Platon: Théétète
Publié le 22/02/2012
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SOCRATE - Tu es vraiment friand de dispute, Théodore, et tu es bien bon de me prendre pour une sorte de sac plein d'arguments et de croire qu'il m'est aisé d'en retirer un pour te prouver que ces théories sont des erreurs. Tu ne vois pas qu'en réalité aucun des arguments ne sort de moi, mais toujours de celui avec qui je converse, et que moi-même, je ne sais rien, sauf une petite chose, qui consiste uniquement à recevoir l'argument d'un homme sage et à l'accueillir comme il convient. C'est ce que je vais essayer ici encore avec ce jeune homme, sans rien dire de mon cru.
THÉODORE - Tu as raison, Socrate ; fais comme tu dis.
SOCRATE - Eh bien, sais-tu, Théodore, ce qui m'étonne de ton camarade Protagoras ?
THÉODORE - Qu'est-ce ?
SOCRATE - En général, j'aime fort sa doctrine, que ce qui paraît à chacun existe pour lui ; mais le début de son discours m'a surpris. Je ne vois pas pourquoi, au commencement de la Vérité, il n'a pas dit que la mesure de toutes choses, c'est le porc, ou le cynocéphale ou quelque bête encore plus étrange parmi celles qui sont capables de sensation. C'eût été un début magnifique et d'une désinvolture hautaine ; car il eût ainsi montré que, tandis que nous l'admirions comme un dieu pour sa sagesse, il ne valait pas mieux pour l'intelligence, je ne dirai pas que tout autre homme, mais qu'un têtard de grenouille. Autrement que dire, Théodore ? Si, en effet, l'opinion que chacun se forme par la sensation est pour lui la vérité, si l'impression d'un homme n'a pas de meilleur juge que lui-même, et si personne n'a plus d'autorité que lui pour examiner si son opinion est exacte ou fausse ; si, au contraire, comme nous l'avons dit souvent, chacun se forme à lui seul ses opinions et si ces opinions sont toujours justes et vraies, en quoi donc, mon ami, Protagoras était-il savant au point qu'on le croyait à juste titre digne d'enseigner les autres et de toucher de gros salaires, et pourquoi nous-mêmes étions-nous plus ignorants, et obligés de fréquenter son école, si chacun est pour soi-même la mesure de sa propre sagesse ? Pouvons-nous ne pas déclarer qu'en disant ce qu'il disait, Protagoras ne parlait pas pour la galerie ? Quant à ce qui me concerne et à mon art d'accoucheur, et je puis dire aussi à la pratique de la dialectique en général, je ne parle pas du ridicule qui les atteint. Car examiner et entreprendre de réfuter mutuellement nos idées et nos opinions, qui sont justes pour chacun, n'est-ce pas s'engager dans un bavardage sans fin et s'égosiller pour rien, si la Vérité de Protagoras est vraie, et s'il ne plaisantait pas quand il prononçait Ses oracles du sanctuaire de son livre ?
PLATON, Théétète, 370-346 av. J.-C., 161b-162a. Trad. Chambry, Garnier-Flammarion, 1967, pp. 89-90.
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