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Richard FEYNMANN (1918-1988) Les extrapolations de la science

Publié le 19/10/2016

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Richard FEYNMANN (1918-1988)

Les extrapolations de la science

S'il peut arriver que de vieilles lois soient fausses, comment une observation peut-elle être erronée ? Si elle a été soigneusement vérifiée, comment peut-elle être fausse ? Pourquoi les physiciens doivent-ils toujours modifier les lois ? La meilleure réponse que l'on puisse donner, c'est, d'abord, que les lois diffèrent des observations, et, ensuite, que les expériences sont toujours imprécises. Les lois ne sont jamais que des lois conjecturales ou des extrapolations, et non pas quelque chose sur quoi les observations obligent proprement à insister : ce ne sont jamais que des conjectures solides qui sont tamisées avec succès pendant quelque temps, puis sont prises en défaut sitôt que les tamis deviennent plus performants - qu'ils sont percés de trous plus petits, etc. Les lois ont par conséquent un caractère hypothétique : ce sont des extrapolations qui tentent d'ouvrir une fenêtre sur de l'inconnu - ne sachant pas ce qui va se produire, vous émettez une hypothèse. Par exemple, on croyait autrefois, ou on avait découvert, que le mouvement n'influe pas sur le poids d'un objet - on était persuadé que, si on lance une toupie et qu'on la pèse, puis qu'on la pèse de nouveau une fois qu'elle a cessé de tourner, ces deux pesées seront identiques. Cette croyance résultait d'une observation, mais le fait est aussi que l'on ne savait pas peser un objet jusqu'à des décimales aussi infinitésimales que quelques unités sur un milliard ; or on a compris aujourd'hui que le poids d'une toupie en rotation excède celui d'une toupie immobile de quelques unités sur encore moins qu'un milliard : on sait désormais que, si une toupie tournait assez vite pour que la vitesse de ses bords latéraux avoisine trois cent mille kilomètres par seconde, l'augmentation de poids commencerait à être tout à fait sensible - à partir de cette vitesse uniquement. Les premières expérimentations ayant été effectuées avec des toupies qui tournaient à des vitesses beaucoup plus basses que trois cent mille kilomètres par seconde, tout avait paru indiquer que les masses d'une toupie en rotation et d'une toupie immobile reviennent exactement au même, et quelqu'un avait donc émis l'hypothèse que la masse ne change jamais. Comme c'était bête ! Quel imbécile ! Il ne s'agissait que d'une loi hypothétique, d'une extrapolation. Pourquoi a-t-il eu ce comportement si peu scientifique ? En fait, ce personnage n'avait pas une attitude antiscientifique, il était seulement en proie à de l'incertitude : ce qui n'aurait pas été scientifique, en l'occurrence, ç'aurait été de n'émettre aucune hypothèse. Avancer des hypothèses est d'autant plus indispensable que les extrapolations sont les seuls trucs qui comptent réellement : seul le principe selon lequel on est en droit de dire ce qui se passera demain sans en avoir encore fait l'expérience donne son prix à la connaissance. J'entends par là qu'un savoir qui reviendrait uniquement à dire ce qui s'est passé hier n'aurait guère de valeur pour faire véritablement quelque chose, il est nécessaire de dire ce qui se passera demain - ou c'est en tout cas amusant, si ce n'est pas nécessaire ; mais encore faut-il pour cela accepter de se mouiller. Toute loi scientifique, chaque principe scientifique, n'importe quelle présentation des résultats d'une observation, n'est jamais qu'une sorte de résumé qui néglige des détails pour la simple raison que rien ne peut être formulé avec une précision absolue.

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