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Musil, l'Homme sans qualités (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Musil, l'Homme sans qualités (extrait). Poursuivant la description de son héros, qu'il a entamée au début du roman, Musil complète le portrait d'Ulrich par le biais d'un concept, « l'idée de "vivre hypothétiquement" «, qui le définit comme un homme dépassé par la réalité mais fasciné par les contradictions qu'elle recèle. L'originalité romanesque de Musil est à l'oeuvre dans ces lignes où la fiction se trouve sans arrêt mêlée à l'essai ; or, loin d'être purement abstrait, ce procédé renvoie à la nature même du personnage. L'Homme sans qualités de Robert Musil (volume 1, chapitre 62) Du tout début de la jeunesse, de ces temps où elle commence à prendre conscience d'elle-même et qu'il est souvent si touchant, si bouleversant de retrouver plus tard, il lui restait encore en mémoire toutes sortes d'imaginations naguère aimées, entre autres l'idée de « vivre hypothétiquement «. Ces deux mots continuaient à évoquer maintenant le courage et l'ignorance involontaire de la vie, le temps où chaque pas est une aventure privée de l'appui de l'expérience, le désir de grandeur dans les rapports et ce souffle de révocabilité que ressent un jeune homme lorsqu'il entre dans la vie en hésitant. Ulrich pensait qu'il n'y avait réellement rien à y reprendre. Le sentiment passionnant d'être élu pour quelque chose, quoi que ce soit, voilà la seule chose belle et certaine qu'il y ait en celui dont le regard mesure pour la première fois le monde. S'il contrôle ses émotions, il n'est rien à quoi il puisse dire oui sans réserve ; il cherche la bienaimée possible, mais il ne sait pas si c'est la bonne ; il est en mesure de tuer sans être certain qu'il doit le faire. Le désir qu'a sa propre nature d'évoluer l'empêche de croire à l'accompli ; mais tout ce qui vient à lui fait comme s'il l'était déjà. Il pressent que cet ordre n'est pas aussi stable qu'il prétend l'être ; aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe ne sont sûrs, tout est emporté dans une métamorphose invisible, mais jamais interrompue, il y a plus d'avenir dans l'instable que dans le stable, et le présent n'est qu'une hypothèse que l'on n'a pas encore dépassée. Que pourrait-il donc faire de mieux que de garder sa liberté à l'égard du monde, dans le bon sens du terme, comme un savant sait rester libre à l'égard des faits qui voudraient l'induire à croire trop précipitamment en eux ? C'est pourquoi il hésite à devenir quelque chose ; un caractère, une profession, un mode de vie défini, ce sont là des représentations où perce déjà le squelette qui sera tout ce qui restera de lui pour finir. Il cherche à se comprendre autrement ; avec cet appétit qu'il a de tout ce qui pourrait l'enrichir intérieurement (serait-ce même au-delà des limites de la morale ou de la pensée), il a l'impression d'être un pas, libre d'aller dans toutes les directions, mais qui va toujours d'un point d'équilibre au suivant, et toujours en avançant. Mais s'il pense, un beau jour, avoir eu l'idée juste, il s'aperçoit qu'une goutte d'une incandescence indicible est tombée sur le monde, et que la terre, à sa lueur, a changé d'aspect. Plus tard, quand sa puissance intellectuelle eut augmenté, Ulrich en tira une idée qu'il n'attacha plus désormais au mot trop incertain d'hypothèse, mais, pour des raisons bien précises, à la notion caractéristique d'essai. Un peu comme un essai, dans la succession de ses paragraphes, considère de nombreux aspects d'un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble (car un objet saisi dans son ensemble en perd d'un coup son étendue et se change en concept), il pensait pouvoir considérer et traiter le monde, ainsi que sa propre vie, avec plus de justesse qu'autrement. La valeur d'une action ou d'une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient, des fins qu'elles servaient, en un mot, de l'ensemble variable dont elles faisaient partie. C'est là, d'ailleurs, la description tout à fait banale du fait qu'un meurtre peut nous apparaître comme un crime ou comme un acte d'héroïsme, et l'heure de l'amour comme la plume tombée de l'aile d'un ange ou de celle d'une oie. Ulrich la généralisait. Tous les événements moraux avaient lieu à l'intérieur d'un champ de forces dont la constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques. Ils étaient, pour ainsi dire, cela même qu'ils devenaient, et de même que le mot « blanc « définit trois entités toutes différentes selon que la blancheur est en relation avec la nuit, les armes ou les fleurs, tous les événements moraux lui paraissaient être, dans leur signification, fonction d'autres événements. De la sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n'eût plus trouvé une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités ; dans ce système, ce qui avait l'apparence de la stabilité devenait le prétexte poreux de mille autres significations, ce qui se passait devenait le symbole de ce qui peut-être ne se passait pas, mais était deviné au travers, et l'homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l'homme potentiel, le poème non écrit de la vie s'opposait à l'homme copie, à l'homme réalité, à l'homme caractère. Au fond, dans cette conception, Ulrich se sentait capable de toutes les vertus comme de toutes les bassesses ; le fait que les vertus et les vices, dans une société équilibrée, sont ressentis généralement, quoique secrètement, comme également fâcheux, était pour lui la preuve de ce qui se produit partout dans la nature, à savoir que tout système de force tend peu à peu à une valeur, à un état moyen, à un compromis et à une pétrification. La morale au sens ordinaire du mot n'était plus pour Ulrich que la forme sénile d'un système de forces que l'on ne saurait, sans une réelle perte de force éthique, confondre avec la véritable morale. Source : Musil (Robert), l'Homme sans qualités, trad. par Philippe Jaccottet, Paris, Le Seuil, coll. « Points «, 1982. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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