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Naissance d'un pouvoir à la Banque de France

Publié le 27/02/2008

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5 janvier 1994 -   C'est fait ! Pour la première fois depuis le début des années 30, la Banque de France va pouvoir elle-même " définir et mettre en oeuvre la politique monétaire dans le but d'assurer la stabilité des prix ", accomplissant sa mission dans le cadre de la politique économique générale du gouvernement. De plus, le nouveau Conseil de la politique monétaire est chargé de " définir la politique monétaire ". Enfin, la Banque de France, " dans l'exercice de ces attributions ne pourra solliciter ni accepter d'instruction du gouvernement ou de toute personne ".

   Le lien ombilical entre le pouvoir et l'institut d'émission français est donc coupé. Le Conseil de la politique monétaire, composé du gouverneur de la Banque de France, des deux sous-gouverneurs nommés pour six ans, renouvelables en conseil des ministres, et de six membres nommés pour neuf ans, prendra ses décisions à la majorité des membres présents, la voix du président étant prépondérante en cas de partage des suffrages. A l'imitation du conseil d'administration de la Banque fédérale d'Allemagne (Bundesbank), le conseil monétaire de la Banque de France va disposer désormais d'une liberté totale en ce qui concerne la politique financière du pays .

   Bien sûr, il n'aura pas le droit de modifier les parités du franc, privilège exclusif du gouvernement, pas plus que la Bundesbank pour le mark d'ailleurs. Mais il a celui de faire varier à sa guise les taux d'intérêt à court terme en faisant intervenir la Banque sur le marché. Comme de telles variations influencent parfois de manière décisive les cours des monnaies, on mesure l'ampleur des pouvoirs et des responsabilités du conseil monétaire.

   Ces pouvoirs, ledit conseil va devoir les exercer dès les prochains mois dans des circonstances assez délicates.

   La France, on le sait, a désespérément besoin d'une baisse des taux d'intérêt à court terme qui, hors inflation de 2 % pour les prix à la consommation, dépassent encore 4 % et frôlent même les 10 % pour des prix à la production en forte chute depuis quatre ans. Or la politique du " franc fort ", suivie sans désemparer depuis dix ans pour lutter contre l'inflation en arrimant notre monnaie à un mark vertueux, interdit à la Banque de France, pour l'instant, d'abaisser librement ses taux d'intervention au-dessous de ceux de la Bundesbank, pourtant bien plus bas que les nôtres, compte tenu d'une inflation très supérieure.

   Consensus ou affrontements Mais, jusqu'à présent, toute tentative de la Banque de France de reprendre sa liberté en matière de taux d'intérêt s'est traduite par un fléchissement du prix. En sera-t-il de même pour l'année qui vient, les performances de notre pays étant meilleures - chômage mis à part - que celles de l'Allemagne en matière d'inflation, de déficit budgétaire, de croissance de l'économie ? Ce sera tout le problème pour le nouveau Conseil de la politique monétaire. Ce dernier, néanmoins, pourrait être tenté, pour bien établir sa crédibilité au départ, de se montrer encore plus " orthodoxe " qu'il ne faudrait. Au cas où, par exemple, l'abaissement des taux allemands ne s'effectuerait que très ou trop lentement au long de 1994, le conseil pourrait refuser toute déconnection avec la politique monétaire de la Bundesbank.

   A cette occasion, il sera intéressant de savoir si un débat s'instaurera au sein du conseil entre, d'une part, des hauts fonctionnaires très rigoristes, comme Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France, et ses deux sous-gouverneurs, notamment M. Hannoun, un ancien ministre très " franc fort " comme Michel Sapin, et d'autres membres, comme l'industriel Jean-Pierre Gérard, l'universitaire Denise Flouzat, opposante à Maastricht, le journaliste Jean Boissonnat et encore Bruno de Maulde, président du Conseil des Bourses de valeur, peut-être plus sensibles aux réalités de l'économie.

   En ce cas, une configuration nouvelle apparaîtra dans le système de gouvernement de la France, où, face au pouvoir politique, Parlement et gouvernement, se manifestera un pouvoir économique et financier, centre de décision et de discussion dont les verdicts seront sans appel et pourront naturellement soulever la controverse.

   Que l'on songe à ce qui se passe en Allemagne, où le conseil d'administration de la Bundesbank est le théâtre d'affrontements parfois très âpres entre faucons et colombes sur la politique à suivre en matière de taux d'intérêt, tout cela devant le tribunal de l'opinion, qui, malgré le respect dû à l'institution, peut manifester sa grogne.

   Au sein du conseil de la Bundesbank, on le sait, onze membres, présidents des banques centrales de province (länder) sont l'émanation de l'Allemagne profonde, face aux six directeurs de l'établissement, parmi lesquels le président est seulement primus inter pares, sans voix prépondérante. En France, tel ne sera pas le cas. Face au bloc des trois voix de la direction de la Banque de France, quel sera le poids des six autres, et, allons plus loin, quelle sera leur légitimité, non point juridique, mais économique et financière ? Cette légitimité, il faudra qu'ils l'acquièrent et ils devront le faire face à des personnalités vigoureuses comme MM. Trichet et Hannoun, dont de mauvaises langues, même au Trésor, sont allées jusqu'à dénoncer une sorte de " terrorisme intellectuel ".

   M. Trichet a pu être accusé de pousser le dogme du franc fort jusqu'à ses conséquences extrêmes, et M. Hannoun, directeur du cabinet de M. Bérégovoy jusqu'à fin 1992, d'avoir refusé d'amplifier les mesures de relance de l'économie, notamment dans le bâtiment.

FRANCOIS RENARD Le Monde du 6 janvier 1994

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