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Portrait de Charles Bovary

Publié le 02/06/2011

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bovary

Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études : – Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge. Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs. Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c'était là le genre. Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manoeuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. – Levez-vous, dit le professeur. Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire. Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857 Dès les premières lignes de son roman, Gustave Flaubert crée pour le lecteur un univers familier dans lequel apparaît celui qui deviendra l’époux de l’héroïne, Charles Bovary. Celui-ci, jusqu’à la fin du roman, incarne l’image d’un personnage ordinaire et banal, à l’existence sans passion ni relief. Ce n’est pas tant à travers la description de la casquette que Flaubert met en place l’univers réaliste du roman qu’à travers l’accumulation des « petits détails vrais » qui caractérisent l’atmosphère de la salle d’étude, bouleversée par l’arrivée du proviseur qui accompagne un nouvel élève : « ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. » Le récit met ainsi en place une atmosphère réaliste, l’évocation de moments probablement vécus par l’auteur lui-même et dans lequel le lecteur peut retrouver sa propre enfance. La récitation des leçons (l. 15), la sonnerie de la cloche (l. 17), les rires (l. 32) ont la même fonction d’ancrage dans un univers réel. La casquette se construit progressivement sous les yeux du lecteur, sous la forme de deux longues phrases, suivies d’une phrase conclusive plus courte. Elle apparaît d’abord comme un mélange « composite » de « bonnet à poil », de « chapska », de « chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton », qui lui donne un aspect comique tant elle demeure insaisissable. Le patchwork indescriptible laisse ensuite place à une forme : « ovoïde et renflée de baleines ». Les verbes et les indicateurs spatio-temporels permettent au couvre-chef de prendre progressivement corps, à la manière d’un tableau (« elle commençait par », « puis s’alternaient », « venait ensuite », « d’où pendait »). La dernière phrase, brève, se veut rassurante : « Elle était neuve ; la visière brillait. » À la description objective de la casquette de Charles Bovary se mêle un ensemble de commentaires subjectifs. Le lecteur apprend ainsi qu’elle est d’une « laideur muette » (l. 26), qu’elle possède « des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile » (l. 27). Les termes choisis pour la décrire sont également chargés de connotations négatives : « composite » (l. 24), « choses » (l. 26), « ovoïde et renflée » (l. 27), « boudins » (l. 27), « une façon de sac » (l. 29), « compliquée » (l. 29), « trop mince » (l. 30), « gland » (l. 30). Cette subjectivité du narrateur traduit les impressions ressenties à la vue de cette casquette et, par extension, de son propriétaire. Notion : Le portrait d’un anti-héros C’est par l’intermédiaire de sa casquette que le lecteur, comme ses camarades de classe, prennent connaissance du personnage, identifiant immédiatement le pauvre Charles Bovary comme un anti-héros. Objet de l’observation attentive de tous ses camarades de classe, celui-ci apparaît d’emblée comme « un gars de la campagne » (l. 9), un « chantre de village » (l. 10) mis à l’épreuve pour savoir s’il est digne de passer « dans les grands, où l’appelle son âge » (l. 6-7). Son portrait le montre « embarrassé » (l. 11) par une tenue vestimentaire à la fois trop petite pour lui et de mauvais goût. Le « drap vert » (l. 11), les « boutons noirs » (l. 12), les poignets « rouges » (l. 13), les « bas bleus » et le « pantalon jaunâtre » (l. 13) annoncent la casquette. Charles est par ailleurs timide. Il reste « dans l’angle, derrière la porte » (l. 8) afin de se cacher du regard des autres ; il est « attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude » (l. 15-16). Enfin, lorsqu’il se lève, à l’unisson du groupe, sa asquette tombe, l’en écartant d’emblée en provoquant le rire de tous. Le portrait d’un anti-héros S’opposant aux personnages héroïques de la tradition romanesque, l’écrivain réaliste crée des personnages ordinaires, marqués par la médiocrité. Flaubert montre en Charles Bovary un être timide, terne, souvent ridicule, à la vision du monde étroite. L’écrivain produit ainsi un effet de surprise en commençant son roman par le portrait d’un anti-héros.

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