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Péguy, Cahiers de la quinzaine (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Péguy, Cahiers de la quinzaine (extrait). Les 238 numéros des Cahiers de la quinzaine sont la concrétisation de l'engagement social et politique de Charles Péguy, qui, voulant compenser un premier échec éditorial, se lance dans cette nouvelle aventure qui durera quatorze ans. Cette revue publie des textes idéologiques, polémiques pour certains -- de Péguy lui-même ou d'autres auteurs, comme R. Salomé, R. Rolland ou A. Suarès --, où s'affirment les convictions républicaines et patriotiques de toute une génération de penseurs, admirateurs de Bergson et déçus par les déviations matérialistes et anticléricales que le socialisme connaît sous Jaurès. Les Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy (Sixième cahier, du 20 mars 1900 : « Encore de la grippe «) Le lendemain dans l'après-midi -- et il y a de cela déjà plus d'un mois passé -- le citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste revint donc me voir. Il avait à la main -- et non pas sous le bras, car on n'a jamais porté pour marcher un livre sous le bras --, il avait un livre de bibliothèque. J'allais encore un peu mieux. Mais j'avais toujours des essoufflements qui m'inquiétaient. Ces essoufflements pouvaient présager la rechute légère que j'eus depuis. « Citoyen malade, nous avons hier oublié le principal : -- Cela n'est pas étonnant, citoyen docteur : presque toujours on oublie ainsi le principal. -- J'ai oublié de vous demander pourquoi vous pensiez à vous guérir ? -- Je n'y pensais pas seulement, docteur, je le désirais et je le voulais. Je le désirais profondément, sourdement, obscurément, clairement, de toutes façons, en tous les sens, de tout mon corps, de toute mon âme, de tout moi. Je le voulais fermement. Je voulais aussi l'espérer. Mes parents et mes amis le désiraient, le voulaient, et plusieurs l'espéraient. J'étais d'accord avec eux là-dessus. Le médecin aussi le voulait. Enfin je suis assuré que tous mes adversaires le désiraient sincèrement et je crois que la plupart de mes ennemis ne le désiraient pas moins. -- Voilà beaucoup d'accords. Voulez-vous que je commence par vous ? -- Je vous dirai que je serai sans doute embarrassé pour donner réponse à vos interrogations. Je n'étais pas bien fort sur l'analyse quand j'étais malade. Il y avait en moi des sentiments et des raisons pour lesquelles je voulais guérir. Mais le désir et la volonté que j'en avais me paraissaient tellement naturels que je ne cherchais pas à en discerner les causes. -- Le devoir et le savoir ne sont pas identiquement conformes à la nature. Je vous aiderai. Nous commencerons par les raisons, parce que c'est plus commode, et nous finirons par les sentiments. Mais avant nous remarquerons que les malades veulent guérir pour échapper à la mort, ou pour échapper à la maladie, ou, naturellement, pour échapper aux deux. Nous aimons le remède, la convalescence et la guérison par amour de la vie, ou par amour de la santé, ou, bien entendu, par amour de la vie saine. -- Ce sont là, docteur, de grandes questions, et que ces simples consultations et conversations ne suffiront pas à délier : la passion de la vie et de la mort, de la maladie et de la santé, de la joie et de la douleur. Il y faudrait au moins des dialogues. -- Ou un poème. Ou des poèmes. Ou un drame. On en a fait. Beaucoup. Nous dialoguerons si la vie et l'action nous en laissent l'espace et la force, plus tard, quand nous serons mieux renseignés. Alors nous dirons des dialogues. Aujourd'hui nous causerons à l'abandon, comme il convient à un convalescent. Pour quelles raisons vouliez-vous échapper à la mort ? -- Autant que je me rappelle et que je puis démêler, je savais que ma mort causerait une épouvantable souffrance à quelques-uns, une grande souffrance à plusieurs, une souffrance à beaucoup. -- Bien. Nous sommes ainsi reconduits de la considération de la mort à la considération de la douleur et du mal. -- J'aurais eu de la peine réciproquement si je m'étais représenté que la mort consistait sans doute à quitter les survivants. Mais je n'arrivais pas à me donner cette représentation. -- C'est un défaut de l'imagination. -- Je pensais très vivement au contraire que je laisserais inachevées plusieurs entreprises que j'ai commencées, un livre que j'ai commencé, plusieurs livres que j'espérais commencer, continuer et finir, ces Cahiers mêmes, essayés au moins pour un an, où vous savez que je mets tous mes soins. -- Cela prouve, citoyen convalescent, que vous vous intéressez à ce que vous faites. -- Cela prouve surtout que je le travaille. Je ne vous le dirais pas aussi brutalement si on ne me l'avait sévèrement reproché. -- Vous auriez tort : on doit toujours dire brutalement. -- Un abonné assez éventuel... -- Qu'entendez-vous par là ? -- J'entendais un abonné qui sans doute s'affermira. Cet abonné m'a fait des Cahiers une critique sévère et dont j'ai usé. Il m'a reproché que mon style était voulu. C'est-à-dire travaillé. -- Que lui avez-vous répondu ? -- Je ne lui ai pas répondu, puisque je n'ai pas le temps. Je lui ai répondu en moi-même. Je ne sais pas ce que c'est qu'un style qui n'est pas travaillé, qui n'est pas voulu. Ou plutôt je crois savoir que ce n'est pas un style. On se moquerait beaucoup d'un sculpteur qui taillerait un Balzac sans s'en apercevoir. Pourquoi veut-on que l'écrivain taille et découpe sans l'avoir voulu ? Laissons ces plaisanteries. Je ne prétends pas que le travail puisse rien tirer du néant, du moins le travail humain et c'est le seul que je connaisse. Mais je n'ai jamais rien vu de sérieux que l'auteur n'eût pas travaillé. Les romantiques encore nous ont abrutis là-dessus. -- Quels romantiques ? Vous avez eu un mot violent. -- Ne croyez pas, docteur, que je cherche des mots non grossiers pour qualifier une influence grossière. -- Quels romantiques ? -- Les prosateurs et les poètes romantiques français, les seuls que j'ai lus. J'en ai fait mes ennemis personnels. Un jour je vous dirai pourquoi. Pour aujourd'hui je retiens seulement qu'ils ont puissamment contribué, avec toute leur littérature, à déconsidérer le travail. Vous savez : Ainsi quand Mazeppa qui rugit et qui pleure. Vous aussi vous avez déclamé ces vers en pleurant de bonheur et d'admiration. -- Je les ai déclamés quand j'étais écolier. C'étaient de beaux vers : Ainsi lorsqu'un mortel sur qui son dieu s'étale. -- Quand ils voulaient faire des vers, je persiste à croire qu'ils ne se faisaient pas attacher sur un fougueux cheval nourri d'herbes marines : ils avaient encrier, plume et porte-plume, et papier, comme tout le monde. Et ils s'asseyaient à leur table sur une chaise, comme tout le monde, excepté celui qui travaillait debout. Et ils travaillaient, comme tout le monde. Et le génie exige la patience à travailler, docteur, et plus je vais, citoyen, moins je crois à l'efficacité des soudaines illuminations qui ne seraient pas accompagnées ou soutenues par un travail sérieux, moins je crois à l'efficacité des conversions extraordinaires soudaines et merveilleuses, à l'efficacité des passions soudaines, -- et plus je crois à l'efficacité du travail modeste, lent, moléculaire, définitif. -- Plus je vais, répondit gravement le docteur, moins je crois à l'efficacité d'une révolution sociale extraordinaire soudaine, improvisée merveilleuse, avec ou sans fusils et dictature impersonnelle -- et plus je crois à l'efficacité d'un travail social modeste, lent, moléculaire, définitif. Mais je ne sais pas pourquoi vous abordez d'aussi grosses questions, que vous avez vous-même réservées, quand je vous demande seulement des renseignements sur les raisons et sur les sentiments que vous avez eus la semaine passée. -- Pardonnez-moi, citoyen qui découpez des interrogations : pardonnez-moi d'échapper parfois à vos limites provisoires ; pardonnez-moi sur ce que le réel n'est pas seulement fait pour se conformer à nos découpages. Mais ce sont nos découpages qui parfois sont conformes aux séparations du réel, et souvent sont arbitraires. -- Particulièrement arbitraires quand nous traitons des hommes et des sociétés qu'ils ont formées. -- Avez-vous au moment du danger pensé à ceci : à l'immortalité de l'âme ou à sa mortalité ? -- Non, docteur, puisque je vous ai dit que je ne me représentais pas que je partirais, que je quitterais, qu'ensuite je serais sans doute absent. Quand j'étais en province au lycée, en ma première philosophie, un professeur âgé, blanc, honorable, très bon, très doux, très clair, très grave, à la parole ancienne, aux yeux profondément tristes et doux, nous enseignait. Nous lui devons plus pour nous avoir donné l'exemple d'une longue et sérieuse vie universitaire que pour nous avoir préparés patiemment au baccalauréat. Il traitait simplement et noblement devant nous les questions du programme. L'immortalité de l'âme était sans doute au programme. Il traita devant nous de l'immortalité de l'âme. Il ne s'agissait de rien moins que de savoir si son âme à lui, à lui qui promenait régulièrement son corps en long et en long dans la classe, et qui plaçait régulièrement le pied de son corps sur les carreaux en brique de la classe, -- donc il s'agissait de savoir si son âme à lui était immortelle ou mortelle ; et il ne s'agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous, qui utilisions diligemment les mains de nos corps à copier fidèlement le cours, -- il ne s'agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous étaient immortelles ou mortelles. Ce fut un grand débat. Le professeur équitable nous présenta les raisons par quoi nous pouvons penser que les âmes humaines sont immortelles ; puis il nous présenta les raisons par quoi nous pouvons à la rigueur penser que nos âmes humaines sont mortelles : et dans ce cours de philosophie austère et doux les secondes raisons ne paraissaient pas prévaloir sur les premières. Le professeur équitable penchait évidemment pour la solution de l'espérance. Tout l'affectueux respect que nous lui avons gardé ne nous empêchait pas alors de réagir. Continuant à protester contre la croyance catholique où l'on nous avait élevés, commençant à protester contre l'enseignement du lycée, où nos études secondaires finissaient, préoccupés surtout de n'avoir pas peur, et de ne pas avoir l'air d'avoir peur, nous réagissions contre la complaisance. Nous étions durs. Nous disions hardiment que l'immortalité de l'âme, c'était de la métaphysique. Depuis je me suis aperçu que la mortalité de l'âme était aussi de la métaphysique. Aussi je ne dis plus rien. Le souci que j'avais de l'immortalité individuelle, et qui selon les événements de ma vie a beaucoup varié, me reste. Mais l'attention que je donnais à ce souci a beaucoup diminué depuis que le souci de la mortalité, de la survivance et de l'immortalité sociale a grandi en moi. Pour l'immortalité aussi je suis devenu collectiviste. -- On ne peut se convertir sérieusement au socialisme sans que la philosophie et la vie et les sentiments les plus profonds soient rafraîchis, renouvelés, et, pour garder le mot, convertis. [...] Source : Péguy (Charles), Cahiers de la quinzaine, 1900-1914. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

« — Plus je vais, répondit gravement le docteur, moins je crois à l’efficacité d’une révolution sociale extraordinaire soudaine, improvisée merveilleuse, avec ou sans fusils et dictature impersonnelle — et plus je crois à l’efficacité d’un travail social modeste, lent, moléculaire, définitif.

Mais je ne sais pas pourquoi vous abordez d’aussi grosses questions, que vous avez vous-même réservées, quand je vous demande seulement des renseignements sur les raisons et sur les sentiments que vous avez eus la semaine passée. — Pardonnez-moi, citoyen qui découpez des interrogations : pardonnez-moi d’échapper parfois à vos limites provisoires ; pardonnez-moi sur ce que le réel n’est pas seulement fait pour se conformer à nos découpages.

Mais ce sont nos découpages qui parfois sont conformes aux séparations du réel, et souvent sont arbitraires. — Particulièrement arbitraires quand nous traitons des hommes et des sociétés qu’ils ont formées.

— Avez-vous au moment du danger pensé à ceci : à l’immortalité de l’âme ou à sa mortalité ? — Non, docteur, puisque je vous ai dit que je ne me représentais pas que je partirais, que je quitterais, qu’ensuite je serais sans doute absent.

Quand j’étais en province au lycée, en ma première philosophie, un professeur âgé, blanc, honorable, très bon, très doux, très clair, très grave, à la parole ancienne, aux yeux profondément tristes et doux, nous enseignait.

Nous lui devons plus pour nous avoir donné l’exemple d’une longue et sérieuse vie universitaire que pour nous avoir préparés patiemment au baccalauréat.

Il traitait simplement et noblement devant nous les questions du programme.

L’immortalité de l’âme était sans doute au programme.

Il traita devant nous de l’immortalité de l’âme.

Il ne s’agissait de rien moins que de savoir si son âme à lui, à lui qui promenait régulièrement son corps en long et en long dans la classe, et qui plaçait régulièrement le pied de son corps sur les carreaux en brique de la classe, — donc il s’agissait de savoir si son âme à lui était immortelle ou mortelle ; et il ne s’agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous, qui utilisions diligemment les mains de nos corps à copier fidèlement le cours, — il ne s’agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous étaient immortelles ou mortelles.

Ce fut un grand débat.

Le professeur équitable nous présenta les raisons par quoi nous pouvons penser que les âmes humaines sont immortelles ; puis il nous présenta les raisons par quoi nous pouvons à la rigueur penser que nos âmes humaines sont mortelles : et dans ce cours de philosophie austère et doux les secondes raisons ne paraissaient pas prévaloir sur les premières.

Le professeur équitable penchait évidemment pour la solution de l’espérance.

Tout l’affectueux respect que nous lui avons gardé ne nous empêchait pas alors de réagir.

Continuant à protester contre la croyance catholique où l’on nous avait élevés, commençant à protester contre l’enseignement du lycée, où nos études secondaires finissaient, préoccupés surtout de n’avoir pas peur, et de ne pas avoir l’air d’avoir peur, nous réagissions contre la complaisance.

Nous étions durs.

Nous disions hardiment que l’immortalité de l’âme, c’était de la métaphysique.

Depuis je me suis aperçu que la mortalité de l’âme était aussi de la métaphysique.

Aussi je ne dis plus rien.

Le souci que j’avais de l’immortalité individuelle, et qui selon les événements de ma vie a beaucoup varié, me reste.

Mais l’attention que je donnais à ce souci a beaucoup diminué depuis que le souci de la mortalité, de la survivance et de l’immortalité sociale a grandi en moi.

Pour l’immortalité aussi je suis devenu collectiviste. — On ne peut se convertir sérieusement au socialisme sans que la philosophie et la vie et les sentiments les plus profonds soient rafraîchis, renouvelés, et, pour garder le mot, convertis. […] Source : Péguy (Charles), Cahiers de la quinzaine, 1900-1914. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation.

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