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TIERS MONDE

Publié le 22/02/2012

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L'invention du terme « tiers monde » revient au grand démographe français Alfred Sauvy (1898-1990). Il désigne par là, dans un article publié le 14 août 1952 par L'Observateur, « l'ensemble de ceux qu'on appelle, en style Nations unies, les pays sous-développés » (c'est-à-dire les pays en développement [PED] dans le langage actuel de l'ONU). A. Sauvy oppose ce troisième monde aux deux premiers (les blocs Est et Ouest qui s'affrontent dans la Guerre froide). Il écrit : « Ce tiers monde ignoré, exploité, méprisé comme le tiers état, veut, lui aussi, être quelque chose. » Le terme va rapidement s'imposer dans les représentations géopolitiques. Il est de coutume, dans les livres consacrés à l'histoire politique du tiers monde, de faire remonter son acte de baptême non pas à la première conférence qui fonde le mouvement des non-alignés à Belgrade (1961), mais à la conférence « afro-asiatique » de Bandung (1955). Il est également d'usage de souligner que l'émergence de ce mouvement politique a été en quelque sorte le produit « en creux » du système des blocs qui marquait alors les relations internationales. Tout cela est parfaitement vrai. Pour autant, le processus historique qui a abouti à la naissance du tiers monde s'explique-t-il uniquement par la Guerre froide et le système des blocs ? Ses prémices remontent-elles seulement aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et aux décolonisations, comme on a pris l'habitude de l'affirmer ? Le tiers monde a-t-il été essentiellement une construction politique répondant à des considérations et à un contexte géostratégiques ? Discours de l'altérité. La décolonisation a été plus précoce en Asie et au Moyen-Orient qu'en Afrique noire où elle n'intervient qu'au tournant des années 1960. À Bandung, c'est ainsi davantage une conférence arabo-asiatique qu'afro-asiatique qui est réunie. Au-delà des décalages chronologiques qui ont marqué les mouvements de décolonisation des différents continents et régions, on peut s'interroger sur ce qui motiva cette volonté d'organisation « régionaliste » de l'Asie de l'Est et du Sud d'une part, et du Moyen-Orient d'autre part. On remarquera dès l'abord que ces deux régions du monde correspondent à des foyers de civilisations très anciennes (l'Indus, la Chine, l'Asie Mineure), où furent inventées les écritures et où se sont développées de riches cultures. À considérer l'histoire des relations internationales, l'on constate que les premiers pas du « tiers-mondisme » ne sont peut-être pas seulement à rechercher dans la conjoncture des lendemains de la Seconde Guerre mondiale, mais sans doute aussi une génération plus tôt, dans les suites du premier conflit mondial qui a vu s'accélérer nombre de maturations politiques. Les fameux Quatorze Points du président américain Woodrow Wilson, qui entendaient servir de base au règlement de paix, stipulaient déjà que « les peuples disposent d'un droit d'autodétermination » et le mouvement libéral américain s'est efforcé de développer ces thèses. C'est ainsi que furent organisés, à Paris (1920) puis à Londres (1923), deux « congrès pour le progrès des peuples opprimés ». On a également souvent évoqué que se tint en 1920 à Bakou, dans le Caucase, un « congrès des peuples d'Orient », réuni à l'initiative du Komintern et qui proclama le jihad (la « guerre sainte ») contre l'impérialisme. Cette initiative était fortement instrumentalisée par les stratèges bolcheviks et poursuivait des objectifs à la fois internes et internationaux. À Bruxelles se tiendra en 1927, le « congrès des peuples opprimés », avec la participation de l'Indien Nehru, de l'Indonésien Mohammad Hatta, du Vietnamien Ho Chi Minh, de l'Africain Léopold Sédar Senghor… Panasiatisme, panarabisme… Dans les années 1920 et 1930, c'est dans les pays d'Asie de l'Est et du Sud et dans ceux du Moyen-Orient qu'il faut davantage rechercher l'origine des dynamiques régionalistes. Dans ces deux régions du monde, des mouvements politiques se sont en effet épanouis, qui cherchaient à susciter des mouvements d'émancipation anticolonialistes et anti-impérialistes en s'appuyant sur la conscience d'une communauté civilisationnelle, d'une altérité. Déjà, lors du « meeting de Kobe » tenu en 1924, le Chinois Sun Yat-sen, invité, s'était fait l'apôtre de l'union des Asiatiques : « La Grande Asie doit être l'idéal des peuples d'Extrême-Orient. Le principal facteur d'infériorité pour les Asiatiques réside dans la soumission aux Traités imposés par l'étranger […]. Si les Asiatiques s'unissent, ils pourront aisément se libérer. » Le « congrès de Nagasaki » tenu en 1926 se déroulera sous le signe du panasiatisme. Plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale, les militaristes nippons tenteront d'utiliser cette thématique en la retournant dans l'intérêt de l'impérialisme japonais dont la propagande tentera de promouvoir l'idée d'une « sphère de coprospérité asiatique ». Au Moyen-Orient, l'effondrement de l'Empire ottoman favorise la maturation de certains projets politiques mobilisateurs et modernisateurs qui étaient en voie d'émergence depuis la fin du xixe siècle. Des thèses préconisent le réveil de la nation arabe, arguant que l'histoire et la langue fondent une identité politique commune. Elles sont le ciment du nationalisme arabe (arabisme). D'autres courants utilisent la religion comme levier anticolonial et fondement de projets de transformation sociale. C'est dans cette catégorie qu'il faut ranger les mouvements se réclamant de l'islamisme et du fondamentalisme. La confrérie des Frères musulmans est ainsi créée en 1928 par l'Égyptien Hassan al-Banna, qui préconise la constitution d'un État islamique. Les conférences et initiatives se multiplient entre les deux guerres mondiales, qui visent à promouvoir les unes le panasiatisme, les autres le panarabisme ou le panislamisme… Enfin, il convient de ne pas sous-estimer la progression, depuis la fin du xixe siècle, du constitutionnalisme libéral et, plus tard, celle des courants socialistes (dans diverses variantes) se présentant, eux aussi, comme universalistes. Le Sud, une force géopolitique nouvelle. Le mouvement de décolonisation, dans les deux décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, voit émerger des dizaines de nouveaux États en Asie, au Proche et Moyen-Orient, dans le Pacifique, en Afrique et dans les Caraïbes. L'affirmation du non-alignement, dans le contexte des rapports entre Est et Ouest, semble correspondre à l'émergence d'une force géopolitique nouvelle. Le tiers monde paraît alors s'exprimer d'une seule voix et être appelé à peser progressivement davantage dans l'ordre mondial, à mieux faire entendre sa voix face au « Nord ». L'affirmation des revendications en faveur d'un Nouvel ordre économique international (NOEI) vient étayer cette conviction. L'ONU n'adopte-t-elle pas, par consensus, en 1974, une déclaration proclamant la nécessité d'en finir avec le colonialisme économique et reconnaissant la légitimité des revendications des pays du Sud ? L'Occident industrialisé est alors en proie à une crise économique durable, inaugurée en 1971 par la suspension de la convertibilité en or du dollar ; et l'utilisation de l'arme du pétrole par les pays arabes producteurs dans la guerre avec Israël de 1973 (premier « choc pétrolier ») a souligné les potentialités stratégiques des matières premières. Après leur défaite dans la guerre du Vietnam, les États-Unis ont engagé un repli général et semblent psychologiquement en doute sur leur puissance. Le contexte de détente Est-Ouest semble pouvoir ménager la possibilité d'un rééquilibrage Nord/Sud négocié, d'un « New Deal » planétaire. Mais la perspective de négociations globales va rapidement s'éloigner. Les velléités manifestées dans le cadre de la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement) ne se concrétisent pas. La seconde guerre froide va, par ailleurs, encore accentuer les divisions au sein des pays non alignés. Ruptures générationnelles. D'importantes évolutions sont observables au sein des sociétés du tiers monde. Dans certains pays, passé un temps où les idéaux des indépendances pouvaient tenir lieu de morale collective, de nouvelles différenciations sociales se font jour. L'exemple de carrières empruntant des raccourcis de promotion trop faciles, notamment dans les appareils d'État, nourrit la tentation de brûler les étapes et de transgresser des légitimités établies fragilement, voire bientôt de voler des biens collectifs. Corruption, népotisme et autres comportements cyniques seront le lot de bien des pays en mal d'État de droit. Il en naît bien souvent d'immenses frustrations sociales qui nourriront, une génération plus tard, une soif de revanche. Dans certains pays en mal de développement, les effets combinés de l'« explosion démographique », du marasme économique et du discrédit des valeurs au nom desquelles a été fondé le régime politique ouvrent la porte à des formes variées de ruptures. Violences sociales et politiques, voire guerres civiles seront les produits de cette histoire. Dans d'autres pays, d'autres régions du monde, le chemin semble bien différent : aux régimes autoritaires et aux guérillas qui ont longtemps caractérisé l'Amérique latine succèdent, dans les années 1980, des ouvertures démocratiques. En Asie orientale, la situation est très différenciée, mais d'une manière générale, le rôle de l'État est resté très fort. Une peau de chagrin. En une dizaine d'années, le poids du tiers monde dans les relations internationales se réduit considérablement et plus encore l'idée que l'on se faisait de son rôle politique futur. Le mouvement des non-alignés continue certes à réunir des conférences. Mais, faute d'une doctrine et d'une stratégie dynamiques, ses résolutions apparaissent de plus en plus formelles. Ses divisions apparaissaient par ailleurs « irréparables », certains pays ayant pris fait et cause pour l'URSS, perçue par eux comme un « allié naturel » (c'est la position de Fidel Castro), tandis que nombre d'autres sont depuis longtemps alignés sur les États-Unis. L'endettement croissant de nombreux États devient préoccupant et rend plus fragiles les gouvernements en place, limitant peu à peu leurs capacités de négociations politiques sur la scène internationale. Quand les années 1980 se terminent, l'avenir du monde semble ainsi se jouer au sein de la triade que constituent l'Amérique du Nord, l'Europe occidentale et le Japon, alors que la décennie précédente avait été celle d'une affirmation des « pays du Sud ». L'administration américaine qui, en 1980, avait retrouvé une pugnacité nouvelle avec l'élection de Ronald Reagan, s'est opposée fermement à toute négociation multilatérale, allant jusqu'à remettre en cause la participation des États-Unis dans certaines institutions de l'ONU - participation suspendue à l'UNESCO (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture) en 1985 - et donnant la primauté aux organes sur lesquels ils assurent un contrôle plus direct (Banque mondiale, FMI - Fonds monétaire international -, GATT - Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce -…). La loi de l'ajustement structurel. En même temps qu'un décentrage de l'axe Nord-Sud et qu'une modification des rapports de forces, c'est un changement dans la nature même des tractations entre Nord et Sud qui s'opère. Désormais, c'est en effet de la crise de la dette qu'on discute, et le Nord impose sa loi, qui se traduit par les politiques d'ajustement structurel promues par le FMI. Hier, on se représentait le tiers monde riche de ses matières premières, en reconquête de souveraineté ; maintenant on le voit comme une immense propriété hypothéquée. Dans la même période s'opère une certaine marginalisation des pays du Sud dans le commerce international. Cette marginalisation masque cependant de fortes différenciations régionales. Les grilles de classement ont elles aussi changé. Le tiers monde avait toujours été pluriel, multiple. Mais alors qu'on avait pris l'habitude de considérer comme « premiers de la classe » les pays qui exerçaient un leadership politique (comme l'Inde, l'Égypte ou l'Algérie), ce sont maintenant les « gagneurs » économiques qui sont distingués, au premier rang desquels les NPI (nouveaux pays industriels) et singulièrement les « dragons asiatiques » (Taïwan, Corée du Sud, Hong-Kong, Singapour) et, avant le retournement du marché, le « contre-choc » de 1986, les pays pétroliers. Désormais, au sein des pays en développement (PED), on distingue les « pays les moins avancés » (PMA) et les «pays émergents». L'apparition et le succès du terme « mondialisation », à la fin du xxe siècle, souligne la considérable évolution des représentations du monde qui vient de s'opérer. Serge CORDELLIER

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