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Nous avons vu plus haut que la haine et la

Publié le 23/10/2012

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Nous avons vu plus haut que la haine et la méchanceté avaient pour première base l'égoïsme, et que celui-ci résulte de la sujétion où est l'intelligence à l'égard du principe d'individuation ; nous avons aussi constaté que la justice, puis, à un degré supérieur de développement, la douceur et la générosité, en ce qu'elles peuvent avoir de plus élevé, ont pour origine une intelligence qui voit à travers ce principe : seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d'autrui, rend possible et explique l'intention parfaitement bonne. Maintenant, que cette vision qui perce le principe d'individuation, que cette connaissance directe de l'identité du vouloir en tous ses phénomènes, arrive à un degré de grande clarté : son influence sur la Volonté ira grandissant. Quand le voile de Maya, le principe d'individuation se soulèVe, devant les yeux d'un homme, au point que cet homme ne fait plus de distinction égoïste entre sa personne et celle d'autrui, quand il prend aux douleurs d'autrui autant de part que si elles étaient les siennes, et qu'ainsi il parvient à être non seulement très secourable, mais tout prêt à sacrifier sa personne s'il peut par là en sauver plusieurs autres : alors, bien évidemment cet homme, qui dans chaque être se reconnaît lui-même, ce qui fait le plus intime et le plus vrai de lui-même, considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres douleurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier. Désormais nulle souffrance ne lui est étrangère. Toutes les douleurs des autres, ces souffrances qu'il voit et qu'il peut si rarement adoucir, celles dont il a connaissance indirectement, et celles même enfin qu'il sait possibles, pèsent sur son coeur, comme si elles étaient les siennes. Ce qu'il a devant lui, ce n'est plus cette alternance de biens et de maux qui est sa vie propre, et à quoi se bornent les regards des hommes encore esclaves de l'égoïsme ; comme il voit clair à travers le principe d'individuation, tout le touche également de près. Il aperçoit l'ensemble des choses, il en connaît l'essence, et il voit qu'elle consiste dans un perpétuel écoulement, dans un effort stérile, dans une contradiction intime, et une souffrance continue ; et c'est à quoi sont voués, il le voit, et la misérable humanité, et la misérable brute, et enfin un univers qui sans cesse s'évanouit. Et de plus, tout cela le touche d'aussi près que pour l'égoïste sa propre personne. Comment dès lors, connaissant ainsi le monde, pourrait-il, par des actes incessants de volonté, affirmer la vie, s'y lier de plus en plus étroitement, en appesantir le poids sur son être ? La Volonté alors se détache de la vie : les jouissances, elle y voit une affirmation de la vie, et elle en a horreur. L'homme arrive à l'état d'abnégation volontaire, de résignation, de calme véritable et d'arrêt absolu du vouloir. (Monde, I, 396-7.) 2. CONSÉQUENCES : L'ASCÉTISME ET LA CHASTETÉ Sa volonté se replie : elle n'affirme plus son essence, représentée dans le miroir du phénomène ; elle la nie. Ce qui met en évidence cette transformation, c'est le passage que l'homme exécute alors, de la vertu à l'ascétisme. Il ne lui suffit plus d'aimer les autres à l'égal de sa personne, et de faire pour eux ce qu'il ferait pour lui-même : en lui naît un dégoût contre l'essence de la volonté de vivre, dont son phénomène est l'expression, contre cette essence qui est le fond et la substance d'un monde dont il voit la misère lugubre. Aussi la rejette-t-il, en tant qu'elle se manifeste en lui, et qu'elle s'exprime par son corps ; sa conduite dément ce phénomène du vouloir, et se met avec lui en contradiction ouverte. N'étant rien au fond, qu'un phénomène de la Volonté, il cesse de vouloir quoi que ce soit, il se défend d'attacher sa Volonté à aucun appui, il s'efforce d'assurer sa parfaite indifférence envers toutes choses. — Son corps, sain et fort, exprime par ses organes de reproduction le désir sexuel ; mais lui, nie la Volonté, et donne à son corps un démenti. Une chasteté volontaire et parfaite est le premier pas dans la voie de l'ascétisme, ou de la négation du vouloir-vivre. La chasteté nie cette affirmation de la Volonté, qui va au delà de la vie de l'individu ; elle marque ainsi que la Volonté se supprime elle-même, en même temps que la vie de ce corps qui est sa manifestation. La nature le dit, et la nature est toujours véridique et naïve : si cette maxime devenait universelle, l'espèce humaine disparaîtrait. Or, après ce que j'ai dit, dans mon deuxième livre, de la dépendance de tous les phénomènes de la Volonté, je crois pouvoir admettre qu'au jour où disparaîtrait sa manifestation la plus haute, l'animalité, qui en est le reflet affaibli, s'éva- nuirait aussi : ainsi, avec la pleine lumière, passe aussi la pénombre. Aussi, la connaissance se trouvant entièrement supprimée, le reste du monde tomberait au néant : car sans sujet, pas d'objet. (Monde, I, 398.) Et ce que je traduis ici dans une langue trop faible, en termes généraux, n'est pourtant pas une fiction de philosophes, inventée d'aujourd'hui seulement : non ! Cette doctrine fut la vie même, vie bien enviable de tant de saints, de tant de belles âmes qui se sont rencontrées parmi les chrétiens, et plus encore parmi les Hindous, les bouddhistes, les fidèles d'autres religions encore... Ainsi, c'est peut-être pour la première fois ici même que, sous forme abstraite, sans aucun mythe auxiliaire, l'essence profonde de la sainteté, de l'abnégation, de la guerre à mort faite à l'égoïsme, de l'ascétisme enfin, aura été traduite en ces termes : la négation de la Volonté de vivre, négation où la Volonté arrive quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition. Au contraire, s'il s'agit de connaître d'une façon immédiate et de traduire par l'action cette vérité, c'est là ce qu'ont fait tous ces saints, tous ces ascètes, qui, avec une même pensée au fond du coeur, s'exprimaient par des langages si divers, chacun se conformant aux dogmes qu'il avait d'abord reçus en sa raison : car c'est grâce à eux qu'un saint, selon qu'il est Hindou, Chrétien, Lamaïste, rend diversement compte de sa conduite ; mais qu'importe pour le fond des choses ? Qu'un saint soit attaché à la plus absurde des superstitions, ou qu'il soit au contraire un philosophe : cela ne fait rien à l'affaire. Ce qui le crée et le certifie saint, ce sont ses actes : ces actes, considérés au point de vue moral, ne découlent pas de ses idées abstraites, mais de la connaissance que l'intuition immédiate lui a donnée du monde et de son essence ; et c'est seulement pour tranquilliser sa raison, qu'il se les explique à l'aide d'un dogme quelconque. Il n'y a donc pas plus nécessité ce à que le saint soit philosophe, qu'il n'y en a à ce que le philosophe soit saint... Traduire l'essence de l'univers en concepts abstraits, généraux et clairs, en donner une image réfléchie mais stable, toujours à notre disposition et résidant en notre raison, voilà ce que doit, voilà tout ce que doit la philosophie. (Monde, I, 401-2.)

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