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Transmettre

Publié le 27/02/2008

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Clément GUILLET                                                                                         Master 2 recherche

[email protected]                              Socio-anthropologie des savoirs et des normes

                                                                             Sociologie de la transmission professionnelle

                                                                                          Mme Dominique Jacques-Jouvenot

 

 

 

Transmettre

 

Régis Debray

Paris, Odile Jacob, 1997, 204p.

 

 

 

 

            Après avoir fondé  Les cahiers de la médiologie  en 1996, Régis Debray s'est appliqué à défricher la médiologie, un champ de recherche qu'il a investi depuis plusieurs années. Il  ajoute une nouvelle pierre à la construction de cette étude avec « Transmettre » paru en 1998. Son exploration du champ médiologique s'est ensuite poursuivie  à travers la revue Médium, fondée en 2005 ainsi que dans de nombreux ouvrages, dont notamment « Dieu, un itinéraire » qui reprend plusieurs idées esquissées dans l'ouvrage étudié ici.    

            En 1997, à la date de parution, de « Transmettre » les réflexions de l'auteur sur la médiologie en sont à leurs prémices. Ainsi dans cet ouvrage, il définit de nombreux termes, posent des problématiques et essaie de cerner son nouvel objet d'étude, de se faire une place entre la sociologie, l'histoire des mentalités et des techniques. 

            A l'opposé des sciences de l'information-communication, l'étude de Régis Debray se focalise sur la transmission, c'est-à-dire le transfert dans la durée et non dans l'espace d'un héritage. Sa problématique est annoncée dès l'ouverture du livre : \"Comment, par quelles stratégies et sous quelles contraintes, l'humanité se transmet-elle les croyances, valeurs et doctrines qu'elle s'en va produisant d'époque en époque ?\" Son propos vise à cerner au plus près un objet qui est resté longtemps en dehors de l'étude des sciences humaines : la transmission. Comment en transmettant, on transforme. La médiologie a pour objet l'étude de l'effet des  canaux sur le contenu, les effets spirituels des dispositifs matériels de transmission. Comment s'opère la transmission, c'est-à-dire, le transfert dans la durée, de systèmes symboliques explicites comme la religion ou les idéologies ?

            Tout d'abord l'auteur s'attache à différencier la transmission de la communication. Il introduit les notions de matière organisée et d'organisation matérialisée, c'est-à-dire d'instrument technique de transmission comme les œuvres complètes de Marx, et d'institutions comme le Parti communiste. Ensuite Régis Debray, s'interrogeant sur le lien culture/technique (la technique qui évolue et transmet une culture qui reste la même) développe ce qu'il considère comme la grande fracture de l'humanité, entre la technique et l'ethnique, entre l'innovation et l'uniformisation des technologies d'un côté  et la conservation et la multiplicité des cultures de l'autre ; entre ce qui rassemble tous les hommes et ce qui les sépare. Enfin dans un dernier chapitre, l'auteur pose les bases méthodiques de la médiologie et indique certaines pistes futures à explorer.

 

            L'auteur s'attache d'abord à définir son objet : la transmission.  Quelle est la différence entre transmission et communication ? Si la communication est le faire connaître, le faire savoir, la transmission est le transfert de biens ou d'idées. Si la communication, transport dans l'espace, est synchronique et qu'elle vise à toucher les hommes en même temps, la transmission, transport dans le temps, est diachronique, et vise à toucher différentes générations d'hommes.

            Mais la relation entre transmettre et communiquer n'est-elle qu'une relation d'opposition ? Si transmettre implique de communiquer, l'inverse n'est pas vrai. Si tout est message, si tout peut se communiquer, tout n'est pas héritage, tout ne peut pas se transmettre. Il y a un choix qui est effectué. Donc la transmission est aussi politique. Si pour se transmettre, l'objet utilise des canaux, souvent les mêmes que la communication, pour perdurer dans le temps la transmission de l'objet doit être le fruit d'une réflexion politique. Le transfert d'une époque à l'autre d'un bien, d'un savoir faire, d'une religion, d'une idéologie répond à une volonté de perpétuer un groupe à travers la transmission de ce bien, de ce savoir faire... Ainsi le fait de transmettre est politique en ce sens qu'est gardée l'intégrité d'un nous partagé entre individus, entre générations. Régis Debray adopte ici un point de vue fonctionnaliste pour nous expliquer que la transmission garantit la survie du groupe.

            Pour prendre un exemple précis, lors de la candidature de la ville de Besançon à l'inscription au patrimoine de l'UNESCO, on a vu naître une intense campagne de communication autour de Vauban. Ce qui était visé dans la communication intramuros, c'était aussi la transmission d'un héritage, à travers les expositions, le musée, la mise en valeur de ses constructions... C'était l'entretien de ce qu'on pourrait appeler la \"bisontinité\" à travers le patrimoine de la ville, l'entretien de la communauté bisontine à travers un pan de son histoire commune. Transmettre impliquait ici de communiquer, mais impliquait aussi la perpétuation de la culture ainsi mise en valeur de façon diachronique, et transmettre était donc ici un acte purement politique. Transmettre pour faire vivre la collectivité dans l'imaginaire des Bisontins. La transmission est \"gardienne de l'intégrité d'un nous, elle assure la survie du groupe par le partage de ce qui est commun. La survie de ce qui ne relève pas de programmes vitaux - alimentaires ou sexuels - d'exécution automatique, mais de la personnalité collective qu'il tient de son histoire.[...] C'est un enjeu de civilisation.\" (p.21) Mais quels chemins suit la transmission, quelle piste suit la piste ?

            Pour pérenniser un bien, l'émetteur doit matérialiser (une œuvre, un objet de culte) et collectiviser (la répandre). L'auteur introduit ici les notions de matière organisée et d'organisation matérialisée. La matière organisée est le mode sémiotique (texte, image, son...), le support physique (pierre, bois, papier...), le moyen de transport (chemins, réseau...). L'organisation matérialisée est l'agencement communautaire, l'organisation collective qui participe à la transmission (la bureaucratie, l'église, le corps enseignant...). Pour transmettre, il faut la matière organisée et l'organisation matérialisée, par exemple les écrits de Marx et le parti communiste, ou plus proches, les constructions de Vauban et l'équipe qui la met en valeur (que ce soit le service de communication, ou l'équipe du musée). Matière organisée plus organisation matérialisée, c'est la technique plus la praxis, la logistique plus la stratégie.

            Si l'organisation matérialisée transmet la matière organisée, elle la transforme aussi. L'objet de transmission ne préexiste pas à sa transmission. L'institution fait le message, la chaîne de disciples inventent le maître ( aussi bien l'école platonique, que les apôtres ou le PC). Ainsi pour comprendre une théologie, il faut comprendre l'ecclésiologie correspondante. Les vrais éléments de transmission, \"ce sont les corps, non des esprits - seuls les premiers peuvent délivrer le message. Penser c'est s'organiser.\" (p.40) Ainsi le résultat de la transmission n'a pas les caractères du message initial. Transmettre, ce n'est pas seulement transférer, c'est réinventer.\"On attendait le Christ et c'est l'église qui est venue\".

            Ainsi c'est la nouveauté qu'apporte la médiologie selon l'auteur : faire le lien support/ rapport. Le livre fait par exemple le parallèle entre le développement du livre et le développement de la réforme en Occident ; le développement des routes, du train et le développement du parti républicain en France. 

            Régis Debray est un spécialiste des religions, comme on peut le voir à travers ses ouvrages postérieurs, \"Le Feu sacré\" et surtout « Dieu un itinéraire » qui développe de façon beaucoup plus fournie et concrète les pistes échafaudées dans  « Transmettre ». On peut le voir aussi à travers les nombreuses images, métaphores et comparaisons religieuses qui, si elles rendent le style de l'auteur un peu ampoulé, dressent parfois des parallèles percutants. C'est notamment le cas lorsqu'il compare la médiologie naissante à  l'« angélologie », c'est-à-dire la science des anges, ces messagers du divin.

            Les anges s'insèrent dans une structures ternaire de la transmission du message religieux : émission (Dieu), médiateur (les anges), récepteur (les hommes). Ils sont le témoin de l'impossible face à face de Dieu avec les hommes : ce n'est pas Dieu qui arrête le bras d'Abraham, ce n'est pas lui non plus qui prévient Marie de la naissance de Jésus, ce n'est pas lui qui transmet directement à Mahomet  sa parole, il le fait via des anges, ses messagers. D'origine assyro-babylonnienne, les anges sont ainsi une réminiscence polythéiste que le monothéisme s'est efforcé de refouler. Ils sont la preuve que le face à face hommes-Dieu doit être soumis à des aménagements.   Ils permettent d'éviter le contact constitutionnellement impossible, mais politiquement indispensable du fini et de l'infini.

            Deuxièmement, la hiérarchisation des anges est à l'image de la hiérarchisation qui semble étager tous les transmetteurs, toutes les organisations matérialisées dont l'église est le plus bel exemple.\"Force nous est de constater qu'il n'y a pas de société organisée, fût-elle judéo-chrétienne, démocratique et même officiellement égalitariste, qui n'offre, dans ses organes de direction et d'exécution, une inégalité méticuleuse, et , dans ses rituels et cérémonies, une procession du supérieur à l'inférieur rigoureusement définie.\"

            Enfin l'ange peut devenir démon. Satan est un ange déchu, le meilleur, un transmetteur passé du côté du Mal. Il est l'image de la réversibilité du Bien et du double rôle de la transmission, civilisateur, mais aussi potentiellement corrupteur. Dans nos sociétés de communication, le retournement satanique intervient quand on prend le vecteur pour le message, quand tout le pouvoir est aux transmetteur, quand la transmission prend le pas sur le message (on pourrait penser à l'importance croissante de la communication dans le champ politique). Comme l'écrivait Baudelaire, \"la plus belle ruse du Diable est de nous persuader qu'il n'existe pas\" en empruntant le sourire des anges.

            Mais de façon générale, toute transmission à besoin d'un intercesseur, il n'y a pas de rapport direct de l'émetteur et du récepteur. \"Où que nous allions, agnostiques ou croyants, un ange nous attendra sur le seuil -maître, cicérone, père abbé ou gourou -, et il serait vain de vouloir passer outre cet intercesseur. Tout indique que le rapport immédiat à soi-même, dont nous ne pouvons, individu ou communauté, nous empêcher de rêver, n'aura pas lieu.\" (p.71).

 

 

            La réflexion médiologique, étude des faits de transmission, amène l'auteur à repenser le rapport entre la technique et la culture, la technique qui permet la transmission de la culture, mais qui l'influe aussi. La dialectique technique/culture est donc soigneusement décortiquée, en évitant soigneusement de tomber soit dans le culturalisme, soit dans le technicisme. Comment culture et technique évoluent-elles ensembles ? L'évolution effrénée de la technique dénature-t-elle la transmission de la culture ?

            Pour le médiologue il y a deux dimensions fondamentales qui opposent technique et culture : si la technique tend à uniformiser les populations, la culture les différencie. Jusqu'à une histoire récente de l'homme, le fait technique et le fait culturel étaient reliés sous le même dénominatif d'\"art\". Mais aujourd'hui à l'uniformisation accélérée de l'espèce humaine par la technique (le téléphone portable, vieux d'à peine quinze ans, est partout à Los Angeles, Bamako ou New Dehli) répond une balkanisation politico-culturelle (le développement des cultures régionales, le rejaillissement des religions, le bouillonnement des différenciations des communautés humaines en est la preuve).

            Mais pourquoi ces phénomènes ? La convergence technique d'abord, peut s'expliquer par une certaine sélection naturelle, un certain déterminisme mécanique. Ce qui est meilleur reste et se répand. De plus, il n'y a pas d'ancrage véritable de la technique sur les peuples, elle surfe sur les différentes communautés humaines (le papier, les réseaux comme le train, le net...). La technique s'uniformise et se répand spontanément. La culture par contre, se construit, est héritée et sa perpétuation est le fruit d'un travail politique.

            Pour la culture, on a une variété forte dans l'espace et faible dans le temps ; pour la technique, une variété forte dans le temps et faible dans l'espace. Pour reprendre la métaphore géologique de l'auteur : la grande crise identitaire est la traduction de friction sismiques de l'affrontement entre la croûte technique de l'espèce humaine en renouvellement accéléré et le manteau souterrain des cultures à faible élasticité : malgré une uniformisation technique de surface, les cultures enracinées en profondeur maintiennent constant le feu et le mouvement des différenciations en surface. A la convergence technique, répond la divergence ethnique. Par exemple, il y a 3000 langues différentes, mais seulement trois écartements de voie ferrée dans le monde. Il érige ainsi le conflit \"mémoire ethnique/tendance technique\" comme l'enjeu du prochain siècle.

            On pourrait  se demander si cette uniformisation à laquelle répondrait la balkanisation culturelle ne serait pas ce qu'on appelle de façon plus générale, la mondialisation. La crispation identitaire, le renouveau de folklores oubliés, de langues, de croyances répondant à une uniformisation bien réelle des techniques, mais aussi des habitudes de consommation (du manga à la pizza), des modes de pensées ou à la migrations de personnes. Les régionalistes, répondant à la perte de repère des autochtones qui voient l'identité locale dissoute, s'en récréent une fantasmée en faisant rejaillir du passé d'ancienne tradition, des langues oubliées, en cherchant à différencié leur culture de la sous culture mondialisée uniformisée. En tout cas pour l'auteur, l'uniformisation des cultures par l'homogénéisation de la technique n'est pas à craindre tant la réaction de différenciation identitaire est importante face cette uniformisation. C'est aussi le point de vue de Jean-Pierre Warnier dans son ouvrage « La Mondialisation de la culture » pour qui la mondialisation de la culture ne menace pas sa diversité.         

            De plus la dialectique technique/culture ne tend pas irrémédiablement vers un écrasement de la diversité culturelle par l'uniformisation des techniques. Ainsi l'auteur décrit ce qu'il appelle l'\"effet jogging\" : plus on se déplace en voiture, plus les gens pratiquent le jogging. La voiture est ici l'instrument technique homogénéisé, le jogging une culture qui résiste. Le développement d'une technique ne conduit pas forcément à la disparition de la culture qu'elle rend inutile, elle peut même pousser à son développement.

 

            Mais cette dialectique culture/technique ne pousse-t-elle pas dans les cas extrêmes à de véritables spasmes identitaires ? A l'intégrisme, au développement de \"gap\" ? En occident où tout est uniformisé, interchangeable, se développe des singularités culturelles, des gender-gap, des « ethnic-gaps ». La pertes de repère par l'uniformisation en surface pousse au culte exacerbé des minorités comme le montre le politiquement correct, la retenue des appellations pour chaque groupe sexuel religieux.... L'appauvrissement monotechnique exalte la revendication multiculturelle et la dépolitisation de l'univers vécu repolitise à outrance l'univers symbolique. Ainsi l'intégrisme est prêché chez les acculturés de la technique. \"Ce sont en général les immigrants, les transplantés et les immigrés de fraîche date qui prêchent le retour aux sources\".\"La différence n'est pas le contraire de l'harmonie, mais sa condition\" (p. 101). 

 

            L'auteur finit cette partie par une réflexion sur la capacité de transmettre comme étant le propre de l'homme. Comme l'avait déjà écrit Pascal, Comte ou Rousseau (dans \"Discours sur l'origine de  l'inégalité parmi les hommes\"), tout être vivant bénéficie de l'hérédité, seul l'être humain bénéficie de l'héritage, c'est-à-dire le stockage génératif, de la transmission intergénérationnelle des biens, des connaissances, des comportements. Contrairement à Sartre pour qui tout le monde devrait laisser un livre derrière lui, la transmission selon Régis Debray, propre à l'homme, à sa condition d'être humain en ce qu'il est un primate avec la faculté exceptionnelle de transmettre aux générations futures, concerne toute sorte de bien. L'objet de mémoire est infiniment plus vaste : c'est l'écrit, bien sûr mais aussi les monuments, les comportements, la langue... Même la construction d'une tombe rendant pérenne une dépouille biodégradable, rend possible un culte rendu au mort et permet la transmission de la mémoire du défunt.

            Cette spécificité humaine fait de nous des \"nains sur des épaules de géants\". Ce développement technico-culturel semble être la réponse à la nudité physico-anatomique originelle de l'être humain. Ainsi Steigler réinterprète les mythes de Prométhée et met en évidence la \"technicité originaire des mortels\"  du à leur \"défaut d'origine\". (\"La technique et le temps\" 1994) Prométhée vole ainsi le feu pour le donner aux humains car son frère Épiméthée a tout donné aux animaux et qu'il ne reste pour l'humain que la technique. La technique est à la base de la condition humaine.

 

 

            Enfin dans les 3e et 4e chapitre de son ouvrage, Régis Debray essaie de montrer comment la médiologie peut compléter les sciences humaines et en quoi elle se différencie des autres. Il nous met en garde contre deux réductionnismes : le réductionnisme sociologique et le réductionnisme biologique. Puis il donne quelques conseils de méthodes pour poser les bases de cette discipline naissante qu'est la médiologie.

            Tout d'abord l'auteur met en garde contre le \"tout socio\". Il reproche notamment à la sociologie d'avoir trop analysé le fait social au détriment des techniques et de leur influences sur les société. Si en histoire, l'Ecole des Annales s'est penchée sur l'histoire des techniques, le moulin à eau, ou le collier d'attelage, en sociologie \"la \"sociogenèse\" de l'action a toujours fait de l'ombre à la \"technogenèse\" du social\" (p.127). L'analyse du fait social cache l'analyse du fait technique.

            Le sociologue a apporté une analyse de l'usage des nouvelles technologies, il a essayé de voir derrière chaque nouvel usage quelle causalité sociale il masque, quel stéréotype de classe il va reproduire. Par exemple Bourdieu et la différents usages de l'appareil photo chez les classes populaires et chez les classes moyennes. Mais cette quête éperdue du \"faire causer le social\" conduit à nier l'aspect innovation technique dans sa réalité, à savoir que l'innovation technologique, conditionne l'évolution des usages. \"A vouloir trop démystifier le fétichisme de l'outillage, on perd de vue sa réalité même.\" L'auteur reproche ainsi à la sociologie de rester qu'en surface de l'objet et de ne pas considérer la technique comme un objet d'étude valable. Pour reprendre l'exemple de Bourdieu, il lui reproche notamment son travail sur la télévision comme considérant la télévision de manière globale comme un simple instrument sans supposer que les causes de ce qu'il critique se trouvent dans le support ( rapide, par les voies hertziennes ) et le mode sémiotique ( des images animées, un flux de paroles ). Par contre, Régis Debray loue le travail de Corcuff notamment de son ouvrages \"Les nouvelles sociologies\" (dans lequel il cite Boltanski, \"Les Cadres, la formation d’un groupe social\", ou Edward Thompson \"La formation de la classe ouvrière\", mais aussi Bourdieu) qui a rendu au sujet sa capacité à suivre ses propres normes, ses propres représentations, et théorise le constructivisme, la dialectique interne/externe : chaque individu intériorise l'extérieur et extériorise l'intérieur. Donc à propos de l'héritage culturel et de l'évolution technique, il y a une appropriation qui est propre à chacun et le fait social est donc largement conditionné par la technique.

            A l'opposé Régis Debray met aussi en garde contre le réductionnisme du \"tout bio\" qui utilise le filtre de la sélection naturelle pour expliquer la transmission des idéologies : évoluant sur un terrain favorable, elles se dissémineraient comme une épidémie. Par exemple, l'anthropologie nous explique qu' \"une société où l'on pense les frères égaux sera accueillante à l'universalisme, telle autre où l'on pense les frères différents, où règne le principe de primo-géniture masculine sera encline au particularisme. La transmission familiale commanderait en ce cas la transmission culturelle.\"(p.145) Le problème finalement d'une théorie séduisante d'un terrain favorable à l'épidémie idéologique, c'est le réductionnisme d'une explication mono causale. La croyance d'un individu n'est pas une phénomène individuel, c'est une personnalité collective. Nos représentations sont des modalités du lien social, il ne faut pas les dissocier de leur niche technique et sociétale. C'est le rôle du médiologue que pose l'auteur : coordonner ces deux réalités. La médiologie est une science qui n'est pas totalement indépendante, qui fait appel à d'autres sciences humaines ( sociologie, démographie, études des techniques), mais qui a aussi une autonomie propre.  

 

            L'auteur pose plusieurs questions que soulève l'étude médiologique. Une dimension diachronique d'abord, par quels réseaux de transmission et forme d'organisation tel ou tel héritage culturel s'est constitué ? Une dimension synchronique ensuite : comment l'apparition d'un appareillage modifie-t-il une institution, une théorie établie, une pratique codifiée ? Culture et technique bougent ensembles et ne peuvent se passer l'une de l'autre.

            A la question de la méthode spécifique de la médiologie, l'auteur se contente de fustiger les extrémistes de la méthodes qui devant la vacuité de l'objet de recherche se cachent derrière une méthode stricte pour \"s'envelopper telle la seiche dans son encre, dans un nuage de références et d'autorisations\" (p.161).

 

            Enfin pour finir l'auteur pose quand même trois mots de méthode en médiologie : décentrer, matérialiser, dynamiser. Décentrer, d'abord. C'est ce que l'auteur appelle \"l'indexation médiologique\", c'est-à-dire analyser le fait de transmission de façon globale : par exemple pour le christianisme, c'est analyser la théologie ( le symbolique), la liturgie ( le politique) et l'ecclésiologie (la technique) en gardant à l'esprit que la technique agit sur le politique et donc sur le symbolique. C'est tout le postulat de la médiologie. Pour un autre fait de transmission idéologique comme le socialisme, l'indexation médiologique visera à analyser la doctrine avec les institutions (parti, intellectuels) et les outils (livres, journaux). Aujourd'hui plus qu'hier, cette indexation est importante face au culte de l'immédiateté, qui donne la fausse impression d'un contact direct émetteur/receveur (ce que l'auteur appelle \"l'effet Glenn Gould\",l' interprète donne l'impression du contact direct entre Bach et les auditeurs, mais cette impression est trompeuse et fait le succès de ceux qui l'utilisent) et fait oublier l'importance du transmetteur.

            Ensuite pour l'auteur, il faut rematérialiser et cesser le culte effréné de la culture cultivée, cette nouvelle relation peuplée de saints, de références incontournables. Qui ne connaît pas Braque sera déconsidéré socialement, mais personne ne saurait citer l'inventeur du pignon, qui pourtant fait rouler tout le monde. De plus, derrière les idées, il y a des objets. Derrière l'émancipation des femmes, il y a la pilule, le réfrigérateur, le lave vaisselle. Derrière la naissance d'un Dieu unique, il y a le désert, le nomadisme pastoral, l'impossibilité de l'autel de marbre et donc le culte du livre saint (c'est ce que l'auteur développe de façon beaucoup plus fournie dans son ouvrage qui étudie la médiologie de la transmission des monothéismes, \"Dieu, un itinéraire\"). Pour l'auteur, le canal a toujours été sous-estimé, il faut le réhabiliter.

            Enfin il faut rendre compte de la dynamique de diffusion des idées. La méthode de diffusion engendre la doctrine. Par exemple la force des idées de 1989 réside dans leur diffusion (orale, écrite à travers les premiers journaux). La force des idées réside dans l'organisation des porteurs d'idées et la socialisation des pensées dans la politique de ceux qui en la socialisant composent eux-même un type de société. Le milieu et le medium sont les véritables agents de transformation du donné.

 

            Pour l'auteur la culture est ce qui reste quand on a tout oublié des techniques qui l'ont produite. Ainsi l'indexation médiologique fonctionne comme une démystification. Ainsi le déplacement du support vaut pour le déplacement d'autorité. La presse imprimée a vu la montée en puissance des lettrés laïcs, l'avènement hertzien celui des notabilités de la société civile (intellectuels, médecins, acteurs...). Selon l'auteur, il y a eu trois grandes médiasphères au cours de l'histoire, c'est-à-dire trois systèmes socio-techniques de transmission : la logosphère, fondée sur la parole orale, la graphosphère, qui correspond au règne de l'écriture et la videosphère, qui signe la prédominance de l'audiovisuel. Ces trois sphères se succèdent dans le temps et s'enchevêtrent dans l'espace. Il y a un temps de latence des ruptures techniques par exemple le manuscrit et l'imprimerie ont longtemps cohabité. Pour l'auteur, chaque moment actuel est en retard sur lui-même : c'est \"l'effet diligence\" de Jacques Perriault: les premiers trains étaient des diligence sur rail, les premiers films des théâtre, la première page imprimées avait la forme d'un manuscrit.

 

 

            Ainsi dans cet essai, Régis Debray introduit l'étude d'un nouveau champs de travail : la médiologie. L'étude de la transmission, du transfert dans le temps, en prenant comme objet d'étude le medium. Que la médiologie soit politique ( de l'état, du socialisme, de la nation), esthétique (de l'art), de la religion (du christianisme), elle se ramène toujours à la même problématique : comment cela se transmet et en se transmettant comment cela se constitue ? En tirant sur le fil du comment, une partie du pourquoi se déroule.          

            La médiologie se différencie des sciences de la communication parce qu'elle se veut étude diachronique et non pas synchronique, parce qu'elle est transmission dans le temps et non dans l'espace. Pour qu'il y ait transmission, il faut qu'il y ait de la matière organisée (l'objet à transmettre) et de l'organisation matérialisée ( l'institution qui transmet le message). La médiologie oblige à repenser le lien entre culture et technique, ou comment la technique permet la transmission de la culture et comment la première fait évoluer la deuxième. Aujourd'hui à l'uniformisation des populations humaines par la technique, répond une balkanisation par la culture.

            L'étude de la transmission à part entière pose des problèmes de rangement parmi les autres sciences : différent de la sociologie qui limite son étude au fait social, sans considérer le medium comme prenant partie intégralement à la transmission et ce faisant transformant aussi le message ; différent de la biologie, du matérialisme pur, de ce qu'on pourrait appeler un darwinisme technique. La médiologie doit trouver sa propre voie. C'est ce que s'est attaché à faire l'auteur dans ses ouvrages postérieurs, notamment dans \"Dieu, un itinéraire\".

 

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