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Poétique

Publié le 05/02/2011

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POÉTIQUE

Le discours sur la littérature naît en même temps que la littérature même ; on en trouvera les premiers échantillons dans tel fragment des Veda ou chez Homère. Ce fait ne saurait provenir d'un hasard : bien qu'il soit difficile de se mettre d'accord sur l'exacte identité de l'objet « littérature », il est certain que ce nom, ou l'un de ses équivalents, a toujours été employé pour désigner une parole qui doit susciter le plaisir ou l'intérêt de ses auditeurs et lecteurs, qui est destinée à durer et qui, de ce fait, est plus élaborée que la parole quotidienne. Il y aura donc une prise de conscience du langage à la base même de l'acte littéraire, et, même si l'écrivain peut ne pas être tenté par la réflexion abstraite, la littérature, elle, a toujours déjà une dimension métalittéraire en son intérieur même.

Dès sa naissance, ce discours n'est pas un, quant à sa finalité et ses formes, mais prend deux directions différentes : ce sont l' exégèse et la théorie. Dans le premier cas, l'objectif sera d'élucider, d'expliciter ou d'interpréter telle ou telle œuvre : L'Iliade, la Bible, les hymnes sacrés. Les choses sont beaucoup moins simples de l'autre côté où, à la place de cet objet que l'histoire nous livre déjà prédécoupé et sur l'identité duquel il n'y a aucun doute, on trouve un objet construit par le discours même qui le décrit. Lorsque l'objet de la réflexion est l'allégorie, le récit ou la catharsis, ces unités ne nous sont pas données d'avance (à moins que ce ne soit par un discours théorique antérieur), et le fait qu'on se réfère toujours, pour illustrer ces concepts, aux mêmes œuvres (L'Iliade, la Bible) ne change rien à l'affaire : le même objet empirique a un nombre infini de propriétés, et chaque théoricien peut – en théorie ! – choisir celles qui lui conviennent, en laissant les autres de côté. Le discours théorique sur la littérature ne porte pas sur les œuvres mais, justement, sur la « littérature » ou sur d'autres catégories générales des objets empiriques intuitivement rapprochés. C'est de cette possibilité de choix – et, donc, à la limite, cette menace d'arbitraire – que vient le problème fondamental de la théorie littéraire, ou poétique.

Ces deux discours sur la littérature entretiendront, au cours des siècles, des relations « officielles » fort variables (et souvent peu amicales) ; mais, en fait, ils ne peuvent jamais se passer l'un de l'autre. L'exégèse présuppose toujours une théorie (celle-ci serait-elle inconsciente), car elle a besoin de concepts descriptifs, ou plus simplement d'un vocabulaire, pour pouvoir se référer à l'œuvre étudiée ; or, les définitions des concepts constituent, précisément, la théorie. Mais celle-ci présuppose aussi l'existence de l'exégèse car c'est à travers elle que la théorie entre en contact avec la matière qui lui sert de point de départ : le discours littéraire lui-même. Chacune des deux peut corriger l'autre : le théoricien critique le discours de l'exégète, lequel à son tour montre les carences de la théorie par rapport à l'objet étudié : les œuvres.

Le destin historique des deux discours sur la littérature, exégèse et théorie, sera assez différent (mais tous deux se maintiendront à toute époque), et cette différence peut être lue comme une conséquence des manières dont chacune constitue son objet. Le discours exégétique emprunte depuis les origines deux chemins séparés : d'une part, l'exégèse littérale, qui consiste à élucider le sens de tel mot incompréhensible, de fournir les références à telle allusion, d'expliquer telle construction syntaxique ; de l'autre, l'exégèse allégorique, qui cherche un sens autre à un texte (ou à un segment de texte) qui en a déjà un. Malgré les transformations idéologiques des contenus investis, qui se sont opérées au cours des siècles, malgré le changement dans la formulation des règles que l'on doit suivre ici et là, le discours exégétique reste remarquablement stable et ces deux chemins sont toujours suivis, en prenant seulement des formes différentes : ainsi, aujourd'hui, de la philologie et de la critique. L'objet de la théorie littéraire, en revanche, change radicalement d'une époque à l'autre, au point qu'on risque de commettre un anachronisme en employant l'expression « théorie littéraire » pour désigner des discours du passé qui, s'ils sont incontestablement théoriques, n'auraient pas défini leur objet comme étant la « littérature ». L'unité de cet objet provient uniquement de ce que les hommes du XIXe et du XXe siècle, en Europe, appellent du même nom littérature les œuvres où ces théories prennent leur point de départ ou leurs illustrations. La théorie littéraire elle-même n'a d'unité que dans une certaine perspective, alors que son évolution historique se déroule avec solution de continuité.

1.  Poétique, rhétorique, herméneutique

La Poétique d' Aristote, vieille de deux mille cinq cents ans, est à la fois le premier ouvrage entièrement consacré à la « théorie littéraire » (les guillemets sont indispensables ici pour prévenir l'anachronisme) et l'un des plus importants qui soit. La présence simultanée de ces deux traits n'est pas sans paradoxe : c'est comme si un homme à la moustache déjà grisonnante sortait du ventre de sa mère (mais la comparaison est bien sûr trompeuse). On ne voit guère, comme exemple semblable, que la Grammaire de Pāini, à la fois première-née et chef-d'œuvre de la linguistique (mais ce texte ne joue qu'un rôle minime dans l'histoire de la science), ou, exemple plus proche, la Logique du même Aristote.

L'objet de la Poétique n'est pas la littérature (ce que nous appelons ainsi) – et dans ce sens le livre n'est pas un ouvrage de théorie littéraire – mais la représentation ( mimésis) à l'aide du langage. En conséquence, après une introduction consacrée à la représentation en général, Aristote décrit les propriétés des genres représentatifs (ou « fictifs »), c'est-à-dire l'épopée et le drame, lesquels sont analysés en une série de niveaux, d'une part, de segments, de l'autre (une seule espèce de drame, la tragédie, est en fait traitée, la partie sur la comédie étant perdue ou simplement inexistante). En revanche, il n'y a dans la Poétique aucune place pour la poésie (qui existe bien à cette époque), alors qu'on sait que celle-ci sera considérée, à l'âge moderne, comme l'incarnation la plus pure de la littérature.

Dans les vingt siècles qui suivent, la littérature continuera à faire partie de l'objet de divers discours théoriques, même si ceux-ci ne sont pas exclusivement des « théories de la littérature ». Parmi ces discours il faut d'abord nommer la rhétorique : certains aspects de la littérature s'y trouvent, en quelque sorte, pris en charge. À l'origine, l'objet de la rhétorique est le discours public (celui de l'orateur ou celui de l'avocat) ; mais, comme tous les aspects du discours doivent être décrits, on touche aussi à ceux que le discours public partage avec la littérature : ainsi notamment du style ( l'« élocution »). D'ailleurs, le discours public perdant une grande part de son importance à la suite de la disparition des anciennes démocraties, la littérature occupera une place grandissante dans les rhétoriques plus tardives, jusqu'à devenir, après la Renaissance, la source quasi unique d'exemples, où puisent les rhétoriciens. Un autre discours bien institué qui couvre certains aspects de la littérature est celui de l' herméneutique, ou théorie de l'interprétation. L'objet autour duquel se constitue celle-ci sont les textes sacrés ; mais, une fois de plus, on y débat de structures verbales qui se rencontrent également dans les écrits profanes : les herméneutes médiévaux ne manqueront donc pas de se pencher sur le symbole ou l'allégorie poétique. Il en va un peu de même des autres grandes civilisations où il existe une « théorie littéraire » : les ouvrages de poétique indiens, ou chinois, ou arabes parlent de problèmes sémantiques ou psychologiques qui débordent la seule littérature (sans pour autant la « couvrir »), et l'intègrent dans des ensembles aux contours variables.

2.  De la théorie des genres à l'unité des arts

Les choses commencent à changer un peu à partir de la Renaissance, et cela à plusieurs égards. Premièrement, on exhume la Poétique d'Aristote et on commence à lui faire jouer un rôle comparable à celui d'un livre saint : les ouvrages de poétique ne seront pour ainsi dire plus que des commentaires de la Poétique. Mais à la vérité ce livre se trouve plutôt desservi par sa gloire qui agit à la manière d'un écran entre lui et ses lecteurs : le texte est si célèbre qu'on n'ose ni le contester, ni, finalement, le lire. On se contente plutôt de le réduire à quelques formules devenues vite clichés, qui, coupées du contexte, trahissent la pensée de leur auteur.

En deuxième lieu s'intensifie la réflexion sur les genres. Celle-ci a une tradition aussi longue que la « théorie littéraire » en général, puisque, on l'a vu, la Poétique décrit déjà les propriétés spécifiques de l'épopée et de la tragédie. Et on n'a pas manqué depuis, dans des ouvrages de nature fort diverse, de poursuivre la même voie. Mais c'est surtout à partir de la Renaissance que ce type d'études établit ses propres traditions : les écrits se suivent sur les « règles » de la tragédie et de la comédie, de l'épopée et du roman, des divers genres lyriques. L'épanouissement de ce discours est certainement lié aux structures idéologiques dominantes et à l'idée même qu'on se fait du genre à l'époque : à savoir, celle d'une norme dont on ne doit pas s'écarter. Les genres appartiennent bien à la littérature (ou à la « poésie », ou aux « belles-lettres »), mais c'est une unité d'un niveau inférieur, obtenue par décomposition à partir du premier, en ce sens comparable aux objets de la « théorie littéraire » antérieure, et pourtant aussi différente : alors que le symbole, ou la représentation, ou le style figuré sont des propriétés abstraites du discours littéraire (dont l'extension est par conséquent plus grande que la seule littérature), les genres résultent d'un autre type d'analyse, celui de la littérature en ses parties.

Enfin, l'idée de l'unité des arts commence alors à s'imposer, et s'élabore à partir de là une théorie des arts qui cherche à encadrer au moins les deux pratiques les plus prestigieuses, la poésie et la peinture. Cette théorie se transformera au XVIIIe siècle en une discipline, l' esthétique, où une place sera ménagée pour la théorie littéraire, dans la mesure toutefois où celle-ci s'intègre à la théorie générale des arts. Lessing et Kant seront les premiers grands praticiens de ce discours, mais leur œuvre est préparée par une longue série de recherches, depuis Léonard de Vinci jusqu'à Shaftesbury. Aucun de ces trois développements ne conduit donc directement à la constitution de l'unité « littérature », et pourtant tous la préparent : on dispose déjà de la catégorie supérieure, l'art (dont la subdivision selon les médias sera facile), ainsi que des entités de rang inférieur, les genres ; on s'est également donné un texte de référence, la Poétique, qui assure la continuité de la tradition.

3.  L'autonomie de la littérature

C'est avec l'avènement du romantisme (allemand) que la notion de littérature sera établie dans son autonomie et c'est aussi le début de la théorie littéraire au sens strict (et sans guillemets). Les concepts de représentation et d'imitation cessent de jouer un rôle dominant pour être remplacés au sommet de la hiérarchie par celui de beau, et ceux qui lui sont corrélés : l'absence de finalité externe, la cohérence harmonieuse entre les parties de la totalité, le caractère intraduisible de l'œuvre d'art. Toutes ces notions pointent vers l'autonomie de la littérature et de ses œuvres, et conduisent à s'interroger sur leurs propriétés spécifiques. C'est bien cette interrogation qu'on trouve dans les écrits romantiques. Mais leur influence n'est pas immédiate, en particulier sur les études littéraires institutionnalisées, et cela est sans doute dû à la forme que prennent ces écrits : ce sont ou bien des fragments qui participent par bien des côtés à la poésie même (ainsi chez Friedrich Schlegel et Novalis), ou bien des traités philosophiques systématiques qui continuent la tradition de l'esthétique et où la littérature occupe une place bien limitée (ce sera le cas de Schelling et de Hegel).

La théorie littéraire de style universitaire ne verra donc le jour qu'au XXe siècle, dans plusieurs pays successivement. Dans les années dix et vingt de ce siècle, le lieu du renouveau est la Russie, où se constitue un courant d'idées appelé le formalisme. Entre les deux guerres le centre de gravité se déplace en Allemagne ; la théorie littéraire se partage alors en plusieurs tendances, les unes liées à la stylistique, d'autres à une approche « morphologique » des œuvres. Dans les années trente et quarante, c'est en Angleterre, puis aux États-Unis, que se développent divers courants de critique formelle et de théorie littéraire, dont le plus célèbre est le New Criticism. Tous ces groupes ont leur point de départ commun dans l'esthétique romantique, qui les amène à affirmer l'autonomie de la littérature et partant celle de sa théorie ; mais, à la différence des romantiques, ces théoriciens se livrent à un travail analytique sur l'œuvre littéraire, renouant ainsi avec la tradition d'Aristote qui, on s'en souvient, cherchait à distinguer les niveaux et les segments pertinents des œuvres. Les divers formalistes du XXe siècle sont donc plus proches de l'esprit de la Poétique que ne l'étaient les admirateurs de celle-ci au XVIe siècle, puisqu'ils reprennent en quelque sorte le travail au point même où l'avait laissé Aristote ; ils réalisent ainsi une heureuse synthèse des différentes tendances qui avaient dominé la « théorie littéraire » jusqu'alors et conduisent à l'établissement de la discipline moderne.

Tzvetan TODOROV

4.  Structuralisme et sémiotique

À partir du début des années 1960, la poétique a connu un développement sans pareil, cela sous la double impulsion du structuralisme littéraire et de la sémiotique (ou sémiologie). Bien que son rayonnement ait été international, le structuralisme littéraire constitue la variante spécifiquement française de la poétique des années 1960 et 1970. Contrairement au New Criticism anglo-saxon ou à la Literaturtheorie allemande par exemple, il a accordé une place centrale à la linguistique, et plus précisément à la linguistique structurale (représentée surtout par les travaux de Jakobson, Hjelmslev et Benveniste), dans laquelle il ne cherchait pas seulement des outils analytiques mais aussi un idéal de scientificité. Enfin, il s'est voulu partie prenante d'un nouveau paradigme théorique – l'analyse structurale, incarnée de manière exemplaire par l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss.

Contrairement au structuralisme, la sémiotique a été d'emblée un mouvement international, se développant d'ailleurs selon des voies très diverses : ainsi les sémioticiens américains (par exemple, T. A. Sebeok) ou italiens (U. Eco) se sont inspirés essentiellement de Charles Sanders Peirce, les chercheurs soviétiques se tournant plutôt vers la théorie cybernétique ; quant aux études sémiotiques françaises, elles se sont référées surtout à la sémiologie esquissée par Ferdinand de Saussure.

Les travaux de poétique entrepris dans le cadre sémiotique sont souvent difficiles à distinguer de ceux qui relèvent du structuralisme littéraire au sens strict du terme. Une différence subsiste néanmoins : si l'analyse structurale s'est évertuée à intégrer la poétique dans une théorie générale du langage, la sémiotique n'a vu là qu'un premier pas vers une théorie globale des signes. Certains poéticiens d'obédience sémiotique – par exemple, Iouri Lotman et ses collègues du cercle de Tartu – ont d'ailleurs traité la littérature comme un système sémiotique spécifique, irréductible au système linguistique. En France, la différence entre structuralisme et sémiotique est restée assez nette. Si les tenants du structuralisme littéraire (par exemple, R. Barthes, C. Bremond, G. Genette ou T. Todorov) se sont inspirés de certains postulats méthodologiques de la linguistique et de l'anthropologie structurales, ils n'ont guère tenté de formaliser l'appareil théorique utilisé ; en outre, ils ont toujours privilégié la démarche taxinomique, c'est-à-dire une analyse à prétention essentiellement descriptive. L'école sémiotique d'Algirdas-Julien Greimas en revanche a situé d'emblée ses analyses littéraires (par exemple, l'étude des structures du récit) dans le cadre d'un modèle sémiotique général très formalisé ; de surcroît, la théorie greimasienne a voulu avoir une validité non seulement descriptive, mais encore explicative (ainsi le modèle théorique du récit était censé rendre compte de la « génération » des structures narratives).

5.  Domaines d'analyse

Le structuralisme et la sémiotique ont abordé tous les aspects des études littéraires. Mais leurs contributions les plus décisives se situent pour l'essentiel dans quatre domaines :

L'analyse des techniques narratives ( narratologie). Bien que des poéticiens d'obédiences diverses aient apporté des contributions importantes à l'analyse narrative, c'est un travail d'inspiration structuraliste, Le Discours du récit (1972) de Gérard Genette, qui constitue jusqu'à ce jour la référence fondamentale. Il aborde en effet tous les aspects importants de l'activité narrative, qu'il s'agisse des relations entre le temps de l'histoire racontée et le temps du récit qui raconte, de la régulation de l'information narrative (quel est le point de vue adopté ?) ou encore du statut du narrateur. Appliquées originairement au seul récit de fiction, les catégories de la narratologie ont plus tard été mises à l'épreuve dans l'analyse d'autres types de récits – notamment l'autobiographie (chez P. Lejeune) et les récits factuels de type historique – et complétées par l'analyse de la description littéraire (avec P. Hamon).

L'analyse thématique. Alors que la narratologie se penche sur la narration de l'histoire, l'analyse thématique étudie la structure de l'histoire racontée. Trouvant une source d'inspiration importante dans l'analyse fonctionnelle du conte russe proposée par Vladimir Propp dès 1927, l'analyse thématique a produit de nombreux modèles théoriques essayant de dégager la structure de l'action narrative : Roland Barthes, dans S/Z (1970), a proposé une taxinomie des différents codes régissant la présentation de l'intrigue ; Claude Bremond a tenté de dériver la structure du récit d'une logique (anthropologique) des actions ; Tzvetan Todorov y a vu une projection discursive d'une cellule narrative minimale existant déjà au niveau de la relation propositionnelle entre sujet et prédicat ; l'école d'Algirdas-Julien Greimas a tenté de dériver la « structure de surface » des récits à partir d'une structure sémantique (atemporelle) censée produire la structure actantielle (temporelle) du récit à travers un certain nombre de transformations, conçues en analogie à celles étudiées en grammaire générative. En s'appuyant en partie sur ces divers modèles développés par l'analyse structurale, Paul Ricœur, dans Temps et récit (1983-1985), a proposé une théorie générale du récit visant à éclaircir sa fonction philosophique et existentielle.

Rhétorique et stylistique. Le romantisme s'était élevé contre la rhétorique, conçue comme théorie d'une expressivité réglée et codée, pour la remplacer par la stylistique, conçue comme étude de l'écart expressif. La poétique structuraliste s'est évertuée à dépasser cette opposition. D'où un renouveau d'intérêt pour la rhétorique, marqué à la fois par de nombreuses études consacrées à la métaphore ou à la métonymie – deux figures jouant un rôle structurant dans la poésie (la métaphore) et dans le récit (la métonymie) – mais aussi par une réactivation du projet taxinomique global des anciennes rhétoriques, dont témoigne le Groupe μ.

Poésie et métrique. Bien que la poétique structuraliste ait privilégié l'analyse de la littérature narrative sur celle de la poésie, des travaux importants ont été consacrés à l'analyse des structures poétiques : on citera notamment le texte de Jean Cohen, Structure du langage poétique (1966), la description linguistique d'un sonnet de Baudelaire par Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, ainsi que l'analyse des parallélismes (phonique, syntaxique et sémantique) en poésie due à Nicolas Ruwet. L'analyse métrique a été souvent menée dans le cadre théorique de la grammaire générative : on peut retenir l'analyse de la métrique anglaise par Morris Halle et Kayser et celle de la métrique française par Jacques Roubaud. Les travaux plus récents, comme ceux de Benoît de Cornulier, ont cependant tendance à abandonner le modèle de la grammaire générative, en faveur d'une explication des structures métriques en termes de contraintes cognitives.

6.  Situation actuelle

Avec le reflux du « structuralisme » vers la fin des années 1970, la poétique a subi une inflexion notable. Si l'analyse structurale a mis l'accent sur l'aspect syntaxique de la littérature, c'est-à-dire l'analyse immanente des formes, les développements récents de la poétique témoignent d'une prise en compte de la dimension pragmatique : sous ce terme, on regroupe l'ensemble des questions qui surgissent dès lors qu'on s'est rendu à l'évidence que les œuvres littéraires sont des actes discursifs et que donc leur dimension verbale doit être replacée dans le cadre plus global de leur situation communicationnelle.

Cette inflexion se remarque dans au moins trois domaines :

La question de la spécificité de la littérature. En tant qu'activité artistique verbale, la littérature se situe au croisement de deux séries de faits : les faits discursifs et les faits artistiques. À son niveau le plus général, la poétique est donc appelée à se développer au moins selon deux directions : l'étude de la spécificité (éventuelle) de la littérature dans le champ des pratiques verbales et, secondairement, celle de la spécificité sémiotique de l'art verbal comparé aux autres arts, ce qui semble indiquer que l'analyse poétique ne saurait se passer d'une perspective plus largement sémiotique.

En ce qui concerne la spécificité de la littérature par rapport aux autres pratiques verbales, on peut distinguer, à la suite de Gérard Genette, au moins deux types de littérarité : le domaine de la littérarité constitutive, réunissant la fiction (caractérisée par des spécificités logiques ou pragmatiques) et la diction (la poésie, définie formellement), deux champs d'activités verbales à visée esthétique institutionnalisée ; celui de la littérarité conditionnelle, comprenant les œuvres appartenant à des genres sans visée esthétique institutionnalisée (l'autobiographie, le journal intime, le discours historique, etc.), mais qui, dès lors qu'elles font l'objet d'une attention esthétique, entrent dans le champ littéraire.

La spécificité de l'art verbal par rapport aux autres arts pose la question du statut ontologique de l'œuvre littéraire en tant qu'œuvre verbale. Nelson Goodman a proposé de distinguer entre arts autographiques – les arts sans schéma notationnel (par exemple la peinture) – et arts allographiques – les arts à notation syntaxique (la littérature mais aussi la musique). Mais le domaine même de l'art verbal n'est pas unifié du point de vue du statut ontologique des œuvres : un art allographique étant défini par l'identité syntaxique de l'œuvre à travers ses diverses instanciations (c'est-à-dire les exemplaires de l'œuvre), l'œuvre orale, caractérisée par l'absence d'identité stricte d'une performance à l'autre, échappe à cette définition syntaxique de l'identité de l'œuvre et nécessite le recours à des critères d'identité sémantique. La même analyse pourrait être menée concernant le texte théâtral.

Création et intentionnalité. Bien qu'actuellement beaucoup des théories d'interprétation textuelle soient anti-intentionnalistes, la lecture du poéticien ne peut se passer d'une reconstruction de la structure intentionnelle des textes, puisqu'il étudie les procédés créateurs. Certains développements récents de la poétique permettent d'aborder la question de l'intentionnalité sur un plan concret. C'est le cas, avec A. Lord, Paul Zumthor, R. Finnegan, du renouvellement de l'intérêt porté aux œuvres orales. C'est aussi le cas, par exemple avec Jean Bellemin-Noël, de l'étude des avant-textes des œuvres – documentation, plans, scénarios, ébauches, dossier de brouillons, mises au net avec corrections, manuscrit définitif –, étude qui relève de la critique génétique, qui constitue un terrain d'étude privilégié des processus de création littéraire conçus comme processus intentionnels.

Poétique et histoire. On a pu reprocher au structuralisme d'avoir sous-estimé l'importance de la dimension historique dans la description des faits littéraires. Or la nécessité d'une prise en compte de la dimension historique découle directement du fait que l'œuvre littéraire est un fait intentionnel. Par exemple, pour savoir si tel ou tel élément linguistique d'un poème est marqué esthétiquement, il faut connaître – entre autres – l'état historique de la langue au moment de la création du poème.

La problématique des genres littéraires manifeste elle aussi le caractère indissociable des relations synchroniques et de la variabilité diachronique : ni essences suprahistoriques ni simples définitions nominales, il s'agit d'un ensemble complexe de relations généalogiques entre textes, de règles explicites et de normes implicites, combinées en des proportions diverses et variables. La transhistoricité des genres se manifeste en ce qu'ils se cristallisent en des schémas relativement stables dont la durée opérationnelle peut être des plus diverses, mais auxquelles la projectibilité historique et, par là même, une tendance à la réactivation sont inhérentes. Un schéma donné n'aura évidemment pas la même signification dans différents contextes : il n'existe que dans des actualisations historiques changeantes, tout en étant irréductible à elles, du fait même de son statut de schéma formel dont la réalité ultime est mentale. On voit, par cet exemple, que les distinctions analytiques de la poétique, loin de s'opposer à la prise en compte de la variabilité historique de la littérature, nous permettent d'en mesurer toute l'ampleur et de la penser avec un minimum de rigueur.

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