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Pascal ENGEL (1954-) Sommes-nous darwiniens ?

Publié le 19/10/2016

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Pascal ENGEL (1954-)

Sommes-nous darwiniens ?

Il est surprenant de constater à quel point le darwinisme provoque encore une hostilité tenace, alors que les querelles datant d'il y a plus d'un siècle ont fait long feu. Bien sûr, en Europe, où il n'est pas question de Dieu sur les billets de banque, les débats autour du créationnisme n'ont pas la virulence qu'ils peuvent avoir aux États-Unis. Certes, la synthèse néo-darwinienne n'est pas sans problème, mais elle ne diffère pas en cela des autres grandes théories scientifiques. Faut-il penser que la vieille crainte de voir l'homme détrôné de sa place centrale dans l'univers ou la conception téléologique de la nature sont encore à l'œuvre dans les esprits ? C'est possible. Mais c'est essentiellement parce que l'on n'est pas parvenu à vraiment apprécier la portée de la révolution darwinienne en dehors de la biologie que le mode de penser qui la sous-tend continue de susciter des réticences.

Plus encore que la biologie évolutionniste proprement dite, ce sont les applications du darwinisme à d'autres domaines - aux phénomènes sociaux, à la psychologie, à l'éthique, voire à l'épistémologie - qui ont provoqué les oppositions les plus vives. Dans chacun de ces domaines, on accuse régulièrement le darwinisme d'être une forme de réductionnisme : la société, la culture, la morale ne sont que l'expression de la sélection naturelle et de nos gènes. Cette accusation est justifiée pour nombre d'avatars historiques du darwinisme, comme le darwinisme social, ou les versions les plus radicales de la sociobiologie. Mais il y a réduction et réduction, et nombre de ces explications reposent sur des confusions. Supposons que l'on dise que l'amour maternel - ou tout autre comportement altruiste - est le produit d'une adaptation. Cela signifie qu'il a été sélectionné parce que les animaux chez qui il existe se reproduisent et répandent leurs gènes avec plus de succès que ceux chez qui il n'existe pas. Même si c'était le cas, il ne s'ensuivrait pas que l'amour maternel n'est que l'effet des gènes, ou que la seule chose qui occupe une mère quand elle aime son enfant est de répandre ses gènes.

La première confusion consiste à assimiler la fonction génétique d'un trait tel que l'amour maternel avec une théorie psychologique cachant les préoccupations réelles des agents. À ce compte, les enfants devenus adultes pourraient intenter un procès à leurs parents sous prétexte que ceux-ci ne se sont pas occupés d'eux, mais seulement de leurs gènes ! Que l'on ait fourni une explication évolutionniste d'un trait psychologique ou comportemental n'implique pas que le trait est éliminé au bénéfice d'une explication « de bas niveau » génétique. L'erreur inverse consiste à inférer que l'amour maternel n'existe pas du fait qu'il n'y a pas d'explication évolutionniste de ce trait. II y a pourtant toutes sortes de traits qui n'ont pas d'explication, ou qui sont, selon la fameuse expression de Stephen Jay Gould au sujet du pouce du panda, des Tympans. Au contraire, l'explication darwinienne est l'un des meilleurs exemples d'explication non réductrice : on isole un trait et sa fonction, et on montre qu'elle est sous-tendue, à un niveau moléculaire et génétique, par des processus causaux et mécaniques. Cela ne signifie pas que le trait en question se réduit à ces processus causaux, ni que la nature elle-même exemplifie des processus intentionnels. Cela permet de remettre à leur place les prétendues explications évolutionnistes de l'éthique. Le fait que les gènes sont, pour reprendre l'image fameuse du biologiste Richard Dawkins, égoïstes n'entraîne pas que nous soyons égoïstes. Les modèles de théorie évolutionniste des jeux montrent au contraire que des comportements altruistes et coopératifs émergent à partir de comportements égoïstes.

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