le  plus difficile est de comprendre comment cette causalité  intelligible  détermine notre  causalité  phénoménale  et  modifie,  par  l'intermédiaire  de  cette dernière, la marche des événements de ce  monde.  Pour  cela,  il  faut,  je crois,  écarter,  au  moins   provisoirement,   l'idée   leibnizienne   d'un déterminisme mécanique, au sens propre de ce mot,  de  tous  les  phénomènes sans exception. La cause phénoménale que nous sommes réagit sur les  actions qu'elle subit de la part des autres causes, d'une manière  originale  et  en vertu d'une qualité qui lui est  propre,  absolument  comme  un  corps  brut réagit en vertu de ses propriétés physiques et chimiques. Cette qualité,  ou le mode de réaction qui en résulte, est ce que Kant appelle notre  caractère empirique. Or c'est, précisément par l'ensemble  de  nos  maximes  que  nous déterminons, au moins en partie, ce mode de réaction : je dis :  en  partie, parce que, par faiblesse, nous ne suivons pas toujours nos maximes et  qu'il faut  comprendre,  je  crois,  dans  la  constitution  de  notre   caractère empirique, le plus ou moins de fermeté et de  régularité  avec  lequel  nous les suivons. Je ne vois pas, du reste, que Kant se soit  expliqué  nettement sur ce point. Toujours est-il que notre raison, par l'intermédiaire  de  ses maximes, détermine, au moins en partie, notre caractère  empirique  et,  par l'intermédiaire de ce caractère, la série de  nos  actes  extérieurs.  Notre caractère empirique une fois posé,  et  les  circonstances  dans  lesquelles nous agissons une fois données, notre action  s'ensuit  avec  une  nécessité absolue : mais  notre  liberté  est  elle-même  un  des  facteurs  de  cette nécessité. La liberté dont nous avons parlé jusqu'ici  n'est  encore  que  relative. Elle consiste, avons-nous dit, à agir en vertu de maximes : mais le  contenu de ces maximes est déterminé en grande partie par notre  expérience,  et  le choix que nous en faisons dépend aussi en partie, soit de la force  relative de nos inclinations, soit d'influences extérieures, comme  celles  de  notre éducation, de nos relations, etc. Ce qui est, par  rapport  au  déterminisme des phénomènes, liberté, peut donc  être,  à  d'autres  égards  et  dans  le secret de notre conscience, nature, comme Kant le remarque dans le Canon  de la Critique de la raison pure (Rosenkranz, p. 619). Mais  le  choix  de  ces maximes, au moins dans ce qu'elles ont de conforme ou de contraire à la  loi morale, dépend en nous d'une maxime fondamentale, celle  par  laquelle  nous décidons, soit d'obéir invariablement à cette loi, soit,  au  contraire,  de la violer, non, sans doute, toujours, ni de gaieté de c?ur, mais quand  nous croirons y avoir intérêt. Nous touchons ici à ce qu'il y a de  plus  profond et aussi de plus obscur dans  la  théorie  kantienne  de  la  liberté.  Deux facteurs sont en jeu dans la constitution de cette maxime fondamentale :  la loi  morale,  d'une  part,  et  de  l'autre,  non  telle  ou  telle  de  nos inclinations, mais la racine commune de toutes, l'amour  de  nous-mêmes.  La question qui se pose pour nous et qui se résout au  plus  profond  de  notre conscience, avant tout choix de maximes particulières, est celle  de  savoir si nous mettrons la loi  morale  au-dessus  de  l'amour  de  nous-mêmes,  ou l'amour de nous-mêmes au-dessus de la loi morale. Cette  question,  nous  la résolvons une fois pour toutes, et tous,  ce  semble,  dans  le  même  sens, c'est-à-dire en  faveur  de  l'amour-propre  (consulter  sur  tout  cela  la Religion dans les limites de la pure raison, 1ère partie). C'est  ce  choix, ou la maxime  qui  l'exprime,  qui  constitue  ce  que  Kant  appelle  notre caractère intelligible. Je ne saurais dire cependant  si,  dans  sa  pensée, elle le constitue à elle seule, ou s'il faut y comprendre aussi les  maximes secondaires qui en dérivent. Toujours  est-il  que  c'est  de  cette  maxime fondamentale  que  dépend   principalement   le   choix   de   nos   maximes secondaires ; de sorte que la  question  de  savoir  si  notre  liberté  est relative ou absolue revient à celle de savoir si nous sommes libres dans  ce choix primitif. Or le doute à cet égard ne nous est pas  possible :  car  la loi morale nous prescrit elle-même de choisir  en  sa  faveur  et,  en  nous prescrivant ce choix, elle nous le présente comme une chose  qui  dépend  de nous. La raison, par cette prescription, témoigne d'une causalité à  l'égard de notre maxime fondamentale, et par  suite,  de  nos  maximes  secondaires, comme, en formulant ces dernières, elle témoigne de sa causalité  à  l'égard de nos actes extérieurs : nous pouvons, dans un cas comme dans l'autre,  par cela même, ou plutôt en ce sens même, que nous devons.  Mais  il  se  passe, dans un cas comme  dans  l'autre  (car  il  me  semble  que  les  deux  sont analogues), quelque chose d'étrange. Lorsque nous avons formulé  une  maxime ou que nous nous sommes donné à nous-mêmes un  ordre  quelconque  (qui  peut n'avoir pas de caractère moral, mais qui n'en est pas  moins  un  décret  de notre raison), nous n'y obéissons pas toujours,  par  faiblesse,  avons-nous dit,  mais  par  une   faiblesse   dont   nous   nous   savons   entièrement responsables : nous pouvions faire ce que nous  n'avons  pas  fait,  puisque nous aurions dû le faire. Il en est de même de  l'ordre  suprême  que  notre raison  nous  donne  en  édictant  la  loi   morale.   Nous   devons   obéir invariablement à cette loi : nous lui désobéissons, en  fait,  incessamment, et nous avons même pris au fond de  nous-mêmes  le  parti  de  lui  désobéir toutes les fois que nous croirions y avoir intérêt : mais nous  n'en  sommes pas moins certains qu'il dépendait de nous  de  lui  obéir,  par  cela  même qu'elle exigeait de nous cette obéissance. De cette défaillance  volontaire, il n'y a pas, selon Kant, d'explication possible : c'est un fait ultime, au- delà duquel nous ne pouvons pas remonter. Il va de soi,  du  reste,  que  la liberté absolue avec laquelle nous  choisissons  notre  maxime  fondamentale et, par suite,  nos  maximes  secondaires,  n'a  rien  d'inconciliable  avec l'enchaînement  nécessaire  des  phénomènes :  car   elle   détermine,   par l'intermédiaire de ces dernières, notre causalité  phénoménale  et  s'insère ainsi  en  quelque  sorte  indirectement  elle-même  dans  la  trame  de  la nécessité physique. Tout cela est virtuellement dans la Critique de la Raison  pure,  quoique quelques points n'aient été complètement développés par  Kant  que  dans  sa théorie de la Religion. J'ai parlé d'addition d'éléments nouveaux,  ou  tout au moins d'importance plus grande donnée à des éléments restés  d'abord  sur le second plan. Dès la fin de la Critique de la Raison  pure,  Kant  affirme que l'accomplissement de la loi morale constitue un mérite, ou un  droit  au bonheur. De cela, je ne sache pas qu'il ait jamais donné aucune  preuve,  ni fourni aucune explication : c'est chez  lui  un  jugement  synthétique  sans moyen terme. L'idée  du  bonheur  tient  beaucoup  plus  de  place  dans  la Critique de la Raison pratique et s'y combine  avec  l'idée  d'une  moralité supposée parfaite, pour constituer celle dit Souverain bien. Kant, à  partir de ce moment, nous ordonne,  au  nom  de  la  raison,  non  plus  simplement d'obéir à la loi morale, mais de vouloir tout  au  moins  réaliser  (car  le réaliser  n'est  pas  en  notre  pouvoir)  le  souverain  bien.  C'est  pour expliquer la possibilité de cette  réalisation  qu'il  a  recours  aux  deux célèbres postulats de l'existence de Dieu et de la prolongation  à  l'infini de notre propre existence dans le temps. Dans la Critique  du  Jugement,  le souverain bien, synthèse de la moralité et du bonheur,  apparaît,  non  plus comme la fin particulière de l'homme, mais comme la fin vers laquelle  tend, par l'intermédiaire de l'homme, la nature entière : et  Kant  nous  donne  à entendre que, si nous pouvions pénétrer, par une  intuition  intellectuelle, jusqu'au fond des choses, nous verrions peut-être cette fin  suprême  de  la nature, aussi bien que  chacune  de  ses  fins  particulières,  se  réaliser d'elle-même, par des voies que ses deux postulats ne représentent que  d'une manière  symbolique  et  appropriée  aux  besoins  de   notre   entendement. Évidemment, dans sa  pensée,  bien  d'accord  en  cela  avec  celle  de  ses contemporains, la sensibilité avait, comme la raison, ses droits :  et  l'on peut  supposer  que  l'une  et  l'autre  étaient  pour  lui  une  sorte   de dédoublement et comme de polarisation d'une nature  unique,  qui  tendait  à reconstituer son unité primitive par la réalisation du souverain bien. Il me reste à toucher un point, le plus délicat peut-être de tous.  Selon M. Delbos, dans l'ouvrage intitulé  la  Religion  dans  les  limites  de  la simple raison, « Kant parait prêter au libre  arbitre  humain  un  caractère intelligible « ;  et  « cependant  ici  le  libre  arbitre  est  capable  de changement, puisqu'il peut se convertir radicalement du mal  au  bien «.  Je suis persuadé, quant à moi, que le libre arbitre de  la  Religionslehre  est bien la liberté intelligible de la Critique de la Raison pure,  et  que,  si Kant ne donne plus à cette liberté le nom de  transcendentale,  c'est  qu'il ne la considère plus  en  tant  que  principe  théorique  d'explication  des phénomènes, mais uniquement au point  de  vue  moral  et  religieux.  Il  me semble même que c'est par sa théorie du mal radical que Kant  nous  fait  le mieux comprendre ce qu'est en nous le choix de la  maxime  fondamentale  qui détermine notre caractère intelligible. Il est vrai que,  dans  la  Critique de la Raison pure, ce caractère est présenté  comme  immuable,  tandis  que, dans la théorie de la Religion, le mal radical n'exclut pas  la  possibilité du retour au bien. Il y a là, je  le  reconnais,  une  sérieuse  difficulté. Mais d'abord M. Delbos n'a certainement pas voulu dire que notre  conversion du mal au bien eût lieu, quand elle a lieu, dans le temps. Je ne  crois  pas non plus que, dans la vie  extérieure,  et  peut-être  même  intérieure,  de l'homme qui se convertit,  il  soit  possible  de  distinguer  deux  parties successives, correspondant l'une au choix primitif  du  mal,  l'autre  à  la révocation de ce choix. Il me  semble  résulter  du  langage  de  Kant  que, tandis que notre perversion primitive est certaine, et  continue,  peut-être chez nous tous et jusqu'à la fin de notre  vie,  à  vicier  notre  conduite, notre conversion est toujours problématique, et que  nous  pouvons  tout  au plus  l'espérer,  lorsque  nous  donnons  des  signes  sérieux   et   suivis d'amendement, sans jamais en être sûrs. J'incline, par suite, à  penser  que la conversion, pour Kant n'est pas seulement hors du temps, de même  que  la chute primitive, mais qu'elle n'est pas tout à fait de même ordre que  cette dernière, qu'elle est peut-être moins un fait qu'une idée, un objet  de  foi et d'espérance, et que  nous  devons  nous  la  représenter,  non  comme  la substitution d'un caractère intelligible à  un  autre,  mais  comme  quelque chose d'intérieur à notre caractère  intelligible  lui-même,  de  visible  à Dieu seul, qui nous justifie  devant  lui,  tout  en  nous  laissant  à  nos propres yeux tels que nous nous sommes faits. Mais je reconnais  que  je  ne m'appuie ici sur aucun texte  de  Kant  et  que  mon  interprétation  de  sa pensée, sur ce dernier point, est purement conjecturale. M. DELBOS. - Il serait difficile, je  crois,  de  donner  de  la  théorie kantienne de la liberté une interprétation plus profonde et plus  rigoureuse que celle que vient de nous présenter M. Lachelier. Je tiens  pour  d'autant plus précieux l'assentiment de principe qu'il a donné  à  mes  observations. Que Kant, d'un ouvrage à l'autre, soit entré plus avant dans  sa  pensée  et ait été ainsi conduit  à  en  modifier  certaines  expressions  primitives : c'est là précisément ce que j'ai voulu soutenir.  Pleinement  d'accord  avec M. Lachelier sur le sens général de  ces  modifications,  je  ne  crois  pas cependant que la  nature  en  soit  aussi  complètement  préformée  dans  la Critique de la Raison pure. Il me semble que la  Critique  de  la  Raison  pure  oppose  encore  très puissamment  aux  dispositions  virtuelles  de  l'esprit  critique   nouveau l'influence plus ou moins inconsciente de  la  Métaphysique  traditionnelle. En  ce  qui  concerne  notamment  la  conception  de  la  liberté  dans   la Dialectique  transcendentale,  il  me  paraît  y  avoir  un  dualisme   très imparfaitement résolu entre la causalité que la liberté possède comme  chose en soi et la causalité de la raison. C'est à  la  causalité  de  la  liberté comme chose en soi que se rattache la théorie du caractère intelligible,  et si l'on veut bien  se  reporter  à  la  définition  que  Kant  donne  de  ce caractère, on verra qu'elle est en quelque sorte toute  spéculative :  c'est la loi selon laquelle se manifeste la causalité d'une cause. Sauf  que  nous n'avons pas d'intuition intellectuelle pour  la  saisir,  la  liberté  comme chose en  soi  ne  paraît  pas  très  différente  des  essences  réelles  de l'ancienne métaphysique : elle est le fondement intelligible des  phénomènes en général. Sommes-nous  même  bien  loin,  avec  la  restriction  que  j'ai indiquée, des monades de Leibniz, saisies à  la  source  éternelle  de  leur action ? Kant sans doute professe que des choses en soi et que par suite  de la liberté comme telle nous ne pouvons rien connaître : il  n'en  reste  pas moins que c'est par leur propriété d'être des choses et des choses  en  soi, c'est-à-dire hors du temps, que se détermine ce qu'il  faut  entendre,  même pratiquement, par le caractère intelligible. Dans la chose en soi, il n'y  a ni avant, ni après : donc le caractère intelligible est constitué  une  fois pour toutes. Kant ne dit même pas ici expressément ce qu'il affirme dans  la Critique de la Raison pratique : à  savoir  que  c'est  nous-mêmes  qui,  en rapport avec la  loi  morale,  nous  donnons  notre  caractère.  Nous  avons affaire  ici  à  la  chose  intelligible  inconnaissable,  non  à   l'action intelligible. Aussi, lorsque ici encore Kant explique ce qu'il entend par la  causalité de la raison, il ne détermine pas, comme il le fera  plus  tard,  par  cette causalité la causalité indéterminée de la chose en soi : il  dit  simplement qu'il fait de sa théorie de la liberté transcendentale une  « application  à l'expérience «. Et la façon même dont il fait cette application nous  montre que sa conception de la causalité pratique de la  raison  n'est  pas  encore très nettement arrêtée dans son esprit, La causalité de la  raison  apparaît dans toutes les maximes qui règlent notre action,  qu'elles  soient  dictées par le devoir ou l'intérêt, - ce que M. Lachelier a justement  relevé.  Mais le rapport de cette causalité de la raison avec  la  loi  morale  n'est  pas exactement défini : ce qui fait que nous sommes certains de cette  causalité de la raison ne nous est pas encore révélé. La Critique de la  Raison  pure, au moins dans  la  première  édition,  ne  contient  pas  le  mot,  ni  même explicitement l'idée de l'autonomie de la volonté. C'est là le progrès opéré par la Grundlegung zur Metaphysik der  Sitten : par l'idée de l'autonomie de la volonté, liberté transcendentale et  liberté pratique s'identifient. Nous devons nous concevoir comme libres,  du  moment que notre volonté est capable  d'instituer  par  elle-même  une  législation universelle. Liberté et loi morale, dira Kant dans la Critique de la  Raison pratique, sont deux concepts corrélatifs, ou même  ne  font  qu'un  dans  le concept d'une raison pure pratique. La liberté nous  est  certifiée  par  la loi morale : suit-il de là que nous ne soyons libres  qu'en  tant  que  nous nous soumettons à la loi ? Nullement. En nous prescrivant de choisir  en  sa faveur, la loi morale nous présente en effet le choix comme  une  chose  qui dépend de nous ; elle admet  donc  la  possibilité  d'un  choix  contraire ; cette possibilité  d'un  choix  contraire  ne  repose  pas  sur  une  simple représentation inadéquate des conditions de notre activité pratique :  c'est un acte radical de volonté qui seul peut en être le fondement, le Grund.  En d'autres termes, la liberté est coextensive à  tout  usage  pratique  de  la raison, et une volonté n'est volonté que parce qu'elle choisit des  maximes, c'est-à-dire  des  règles  d'action  qui  sont  relativement  ou  absolument rationnelles : relativement,  quand  elles  empruntent  leur  contenu  à  un mobile sensible, absolument, quand elles l'empruntent à l'idée  pure  de  la loi morale. Le mal consiste à adopter l'amour de soi comme  maxime  suprême, à le prendre par suite pour principe de détermination comme  s'il  avait  la valeur de la loi : le mal comporte un certain usage de notre raison,  et  il est un acte de volonté : par là notre liberté est engagée. Sur ces dernières remarques, M. Lachelier et moi, nous nous trouvons,  me semble-t-il, tout à fait d'accord. Cependant, - et c'est peut-être  ici  que quelque  dissentiment  apparaîtrait,  -  la  liberté  en  tant  qu'elle  est identique à la loi morale et certifiée par elle ne  peut  pas  se  confondre avec la liberté en tant qu'elle se détermine ou  non  par  respect  pour  la loi ; ou, si vous aimez mieux, l'acte par lequel la volonté  libre  en  nous pose la loi à laquelle doit obéir tout être raisonnable, est autre  tout  de même que l'acte par lequel ma volonté se conforme à la  loi  ou  se  met  en rébellion contre elle : il en est le fondement, mais il en  reste  distinct. De là, comme je le disais dans le programme de cette  séance,  la  nécessité d'établir une hiérarchie entre les diverses significations du concept de  la liberté  dans  la  philosophie  de  Kant :  nécessité  qui  ne  répond   pas uniquement à un besoin de clarté logique dans  la  restitution  du  système, mais qui s'impose encore quand on  constate  les  variations  que  présente, selon les ?uvres de Kant et même  parfois  les  diverses  parties  de  telle ?uvre, comme, par exemple, la Critique de la Raison  pratique,  l'emploi  de ce concept. Dans  cette  intention  je  m'attacherai  surtout,  selon  l'exemple   de M. Lachelier, à voir ce que devient la liberté dans la Religion. La  liberté intervient ici pour expliquer avant tout le mal, le mal radical.  Constatons d'abord des changements significatifs de terminologie. La  volonté  libre  y est constamment appelée  Willkühr,  au  lieu  de  Wille :  or  Kant  tend  à distinguer de plus en  plus  rigoureusement  entre  les  sens  de  ces  deux termes. « De la volonté, dira-t-il dans la  Métaphysique  des  m?urs  (Edit. Hartenstein de 1867-68, VII, p. 23), procèdent les lois ; du  libre  arbitre les maximes « (Von dem Willen gehen die Gesetze aus ; von der  Willkühr  die Maximen), et par crainte même de voir  identifier  la  volonté  législatrice avec le libre arbitre, il va jusqu'à affirmer qu'elle ne peut pas plus  être appelée libre que non libre (Ibid., p. 10-11 ; 23-24). Elle  est  plutôt  la vérité première pour toute action que la faculté même  d'agir.  Il  apparaît donc que le libre arbitre humain, s'il repose sur la liberté de  la  volonté autonome,  s'en  distingue  cependant  comme  une  faculté   qui,   par   la possibilité  qu'elle  a  de  se  déterminer  contrairement  à  la  loi,  est « arbitraire «. Ce n'est pas certainement sur  l'arbitraire  de  la  volonté que Kant entendait faire reposer tout le système de  la  raison  pure,  tant spéculative que pratique : la  vérité  fondamentale  de  sa  philosophie  ne pouvait être que la liberté identique à la loi, la  volonté  autonome.  D'un autre côté, dans la Religion, le libre arbitre n'est pas moins  distinct  de la liberté transcendentale,  telle  qu'elle  avait  été  expliquée  dans  la Critique de la Raison pure : nous retrouvons cependant  ici  la  théorie  de caractère intelligible, mais très effacée. Et en quoi, au surplus, consiste- t-elle ici ? Simplement à marquer l'intelligibilité, la rationalité qu'il  y a  dans  l'adoption  d'une  maxime  essentielle  de  conduite.  Toutes   les influences plus ou moins  obscures  qu'exerçait,  dans  la  Critique  de  la Raison pure, la signification métaphysique traditionnelle  de  la  chose  en soi sur la notion pratique du caractère ont  donc  disparu,  au  point  même d'exclure l'idée précédemment admise de  l'immutabilité  du  caractère.  Une régénération radicale est possible, qui substitue un  autre  caractère,  qui est bon, an caractère radicalement mauvais. M. Lachelier admet qu'il y a  là une grave difficulté. Grave certainement, et même à mes yeux  insoluble,  si l'on veut accorder la théorie  de  la  liberté  dans  la  Religion  avec  la théorie de la liberté transcendentale dans la Critique. Mais  si  l'on  veut reconnaître que Kant a modifié ou approfondi sa pensée dans  le  sens  d'une appropriation plus complète des concepts rationnels à leur  usage  pratique, il devient possible de comprendre que maintenant le caractère  intelligible, au lieu d'enfermer des dispositions immuables, comporte la possibilité  d'un radical changement : la chose en soi ne se projette plus  sur  la  causalité du vouloir humain. Assurément je n'ai jamais pensé que la conversion  de  la volonté se produisît dans le temps :  elle  est  hors  du  temps,  comme  en somme, selon Kant, toute action de la raison. Et c'est même parce que je  ne l'ai point pensé, que j'ai jugé utile de  signaler  la  différence  profonde qu'il y a entre l'idée d'une détermination intelligible immuable,  et  celle d'une conversion intelligible. La constance de nos manières d'agir ne  tient plus ici qu'à l'unité de la règle adoptée parmi les deux règles  possibles : une règle de conduite peut se changer, cela n'a rien  d'inconcevable :  mais la loi de la causalité d'une chose en soi, comment pourrait-elle changer ? C'est plutôt dans la doctrine du souverain bien, telle  qu'elle  apparaît dans la Critique de la raison pratique et dans la Critique de la faculté  de juger, que M. Lachelier verrait l'intégration - et l'intégration  arbitraire - d'éléments restés  d'abord  au  second  plan.  Il  y  aurait  certainement beaucoup à dire sur la façon dont Kant a introduit cette  doctrine  et  dont il l'a rattachée à sa conception fondamentale du  principe  moral :  ce  qui est sûr, c'est que Kant a toujours eu à c?ur d'en faire une  partie  de  son système, même quand il  n'en  a  parlé  que  par  allusion,  comme  dans  la Grundlegung. On pourrait constater aussi,  je  crois,  qu'il  lui  assurait, dans la Méthodologie de la Critique de la raison pure, une  importance  plus grande, qu'il lui conférait à certains  égards  le  droit  de  justifier  le devoir : ce qui se comprend du reste, puisqu'il n'avait  pas  encore  aperçu avec une parfaite clarté que c'est la volonté  qui  s'oblige  elle-même.  La Critique de la Raison pratique et la Critique de  la  faculté  de  juger  ne font donc que reprendre, en  l'adaptant  le  plus  possible  à  l'idée  d'un mobile pur de la moralité, une doctrine à laquelle Kant  tenait  sincèrement et profondément, et qui reposait en effet sur cette conviction,  que  l'être total de l'homme,  par  suite  sa  sensibilité  également,  doit  avoir  une destination  rationnelle.  Or  on  sait  que  cette  doctrine  qui  contient principalement les deux postulats de  l'immortalité  et  de  l'existence  de Dieu y ajoute incidemment comme autre postulat  la  liberté.  Cette  liberté peut-elle être la même que celle  qui  s'identifie  à  la  loi  morale  dans l'idée d'une raison pure pratique ? De cette dernière je dirais  volontiers, si je ne craignais pas de forcer quelque peu la pensée de Kant, qu'elle  n'a pas besoin de l'immortalité, parce qu'elle est éternelle.  Et  de  fait,  si l'on veut savoir ce qu'est la liberté comme postulat,  que  l'on  recoure  à deux textes qui se confirment, l'un tiré du travail de Kant sur les  Progrès de la métaphysique depuis Leibniz et Wolff (VIII, p. 557), l'autre  tiré  de son  Annonce  de  la  prochaine  conclusion  de  la  paix   perpétuelle   en philosophie (ibid., VI, p. 491) : on y verra que la liberté  comme  postulat signifie pour Kant la foi dans la puissance que nous avons de produire  ici- bas la vertu, et par là de préparer l'avènement du  souverain  bien.  Est-ce la liberté comme autonomie ? Non, et Kant, dans le premier des deux  textes, nous  le  dit  fort  bien :  c'est  la  liberté,  fondée  sans   doute   sur l'autonomie, mais qui est ici, comme il l'appelle, autocratie. Or il  suffit de constater encore dans la Doctrine de la vertu  ce  que  Kant  entend  par autocratie (ibid., VII, p. 186-187) pour voir qu'il s'agit  en  somme  d'une liberté militante, obligée de  lutter  contre  les  inclinations  sensibles, confiante en la suffisance de son pouvoir (d'où l'élément  de  croyance  qui constitue le postulat) pour engendrer la  moralité.  Remarquez  du  reste  à quel point cette notion de la liberté est d'accord avec l'idée que, dans  la Critique de la raison pratique, Kant se fait de  l'immortalité :  la  vertu, c'est l'effort indéfini vers la sainteté, qui exige pour ce motif une  autre vie que la vie présente : ne serait-il pas permis de  dire  que  la  liberté admise comme l'un des postulats qui expriment les  conditions  du  souverain bien, c'est la liberté qui directement s'oppose à  la  volonté  déchue,  que c'est, dans un monde qui doit, comme dit Kant,  être  le  meilleur  possible par la liberté,  le  libre  arbitre  régénéré,  en  marche,  à  travers  les obstacles de la sensibilité, vers son  idéal ?  Ce  n'est  point  certes  la liberté primordiale, celle qui était « au commencement «. Il est assurément fâcheux  que  Kant  n'ait  pas  toujours  explicitement distingué les emplois qu'il faisait du terme et  de  la  notion  de  liberté cependant il suffit que l'on puisse faire ces distinctions d'après  lui.  Et il faut ajouter qu'il avait ou plutôt qu'il se donnait de plus  en  plus  le droit de les faire. On est, il est vrai, parfois désagréablement surpris  et un peu irrité de ce perpétuel renvoi qu'il fait à un monde intelligible,  et l'on se demande si ce monde intelligible  ne  serait  pas  l'abîme  où  tout s'engloutit, c'est-à-dire  où  s'évanouissent  artificiellement  toutes  les difficultés. Mais c'est peut-être qu'alors on ne saisit  pas  pleinement  sa pensée. On voudrait voir  ce  qui  se  passe  dans  le  monde  intelligible, d'autant plus qu'on le suppose très lointain et qu'on l'imagine  mystérieux. Mais ce monde intelligible, de plus  en  plus  pour  Kant,  est  immanent  à nous ; il est l'élément de raison pure enveloppé dans nos actes,  selon  les divers points de vue auxquels on peut les considérer, il est, au  plus  haut degré que nous  puissions  atteindre,  l'acte  originaire  par  lequel  nous instituons une législation pratique universelle. C'est-à-dire  que  de  plus en plus se  dissipent  les  attributs  en  quelque  sorte  ontologiques  que l'ancienne Métaphysique prêtait à ce monde. Sans doute,  pour  répondre  aux accusations d'idéalisme, Kant a fait rentrer de plus  en  plus  positivement la chose en soi dans son système ; mais comme chose en  soi  elle  reste  le fondement  indéterminé  des  phénomènes  sensibles,  par  où  s'explique  la réceptivité de nos sens. Quand elle est invoquée du point de  vue  pratique, elle se laisse déterminer de plus en plus par la causalité  de  la  raison : elle n'affecte plus cette causalité, et, encore pour son profit, que  de  la propriété d'être impénétrable en son fond à la connaissance ; ou si  encore, en laissant la place pour une intuition  intellectuelle  possible,  elle  se propose comme le principe d'unité où les fins de la  nature  s'accorderaient avec le but final de la moralité,  ce  n'est  plus  que  pour  signifier  la puissance  efficace  de  la  moralité  sur  la  nature.  Reprenant  donc  la comparaison que Kant avait faite de  sa  révolution  philosophique  avec  la révolution astronomique de Copernic, je dirais volontiers pour  indiquer  le sens dans lequel sa pensée s'est  modifiée  ou  approfondie :  que  dans  la Critique de la Raison pure, la raison pratique gravite encore autour  de  la chose en soi, et que de plus en plus dans les ?uvres ultérieures,  c'est  la chose en soi qui gravite autour de la raison pratique.  Il  reste  seulement bien entendu que la raison  pratique  ne  peut  ni  déduire  d'elle-même  le fondement des phénomènes donnés à l'intuition sensible  ni  saisir  par  une intuition intellectuelle le principe commun où se conçoit, dans le  sens  de sa suprématie, l'unité des  fins  de  la  nature  et  de  l'Endzweck  de  la moralité. M. CHARTIER. - Je voudrais être éclairé encore  un  peu  plus,  si  c'est possible, au sujet du « caractère empirique « et de la relation  qu'il  y  a entre le « caractère empirique « et les « maximes «. Si  j'ai  bien  compris ce qui a été expliqué tout à l'heure, il faut distinguer  l'usage  que  l'on fait d'une maxime, et le choix que l'on fait d'une maxime ; et il  faut  les distinguer en ce sens que l'usage des maximes représente l'apparence  ou  le fait, je dis le fait de conscience, tandis que le choix des maximes  est  le fond même de notre nature. Je demande si  cette  distinction  ne  correspond pas à celle des impératifs hypothétique et catégorique. Car les  calculs  de la prudence et les règles de l'habileté  sont  bien  des  maximes ;  d'autre part, l'action selon une maxime est bien distincte de  l'action  conforme  à la loi morale, distincte, toujours au même point de vue, comme l'indique  la formule célèbre : « agis de telle sorte que la maxime de ton  action  puisse être érigée par toi en règle universelle «. Il en résulte, semble-t-il,  que les maximes, si on considère seulement l'usage qui en  est  fait,  composent dans leur ensemble une vie soumise à la prudence et à l'intérêt,  mais  déjà selon  des  règles  empiriques,  c'est-à-dire  en   somme   un   « caractère empirique «, une telle  vie  pouvant  d'ailleurs  être  bonne  ou  mauvaise. Pourrait-on dire, alors, sans commettre d'erreur : « le caractère  empirique est un complexus de maximes « ? M. DELBOS. - Si je comprends bien, M. Chartier admettrait que  pour  Kant les maximes, en tant qu'elles sont distinctes  de  la  loi,  composent  dans leur ensemble le caractère empirique. Mais  cela  n'est  conforme  ni  à  la définition du caractère empirique, qui chez Kant ne pose pas de maximes  par lui-même et qui exprime simplement l'influence  du  caractère  intelligible, ni à la définition de la maxime,  laquelle  est  le  principe  subjectif  de notre action, capable d'être aussi bien en accord qu'en opposition  avec  la loi objective pratique. La correspondance  indiquée  par  M. Chartier  entre l'action  morale  pure  et  le  caractère  intelligible  d'une  part,  entre l'action prudente ou habile et le caractère empirique de l'autre, me  paraît inexacte. En eux-mêmes les calculs  de  la  prudence  comme  les  règles  de l'habileté comportent un élément rationnel qui les  élève  au-dessus  de  la simple existence empirique : ils sont l'?uvre de la  raison  « empiriquement conditionnée « qui, dans les limites fixées par la loi, accomplit une  tâche « bonne en quelque façon «, qui ne devient un principe de mal  que  si  elle prétend se substituer à la raison pure pour  déterminer  dans  son  fond  la volonté. Dans tous les cas la propriété d'adopter  des  maximes,  bonnes  ou mauvaises, appartient au caractère intelligible. M. CHARTIER. - Sans doute la propriété d'adopter des  maximes  appartient au caractère intelligible ; mais je me demande si  la  propriété  d'user  de maximes n'appartient pas au caractère empirique. Du reste, ce n'est pas  une objection que je fais, c'est une question que je pose, et je  demande  à  la poser avec plus de précision. Pourrait-on, sans s'écarter de la doctrine  de Kant, dire ce qui suit : tant qu'un être est considéré comme  agissant  sans maximes, uniquement poussé par l'instinct ou les habitudes, on ne  peut  pas dire qu'il a un caractère, même empirique ; on peut dire seulement  qu'il  a un tempérament. Il y a lieu de parler de caractère lorsque  les  expériences sont déjà organisées pour la  conscience  même  de  l'agent,  en  règles  ou maximes, c'est-à-dire quand la raison y a, au moins formellement,  une  part évidente. En ce sens on pourrait dire que le caractère empirique se  compose de maximes. Enfin, au-dessus ou plutôt au fond de tout cela se  place  notre véritable nature, source des maximes assurément, mais  qui  ne  peut  former les maximes que par  son  application  aux  événements.  Je  demande  si  la distinction de ces trois degrés, ou plus exactement de ces trois  points  de vue auxquels on peut considérer un  être  qui  agit,  est  conciliable,  non seulement avec les textes bien connus auxquels  je  faisais  allusion,  mais encore avec tous les autres. M. DELBOS. - Ce qui me rend la  question  de  M. Chartier  embarrassante, c'est que je ne connais pas de texte dans lequel Kant dise que le  caractère empirique se compose de maximes : il ne  faut  pas  confondre  le  caractère empirique avec l'adoption de maximes qui universalisent un mobile  empirique tel que, par exemple, le désir du bonheur, car cette adoption est  en  elle- même un acte ou une propriété du caractère intelligible.  En  outre,  si  la moralité comme loi se distingue de la maxime qui est un  principe  subjectif d'action, la moralité comme acte est précisément l'accord de la maxime  avec la loi. - Il est du reste  parfaitement  exact  que  l'être  qui  agit  sans maximes ne possède pas de volonté : ce qui constitue, aux yeux de  Kant,  la volonté, c'est l'élément universel, la forme de règle qu'elle implique ;  et ce qui constitue la volonté bonne, c'est l'adéquation entre cette  forme  et son contenu, que seule la loi morale peut réaliser. M. F. EVELLIN. - Après  un  débat  si  plein  d'intérêt  et  de  lumière, j'incline volontiers à croire qu'il a dû se faire dans la pensée de Kant  un travail constant en vue de donner à l'idée de liberté un sens  plus  précis. On ne niera pas cependant que le philosophe, lorsqu'il analyse  cette  idée, flotte le plus souvent entre deux conceptions très différentes. Si  le  fait est certain, comment l'expliquer ? Peut-être, croyons-nous, par ce que Kant a laissé d'imprécis encore et de flottant dans sa théorie de la connaissance. Il ne paraît pas, en effet, qu'il  se  soit  fait  du  noumène  une  idée exacte, et nous devons avant tout chercher à le définir. Essayons donc d'en fixer les traits. Du noumène  on  ne  peut  dire,  ni  qu'il  est  totalement  étranger  au phénomène, ni qu'il lui emprunte à aucun degré son essence. Il ne saurait lui emprunter son essence, car alors il se confondrait avec lui ; il ne lui est pas non plus totalement étranger, car c'est  le  noumène qui produit le phénomène, et il  ne  peut  le  produire  qu'en  un  acte  ou noumène et phénomène coïncident. Pour rendre notre pensée plus sensible, prenons un exemple. Soit l'un et le continu ; l'un représentant le  dedans,  le  continu,  le dehors ; l'un, le noumène, le continu, le phénomène. Il est clair  que  l'un n'est pas totalement étranger au continu, parce qu'il le détermine, et  que, sans détermination, le continu est inconcevable. On ne peut  dire  cependant que l'un soit de l'essence du continu, parce que alors il se dissoudrait  de lui-même en se posant. L'un, pour qui veut étudier de près le problème, est donc lié au continu, non comme la partie au tout, mais comme la cause à l'effet, l'élément  à  la forme divisible, le générateur à ce qu'il engendre. Et le rapport du noumène au phénomène n'est pas autre. Ces préliminaires posés, entrons dans le problème : Kant pouvait-il se faire de la liberté une idée  unique,  une  conception toujours la même ? Il oscille, nous le savons, entre un idéalisme où  « l'en  soi «  tend  à disparaître et un réalisme où « l'en soi « est le fond des choses. Que va-t- il, que doit-il résulter de là, et quelle répercussion n'est pas  à  prévoir de la théorie  de  la  connaissance  sur  celle  de  la  volonté,  quand  le philosophe passera de l'une à l'autre ? Il est clair que s'il  incline  vers le réalisme, il n'aura  qu'une  pensée :  mettre  la  liberté  à  l'abri  du phénomène dans la sphère des choses qui ne passent pas.  Si,  au  contraire, c'est vers l'idéalisme qu'en d'autres circonstances et dans  un  autre  état d'esprit il se sent  porté,  il  faudra  bien  que,  pour  lui,  la  liberté descende du ciel et vienne habiter le  seul  monde  où  elle  puisse  vivre. Ainsi s'explique l'écart connu et maintes  fois  signalé  entre  la  liberté intemporelle et  une  liberté  qu'on  pourrait  appeler  phénoménale,  parce qu'elle est engagée dans le mouvement  des  faits  qui  l'expriment  et  des actes moraux où elle met sa marque. Comment sortir, en effet, de l'alternative où  l'on  se  place  lorsqu'on oppose  contradictoirement  les  deux  termes  entre  lesquels   flotte   la Critique ? La position de l'intemporel ne nous paraît pas tenable, et  c'est vainement,  croyons-nous,  qu'on  essaierait  de  rendre  intelligible   une hypothèse où l'effet, à chaque instant, se trouve radicalement séparé de  sa cause ; peut-être est-il plus  difficile  encore  de  se  persuader  que  la liberté est dans le temps, si ce qui appartient  au  temps  est,  ainsi  que Kant l'affirme, exclusivement et uniquement sensible. Il faudrait, pour se soustraire à ces impossibilités, pouvoir s'arrêter à mi-chemin, mais les thèses de l'esthétique transcendentale ne le  permettent pas. Temps et Espace n'y sont que phénomènes, et ce  qui  en  participe  n'a plus rien où le noumène puisse pénétrer. Là est, selon nous, le point faible de la Critique.  Kant  se  heurte  et doit se  heurter  à  deux  conceptions  extrêmes,  toutes  deux  logiquement inadmissibles, et il se prive de la conception moyenne  où  il  semble  bien que soit enfermée la solution. Risquons sur ce  point  une  hypothèse  qui  peut-être  ne  paraîtra  pas invraisemblable. Il faut l'un et le continu pour  faire  l'espace ;  le  permanent  et  le successif pour faire le temps, mais dans  le  temps  et  dans  l'espace,  il n'est rien de strictement phénoménal que le successif et le  continu ;  l'un et le permanent appartiennent  à  l'être  et  représentent,  au  travers  du successif  et  du  continu,  les  conditions  fondamentales  de   l'activité autonome. L'énergie libre a donc sa place dans  le  phénomène ;  elle  le  pénètre, comme le permanent pénètre le successif, le simple, le continu, et  elle  le pénètre sans lui emprunter sa nature, ou, ce qui revient au  même,  sans  se laisser pénétrer par lui. Ce défaut de réciprocité peut surprendre. On  l'expliquera  cependant  si l'on veut bien réfléchir que le  noumène  implique  l'activité,  et  que  le phénomène, comme tel, est sans vertu. Et si l'on  demande  comment  l'activité  du  noumène  peut  pénétrer  le phénomène qui lui est contraire, nous  ferons  observer  que  le  phénomène, comme tel, n'est qu'apparence, et qu'il n'existe,  en  définitive,  que  par des groupements d'unités avec qui  le  noumène  peut  fort  bien  entrer  en relations. Je me suis laissé entraîner au-delà du but et j'ai hâte de conclure. Kant, eu égard aux  principes  de  l'esthétique  transcendentale,  devait flotter entre les deux hypothèses qu'il  propose ;  toutes  deux  paraissent inacceptables ; c'est entre l'une et l'autre qu'il faut se placer. La liberté est dans le temps comme l'être  dans  l'espace ;  mais  ni  la liberté, au fond, n'est soumise au temps ni  l'être  à  l'espace ;  l'un  et l'autre, en leur milieu, représentent  l'activité  pure,  l'activité  où  ne sauraient entrer ni la continuité divisible ni la succession. M. DELBOS. -  Les  intéressantes  observations  que  vient  de  présenter M. Evellin ont trait surtout à la difficulté qu'il y  aurait  de  comprendre dans la philosophie kantienne une action de la  liberté  sur  le  monde  des phénomènes. Cependant, en fait, Kant l'a toujours admise. Il n'a  pas  voulu seulement que l'on pût se la  représenter  théoriquement :  ce  qui  serait, d'après lui, faire de cette action même un phénomène et,  qui  pis  est,  un phénomène déconcertant. De ce que Kant, au point  de  vue  théorique,  s'est efforcé de fonder entre le monde  intelligible  et  le  monde  sensible  une distinction essentielle, on conclut, peut-être à tort, qu'au  point  de  vue pratique  cette  distinction  subsiste ;  elle  subsiste  sans  doute,  mais uniquement pour empêcher qu'on  n'exprime  en  langage  de  connaissance  le passage qu'accomplit la volonté du monde intelligible au monde sensible.  La volonté  enveloppe  une  raison  capable,  non   pas   de   comprendre   par connaissance l'origine et la filiation des actes, mais d'en  être  elle-même l'origine et la condition suffisante. C'est par sa causalité et par  sa  loi qu'elle appartient  au  monde  intelligible,  et  elle  n'a  pas  besoin  de descendre pour trouver le monde sensible ; il lui suffit, pour  le  trouver, d'agir  de  façon  à  le  conformer  par  ses  maximes  à  l'idée  du  monde intelligible. Et, d'autre part, le monde sensible est approprié  à  recevoir l'action de la liberté, d'abord, comme l'explique la Typique  de  la  Raison pratique,  parce  qu'il  est  soumis  à  des  lois  qui   par   leur   forme d'universalité,  symbolisent  la  loi  morale  universelle,  ensuite,  comme l'explique la Critique de la faculté de juger,  parce  qu'il  manifeste  une variété de formes empiriques qui pour être ramenées à l'unité supposent  une causalité par concepts, qu'il est ouvert  par  là  à  l'influence  de  cette espèce suprême de causalité par concepts qui est la  liberté.  En  somme  ce qui rend parfois là-dessus la pensée  de  Kant  difficile  à  saisir,  c'est l'interdiction qu'il prononce de présenter en termes  univoques  le  rapport des deux mondes, pour la spéculation et pour la  pratique.  Nous  ne  voyons pas notre volonté agir  sur  le  monde  sensible :  mais  nous  sommes  sûrs qu'elle agit, alors même que ce monde  ne  s'offre  à  la  connaissance  que strictement déterminé par les principes de l'entendement. M. PARODI. - Je me demande  si  les  variations  relevées  par  M. Delbos doivent vraiment être attribuées à une modification profonde et  progressive de la doctrine kantienne de la liberté, et  si  elles  ne  s'expliquent  pas suffisamment par l'oscillation, manifeste  dans  tous  ses  ouvrages,  entre deux tendances différentes. M. Delbos a rapproché la  chose  en  soi  et  le caractère intelligible  des  essences  platoniciennes  et  de  la  substance spinoziste : rien de plus juste. Mais le noumène  de  Kant  n'en  reste-t-il pas très différent malgré tout ? C'est que Kant le  définit  essentiellement comme une notion  limitative,  c'est  l'X  inconnaissable  qu'il  nous  faut admettre an delà des phénomènes : or, s'il  essaie,  par  ailleurs,  à  s'en faire  une  idée  positive,  ne  conserve-t-il  pas  jusqu'au   bout   cette conception première ? Elle me semble faire l'unité  de  sa  doctrine  de  la liberté. Kant distingue nettement, en effet, deux sens du mot liberté : l'un, tout négatif, nous fournit  la  solution  de  la  troisième  antinomie,  en  nous permettant d'admettre quelque chose au delà du mécanisme ; liberté  ne  veut rien dire de plus, en  ce  sens,  que  possibilité  d'une  autre  espèce  de causalité que celle qui est soumise à la forme du temps ; de  là  encore  la notion du caractère  intelligible  au-delà  du  caractère  empirique,  comme source primitive et inconditionnée de nos actes, conçue comme possible  sans être donnée comme  réelle ;  étant  hors  du  temps,  il  est  défini  comme immuable. - Mais, d'autre part, ce « fait de raison « unique qu'est  la  loi morale permet à Kant de donner un contenu à cette notion négative et  vide : la liberté est alors conçue, non plus seulement comme indépendance  possible à l'égard de la série phénoménale, à  l'égard  des  motifs  sensibles,  mais encore comme idée d'une causalité par raison  pure ;  elle  est  le  pouvoir d'agir selon la seule représentation de la loi morale ; ce  n'est  nullement une faculté absolue de choisir, un libre arbitre, mais,  à  peu  près  comme chez Leibniz, la détermination par  la  raison.  Même  alors  cependant,  le noumène,  le  moi  intelligible  et  la  liberté  gardent   leur   caractère inconnaissable, non seulement dans leur relation à l'ordre phénoménal,  mais en eux-mêmes : la liberté reste en un sens  un  « postulat « ;  et  rien  ne nous permet d'ailleurs d'affirmer qu'elle ne puisse  pas  être  autre  chose encore que causalité de la raison législative et autonomie morale. Cette conception du noumène et de la liberté me semble  encore  impliquée dans la Religion dans les limites de la raison, et nécessaire  à  la  rendre intelligible. Ici Kant rencontre la notion chrétienne du péché ;  il  trouve dans la conscience commune et, selon son  habitude,  accepte  les  idées  de faute et  de  culpabilité  absolue.  De  là  une  difficulté  nouvelle :  la conception positive de la liberté  comme  causalité  de  la  loi  morale  ne suffit plus ; pour que le crime soit moralement imputable, le criminel a  dû se déterminer librement à n'obéir pas  à  la  raison ;  il  faut  qu'il  ait choisi le mal en tant que tel comme maxime de sa conduite,  ou  plutôt,  car Kant essaie ainsi d'atténuer la difficulté, qu'il ait accepté  comme  maxime de subordonner les motifs rationnels aux motifs sensibles ;  il  faut  enfin qu'il soit capable de se convertir. Tout cela est inintelligible  pour  nous dans l'ordre des phénomènes ; il y faut attribuer à l'homme une  disposition innée à pécher, admettre un mal radical. Donc, déclare Kant,  on  n'en  peut rechercher nulle origine  temporelle,  mais  une  origine  rationnelle ;  le principe doit s'en trouver hors du  temps,  dans  la  liberté.  Qu'est-ce  à dire, sinon que Kant se rejette ici encore sur un ordre de  choses  étranger au temps, inconnaissable pour nous, qui ne pouvons rien connaître  que  dans le temps, c'est-à-dire  qu'il  a  besoin,  plus  que  jamais,  du  caractère intelligible et du noumène. Ce qu'il est forcé de modifier  pourtant,  c'est la conception positive de la liberté que lui fournissait la Critique  de  la Raison pratique : au lieu d'apparaître comme faculté  d'agir  selon  la  loi morale seule, elle est ici faculté d'agir aussi selon la maxime du mal ;  au lieu que le caractère intelligible soit immuable, en tant que non  temporel, il admet ici, sinon la succession, au moins la substitution l'une à  l'autre de maximes différentes, pour que la conversion  soit  possible.  Mais  c'est justement, me semble-t-il, parce que Kant ne renonce jamais ni au  caractère intelligible, ni au noumène, ni à la liberté comme  concepts  limitatifs  de la connaissance, comme possibilité d'un autre point de vue  sur  les  choses que celui du temps et des phénomènes, que ces difficultés,  insolubles  sans doute,  ne  lui  paraissent  pas  ruiner  toute  moralité   ni   mettre   la contradiction au sein de sa doctrine. M. DELBOS. - Si M. Parodi a voulu dire qu'il y a un élément commun à tous les usages que Kant fait  de  la  notion  de  liberté  et  que  cet  élément consiste  dans  une  sorte  de   propriété   intelligible   impénétrable   à l'entendement, je n'y contredis pas. Mais il n'en reste pas moins que  cette propriété ne joue pas dans tous les cas le même rôle.  Que  signifie-t-elle, par exemple, dans la doctrine qui ouvre la Critique de la Raison  pratique ? Ceci, que nous ne pouvons pas, faute d'intuition intellectuelle, déduire  la loi pratique de la liberté, que nous devons au contraire, pour  affirmer  la liberté, nous appuyer sur la conscience de la loi. Que signifie-t-elle  dans la  conception  de  la  liberté  comme  postulat ?  Ceci,  que  nous  devons attribuer à notre volonté la puissance efficace de produire la  vertu,  sans que  nous  puissions  représenter  théoriquement  la  possibilité  de  cette puissance. Que signifie-t-elle dans la doctrine du caractère  intelligible ? Ceci, qu'il est aussi vain de se demander  pourquoi  nous  n'avons  pas  par notre caractère intelligible déterminé autrement les phénomènes  que  de  se demander  pourquoi  l'objet  transcendental  de  notre  intuition   sensible externe ne donne que l'intuition  dans  l'espace,  et  pas  une  autre.  Que signifie-t-elle  enfin  dans  la  doctrine  du  mal   radical   et   de   la régénération ? Ceci, qu'il n'y a pas lieu de conditionner par quelque  autre raison,  qui  prétendrait  inutilement  l'expliquer,   l'acte,   comme   tel intelligible, en vertu duquel nous  avons  adopté  une  maxime  de  conduite plutôt qu'une autre. Je vois donc bien avec M. Parodi  que  dans  l'idée  du noumène inconnaissable on peut faire se rejoindre toutes les  significations données par Kant au concept de la liberté ; mais  je  crois  que  l'on  fait tort à la clarté de sa pensée en ne relevant  pas  les  différences  de  ces significations. Et je maintiens aussi, pour ne pas insister  davantage,  que la doctrine exposée dans  la  Dialectique  transcendentale  est  chargée  de conceptions venues de la métaphysique traditionnelle, qui dans la  suite  se dissiperont devant une conception plus criticiste,  plus  immanente,  de  la causalité de la raison. Peut-on prétendre que Kant, en admettant la liberté comme faculté  d'agir par la seule représentation de la loi, ait admis à peu  près  comme  Leibniz qu'elle consiste uniquement dans  la  détermination  par  la  raison ?  J'en doute, ou, pour parler plus sincèrement,  je  ne  le  crois  pas.  C'est  là certainement une  interprétation  très  plausible  de  sa  pensée,  qui  fut soutenue de son vivant par quelques-uns  de  ses  partisans,  mais  qui  fut aussi combattue par d'autres, tels  que  Reinhold  (V. ses  Lettres  sur  la philosophie  kantienne,  1790-1792,  t. II,  8e lettre).  Reinhold   s'élève contre ce déterminisme de la raison pratique, qui ne  lui  paraît  pas  plus vrai que le déterminisme leibnizien, et il estime que la  doctrine  de  Kant est ainsi faussée. Au fait, même  dans  les  endroits  où  Kant  a  le  plus fortement exprimé l'union intime de la liberté et de la loi, il  a  toujours admis plus ou moins explicitement la possibilité d'une  action  contraire  à la loi, dans laquelle notre liberté serait  également  engagée.  Tandis  que chez Leibniz la raison détermine la volonté par l'objet qu'elle  représente, ici, la loi rationnelle, au lieu de passer d'elle-même à l'acte, se  réalise par l'acte ; êtres finis, nous n'avons pas une nature  qui  spontanément  se conforme à la raison, et qui  s'y  conforme  même  sous  les  apparences  en partie illusoires de l'action mauvaise ; c'est par  décision  et  par  choix seulement que nous pouvons agir d'après elle, c'est-à-dire que nous  pouvons également agir contre elle. La doctrine kantienne, pour ce qui est de  notre volonté proprement dite, semble bien être une  doctrine  du  libre  arbitre, non pas sans doute dans le sens où une  action  particulière  donnée  serait sans motifs et sans causes, - à ce titre elle rentre dans  le  mécanisme  de la nature, - ni non plus dans le sens où l'action à son origine serait  sans maxime, - car le propre de la volonté, c'est  d'agir  toujours  d'après  une règle,  -  mais  dans  le  sens  où  l'acte  intelligible  par  lequel  nous choisissons une maxime ne peut pas, sans se  détruire,  se  conditionner  en quelque sorte par derrière lui. Au reste, la  conception  du  mal  que  Kant avait déjà présentée dans ses Conjectures sur le commencement de  l'histoire de l'humanité, et qui est  une  esquisse  de  la  doctrine  du  mal  radical exposée  dans  la  Religion,  serait  en  désaccord   essentiel   avec   une interprétation quasi leibnizienne de la pensée de Kant. Fin du texte. ----------------------- [1]   Il s'agit de Gustave Belot, Henri Bergson,  Léon  Brunschvicg,  Albert Bazaillas, Louis Couturat, Emile Chartier (Alain), Lionel Dauriac, Victor Delbos, P. Desjardins, Charles Dunan,  Victor  Egger,  François  Evellin, Elie Halévy,  Jules  Lachelier,  Henri  Lachelier,  André  Lalande,  Paul Landormy, Xavier Léon, sans doute  Edouard  Le  Roy,  Lucien  Lévy-Bruhl, Dominique Parodi, Pierre-Félix Pécaut, Frédéric Rauh, Georges Sorel. (BG)
                
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