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Tolstoï, la Guerre et la Paix (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Tolstoï, la Guerre et la Paix (extrait). Placée au coeur des guerres napoléoniennes, cette vaste épopée de l'histoire russe, de 1803 à 1813, sert de cadre à la chronique familiale des Rostov et des Bolkonski. Soucieux d'authenticité sociale et morale, Tolstoï, par le biais de l'observation des tempéraments et de l'analyse des psychologies collectives, se livre à une critique des théories et des stratégies qui font l'Histoire, ses guerres et ses paix. Dans l'extrait ici proposé, la fine fleur de l'aristocratie russe, réunie dans le salon d'Anna Pavlovna, l'un des plus courus de Saint-Pétersbourg, discute des qualités et des faiblesses du comte -- puis prince -- Koutouzov. La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï (chapitre 6) Parmi les innombrables façons de vivre on peut distinguer celles où le fond l'emporte sur la forme et celles au contraire où la forme domine. Dans cette dernière catégorie on peut, à l'opposé de la vie à la campagne, dans les chefs-lieux et même à Moscou, ranger la vie à Pétersbourg, particulièrement celle des salons. Cette vie-là est immuable. Depuis 1805, nous avions eu beau nous réconcilier et nous brouiller de nouveau avec Bonaparte, faire et défaire des constitutions, le salon d'Anna Pavlovna et celui d'Hélène n'en demeuraient pas moins ce qu'ils étaient, le premier sept ans, et le second cinq ans plus tôt. Chez Anna Pavlovna, on s'entretenait toujours avec stupeur des succès de Bonaparte, on voyait dans ces succès et la complaisance à son égard des souverains de l'Europe, un odieux complot contre la bonne humeur et la sérénité de ce cercle de la cour auquel appartenait la maîtresse du logis. Chez Hélène, que Roumiantsev luimême honorait de ses visites et considérait comme une femme d'une rare intelligence, on continuait en 1812, tout comme en 1808, à s'enthousiasmer pour le grand homme et la grande nation, on y déplorait la rupture avec la France qui, assurait-on, devait se terminer par une paix prochaine. Quand l'empereur fut rentré à Pétersbourg, une certaine agitation se produisit dans ces cercles opposés, il s'y fit quelques démonstrations hostiles de l'un à l'autre sans que la tendance de chacun variât pour autant. Le cercle d'Anna Pavlovna ne recevait toujours, en fait de Français, que des légitimistes invétérés et manifestait son patriotisme en mettant à l'index le théâtre français, dont l'entretien, prétendait-on, coûtait autant que celui d'un corps d'armée ; on y suivait avec ardeur les événements militaires et l'on répandait les bruits les plus favorables sur la situation de nos troupes. Dans le cercle d'Hélène, qui était celui de Roumiantsev et des partisans de la France, on niait les cruautés de l'ennemi, on dissertait sur toutes les tentatives de Napoléon en faveur de la paix, on blâmait ceux qui conseillaient trop hâtivement d'évacuer à Kazan la Cour et les institutions d'enseignement qui dépendaient de l'Impératrice mère. Les opérations militaires n'étaient ici considérées que comme de simples démonstrations qui devaient aboutir à la paix. Bilibine était devenu familier de ce salon, auquel tout homme d'esprit se devait d'appartenir, et son opinion y faisait loi, à savoir que la question ne serait pas tranchée par la poudre mais par ceux qui l'avaient inventée. On raillait avec beaucoup d'esprit mais non sans prudence, l'enthousiasme de Moscou, dont l'écho était parvenu à Pétersbourg lors du retour d'Alexandre. Chez Anna Pavlovna, au contraire, on exaltait ces manifestations, et on en parlait comme Plutarque parle des anciens. Le prince Basile, qui occupait toujours les mêmes postes importants, faisait le trait d'union entre les deux cercles. Il fréquentait à tour de rôle et ma bonne amie Anna Pavlovna, et le salon diplomatique de ma fille ; ce va-et-vient continuel d'un cercle à l'autre l'induisait souvent en erreur, et il lui arrivait de dire chez Hélène ce qu'il aurait dû dire chez Anna Pavlovna et réciproquement. Peu après le retour d'Alexandre, le prince Basile, parlant chez Anna Pavlovna de la situation, avait sévèrement jugé Barclay de Tolly et avait demandé qui on pourrait bien mettre à sa place. Un des habitués du salon, celui qu'on y appelait un homme de beaucoup de mérite, raconta qu'il avait vu le jour même le chef de la milice de Pétersbourg, Koutouzov, présider, à la Trésorerie, la réception des volontaires et se permit d'avancer prudemment que ce Koutouzov pourrait être précisément l'homme de la situation. Anna Pavlovna fit observer avec un sourire mélancolique que Koutouzov n'avait causé à l'empereur que des désagréments. -- Je l'ai dit et redit à l'assemblée de la noblesse, affirma le prince Basile, mais on ne m'a pas écouté. J'ai dit que son élection comme chef de la milice ne plairait pas à l'empereur. Ils ne m'ont pas écouté. Toujours la même manie de fronder. Et devant qui encore ? Tout cela, parce que nous voulons singer les stupides enthousiasmes moscovites. Le prince Basile s'aperçut qu'il s'embrouillait : les enthousiasmes moscovites, objet de raillerie chez Hélène devaient être portés aux nues chez Anna Pavlovna ; il répara bien vite sa maladresse. -- Voyons, est-il convenable que le comte Koutouzov, le plus vieux des généraux russes, siège là-bas, et cela d'autant plus qu' il en restera pour sa peine ! Est-il possible de nommer général en chef un homme qui ne peut pas monter à cheval, qui s'endort au conseil, et perdu de moeurs avec cela ! Il s'est fait une belle réputation à Bucarest ! Je laisse de côté ses qualités comme général, mais peut-on vraiment, dans une minute aussi critique, mettre à la tête de notre armée un homme impotent et aveugle ; oui, tout bonnement aveugle ? Ce sera joli, un général aveugle ! Il n'y voit rien du tout, absolument rien... Qu'il aille jouer à colin-maillard ! Personne ne fit d'objection. Le 24 juillet, cette sortie était parfaitement fondée. Mais le 29, Koutouzov reçut le titre de prince. L'octroi de cette dignité n'était peut-être qu'une honorable mise au rancart ; cependant, tout en tenant toujours son opinion pour légitime, le prince Basile se montra plus réservé. Le 8 août, un comité comprenant le maréchal Saltykov, Araktchéiev, Viazmitinov, Lopoukhine et Kotchoubei, se réunit pour délibérer sur la marche générale de la guerre. Ce comité attribua nos échecs à la dualité de commandement et, tout en connaissant fort bien l'antipathie de l'empereur à l'égard de Koutouzov, proposa, après une courte délibération, de le nommer généralissime. Ce jour même, Koutouzov fut désigné comme commandant en chef des armées et de tout le territoire qu'elles occupaient. Le 9 août, le prince Basile se rencontra de nouveau chez Anna Pavlovna avec l'homme de beaucoup de mérite. Celui-ci, qui convoitait la place de curateur d'une institution de jeunes filles, faisait une cour assidue à Anna Pavlovna. Le prince Basile fit son entrée avec la mine triomphante d'un homme dont les désirs viennent enfin d'être exaucés. -- Eh bien ! vous savez la grande nouvelle. Le prince Koutouzov est maréchal. Tous les dissentiments sont terminés. J'en suis si content, Si heureux ! Enfin, voilà un homme ! proclama-t-il, en promenant sur l'assistance un regard plein d'importance et de sévérité. Malgré son vif désir d'obtenir une place, l'homme de beaucoup de mérite ne put se défendre de faire remarquer au prince Basile qu'il n'avait pas toujours parlé de la sorte. C'était une inconvenance, tant à l'égard du prince Basile dans le salon d'Anna Pavlovna qu'à l'égard de l'hôtesse elle-même, qui avait accueilli la nouvelle avec joie ; mais il ne put se retenir. -- Mais on dit qu'il est aveugle, mon prince, dit-il en rappelant ainsi au prince Basile sa récente assertion. -- Allez donc, il y voit assez, repartit vivement le prince Basile de sa voix de basse et en toussotant, son suprême recours quand il était embarrassé. -- Allez, il y voit assez, répéta-t-il. Ce qui me fait surtout plaisir, c'est que l'empereur lui a donné plein pouvoir non seulement sur toutes les armées, mais sur tout le territoire, pouvoir que n'eut jamais aucun général en chef. C'est un second autocrate, conclut-il avec un sourire de triomphe. -- Dieu nous assiste ! dit Anna Pavlovna. L'homme de beaucoup de mérite, qui était un novice dans le monde de la cour, crut saisir dans cette exclamation un écho de l'ancienne opinion d'Anna Pavlovna ; désireux de la flatter, il reprit : -- On prétend que l'empereur ne lui a remis ce pouvoir qu'à contrecoeur. On dit qu'il rougit comme une demoiselle à laquelle on lirait Joconde en lui disant : le souverain et la patrie vous décernent cet honneur. -- Peut-être que le coeur n'était pas de la partie, dit Anna Pavlovna. -- Pas du tout, pas du tout ! s'exclama le prince Basile qui, ayant fait de Koutouzov son homme, n'admettait pas qu'on pût ne point l'aimer. C'est impossible car l'empereur a toujours su apprécier son mérite. Source : Tolstoï (Léon), la Guerre et la Paix, trad. par Henri Mongault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade «, 1952. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

« — Eh bien ! vous savez la grande nouvelle.

Le prince Koutouzov est maréchal. Tous les dissentiments sont terminés.

J’en suis si content, Si heureux ! Enfin, voilà un homme ! proclama-t-il, en promenant sur l’assistance un regard plein d’importance et de sévérité. Malgré son vif désir d’obtenir une place, l’homme de beaucoup de mérite ne put se défendre de faire remarquer au prince Basile qu’il n’avait pas toujours parlé de la sorte.

C’était une inconvenance, tant à l’égard du prince Basile dans le salon d’Anna Pavlovna qu’à l’égard de l’hôtesse elle-même, qui avait accueilli la nouvelle avec joie ; mais il ne put se retenir. — Mais on dit qu’il est aveugle, mon prince, dit-il en rappelant ainsi au prince Basile sa récente assertion. — Allez donc, il y voit assez, repartit vivement le prince Basile de sa voix de basse et en toussotant, son suprême recours quand il était embarrassé.

— Allez, il y voit assez, répéta-t-il.

Ce qui me fait surtout plaisir, c’est que l’empereur lui a donné plein pouvoir non seulement sur toutes les armées, mais sur tout le territoire, pouvoir que n’eut jamais aucun général en chef.

C’est un second autocrate, conclut-il avec un sourire de triomphe. — Dieu nous assiste ! dit Anna Pavlovna. L’homme de beaucoup de mérite, qui était un novice dans le monde de la cour, crut saisir dans cette exclamation un écho de l’ancienne opinion d’Anna Pavlovna ; désireux de la flatter, il reprit : — On prétend que l’empereur ne lui a remis ce pouvoir qu’à contrecœur.

On dit qu’il rougit comme une demoiselle à laquelle on lirait Joconde en lui disant : le souverain et la patrie vous décernent cet honneur. — Peut-être que le cœur n’était pas de la partie, dit Anna Pavlovna. — Pas du tout, pas du tout ! s’exclama le prince Basile qui, ayant fait de Koutouzov son homme, n’admettait pas qu’on pût ne point l’aimer.

C’est impossible car l’empereur a toujours su apprécier son mérite. Source : Tolstoï (Léon), la Guerre et la Paix, trad.

par Henri Mongault, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », 1952. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation.

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