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Michel FOUCAULT (1929-1984) La société de l'aveu

Publié le 19/10/2016

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Michel FOUCAULT (1929-1984)

La société de l'aveu

Il y a historiquement deux grandes procédures pour produire la vérité du sexe.

D'un côté, les sociétés - et elles ont été nombreuses : la Chine, le Japon, l'Inde, Rome, les sociétés arabo-musulmanes - qui se sont dotées d'une ars erotica. Dans l'art érotique, la vérité est extraite du plaisir lui-même, pris comme pratique et recueilli comme expérience ; ce n'est pas par rapport à une loi absolue du permis et du défendu, ce n'est point par référence à un critère d'utilité, que le plaisir est pris en compte ; mais, d'abord et avant tout par rapport à lui-même, il y est à connaître comme plaisir, donc selon son intensité, sa qualité spécifique, sa durée, ses réverbérations dans le corps et l'âme. Mieux : ce savoir doit être reversé, à mesure, dans la pratique sexuelle elle-même, pour la travailler comme de l'intérieur et amplifier ses effets. Ainsi, se constitue un savoir qui doit demeurer secret, non point à cause d'un soupçon d'infamie qui marquerait son objet, mais par la nécessité de le tenir dans la plus grande réserve, puisque, selon la tradition, il perdrait à être divulgué son efficace et sa vertu. Le rapport au maître détenteur des secrets est donc fondamental ; seul, celui-ci peut le transmettre sur le mode ésotérique et au terme d'une initiation où il guide, avec un savoir et une sévérité sans faille, le cheminement du disciple. De cet art magistral, les effets, bien plus généreux que ne le laisserait supposer la sécheresse de ses recettes, doivent transfigurer celui sur qui il fait tomber ses privilèges : maîtrise absolue du corps, jouissance unique, oubli du temps et des limites, élixir de longue vie, exil de la mort et de ses menaces.

Notre civilisation, en première approche du moins, n'a pas d'ars erotica. En revanche, elle est la seule, sans doute, à pratiquer une scientia sexualis. Ou plutôt, à avoir développé au cours des siècles, pour dire la vérité du sexe, des procédures qui s'ordonnent pour l'essentiel à une forme de pouvoir-savoir rigoureusement opposée à l'art des initiations et au secret magistral : il s'agit de l'aveu.

Depuis le Moyen Âge au moins, les sociétés occidentales ont placé l'aveu parmi les rituels majeurs dont on attend la production de vérité : réglementation du sacrement de pénitence par le concile de Latran, en 1215, développement des techniques de confession qui s'en est suivi, recul dans la justice criminelle des procédures accusatoires, disparition des épreuves de culpabilité (serments, duels, jugements de Dieu) et développement des méthodes d'interrogation et d'enquête, part de plus en plus grande prise par l'administration royale dans la poursuite des infractions et ceci aux dépens des procédés de transaction privée, mise en place des tribunaux d'Inquisition, tout cela a contribué à donner à l'aveu un rôle central dans l'ordre des pouvoirs civils et religieux. L'évolution du mot « aveu et de la fonction juridique qu'il a désignée est en elle-même caractéristique : de l'« aveu », garantie de statut, d'identité et de valeur accordée à quelqu'un par un autre, on est passé à l'aveu, reconnaissance par quelqu'un de ses propres actions ou pensées. L'individu s'est longtemps authentifié par la référence des autres et la manifestation de son lien à autrui (famille, allégeance, protection) ; puis on l'a authentifié par le discours de vérité qu'il était capable ou obligé de tenir sur lui-même. L'aveu de la vérité s'est inscrit au cœur des procédures d'individualisation par le pouvoir.

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