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Valéry: Le Solitaire : de p. 158 « il est rigoureusement fou » à p. 163 « et ce qu'il voit »

Publié le 15/09/2006

Extrait du document

fou

 

Le Solitaire est la deuxième partie du projet valéryen de réécriture, ou plutôt de continuation faustienne. C’est une « féerie dramatique « : Valéry lui-même le désigne ainsi au début de l’œuvre. Les fées font de fait véritablement partie des dramatis personae, puisqu’elles apparaissent lors d’un intermède, peu après la fin de notre passage.

Le Solitaire se rattache au mythe de Faust notamment parce qu’on y retrouve les personnages de Faust, et, brièvement au début, de Méphistophélès, mais le lien avec le mythe, et surtout avec le Faust de Goethe, est bien plus ténu que dans Lust. Dans Le Solitaire en revanche est à l’œuvre le travail de citation et de parodie de Valéry, dans un jeu intellectuel vertigineux, au sens propre du terme. En effet Faust rencontre au sommet d’une montagne le Solitaire, qui est au premier degré une figure de sage de la montagne, mais surtout, au second degré, une réduplication de Faust lui-même. C’est donc au bord de l’abîme que le personnage se met lui-même en abyme.

Le passage en question confronte les personnages de Faust et du solitaire, permettant de mettre d’aborder des questions centrales dans Mon Faust, celles de la parole et de l’esprit.

 

I- Du dialogue au monologue intérieur

II- Le travail de citation à l’œuvre

III- La critique de l’esprit

 

I- Du dialogue au monologue intérieur

 

1- Une dialectique maïeuticienne ?

maïeutique : par analogie avec le personnage de la mythologie grecque Maïa, qui veillait aux accouchements ; est une technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer (accoucher) des connaissances qu’elle n’aurait pas conceptualisées. Son invention remonte au IVe siècle av J. C. et est attribuée à Socrate.

 

* Situation : deux personnages en présence. Ils parlent. Concrètement, c’est un dialogue.

* Déséquilibre du dialogue :

-Le Solitaire a des répliques nettement plus longues que Faust

-Faust de plus est dans la position de celui qui interroge, et le Solitaire répond.

=> Faust et le Solitaire ont un rapport déséquilibré dans le passage, qui naît précisément du fait que Faust pose les questions, que le Solitaire répond.

Deux types de réponses : factuelles (courtes) : « je vis de mes pourceaux parmi les anges « p. 160, ou explicatives, beaucoup plus longues : Solitaire développe théories, notamment sur l’inanité de l’esprit.

* posture philosophique classique (cf dialogues platoniciens). Confirme ici idée que le Solitaire est dans la posture du sage.

NB : autres sages sur la montagne : Saint Jean à Patmos (Apocalypse) ; le « vieux de la montagne « (fondateur de la secte des Assassins) ; certainement plein de lamas tibétains => posture qui tient du cliché, qui est en tout cas lisible.

 

2- Le dialogisme dans les monologues du Solitaire

* p. 158-159 ; p. 162-163 : très longues répliques du Solitaire. Morceaux de bravoure du passage.

* inscription en creux de l’interlocuteur dans les paroles du Solitaire

-usage de la deuxième personne, interpellation de Faust (p. 159 : « comment veux-tu qu’un produit de la douleur ne soit pas un produit de dégradation… « « Regarde un peu là-haut «)

-importance des questions rhétoriques

=> longues tirades du Solitaires s’adressent à Faust, et se développent selon une logique interne qui est elle-même dialogique : mise en scène du discours, par inclusion de l’interlocuteur.

* d’où : => forme de mise en abyme : il y a du dialogue dans le monologue, donc deux formes de dialogue :

-dialogue 1 : celui qu’on a vu plus haut, entre le solitaire et F

-dialogue 2 : à l’intérieur des tirades du Solitaire, par inclusion de l’interlocuteur.

 

3- un dialogue qui serait un dialogue intérieur ?

Du point 2, on peut tirer l’hypothèse suivante (étayée par les critiques) : la confrontation de Faust et du Solitaire serait en fait la mise en scène d’un dialogue intérieur.

Plusieurs niveaux de lecture :

* Faust et son double : le Solitaire est le double de Faust, permet une duplication du personnage ; on reste dans une configuration de personnages fictifs hérités de la tradition littéraire

*Lecture davantage philosophique : d’après fonction de Faust dans le passage (pose des questions) : Faust comme idée de l’âme ou de l’esprit humain qui questionne, et Solitaire esprit réflexif

*quoi qu’il en soit, on est voisin d’une certaine conception du dialogue philosophique qui, chez Platon ou dans les dialogues philosophiques/scientifiques de l’époque moderne, est une mise en scène, à travers des personnages aux fonctions stéréotypées, des différents aspects de l’esprit, qui dialoguent, mais au final le dialogue est intérieur.

 

transition : cela témoigne du reste bien du travail de réécriture obvie, de parodie, que met en place Valéry, dans cet extrait comme ailleurs.

 

II- Le travail de citation à l’œuvre

 

1- Des références peu nombreuses au mythe de Faust

* Les références au mythe de Faust sont rapidement évacuées : cf début p. 158

« il est rigoureusement fou. Au fond, bien pire que le diable. ce fou est beaucoup plus avancé «

=> de même que Méphisto fait une apparition au début de le Solitaire, puis disparaît, ici la référence au diable est vite supplantée.

Cf ce qu’on a déjà vu dans Lust : à présent, le diable n’a plus de puissance, puisqu’il n’y a plus de damnation, d’immortalité de l’âme, etc.

*donc, structurellement, le Solitaire est le remplaçant du diable. Il est plus « avancé « : il est au fait des évolutions idéologiques ; sa critique de l’esprit nous l’apprend

* => constitution d’un nouveau couple de personnages (on a vu sa nature plus haut), qui s’inscrit du reste dans la tradition du mythe, où Méphisto était déjà dans une certaine mesure le double, l’alter ego de Faust (cf chez Marlowe)

 

2- Références intertextuelles beaucoup plus larges, et importantes, du reste

-la référence aux pourceaux

Valéry convoque dans ce texte, comme dans les textes de Lust étudiés avant, de nombreuses références intertextuelles. Une figure se détache nettement : celle des pourceaux, qui sont à la croisée de différentes mythologies ou idéologies :

*on pense nécessairement aux pourceaux d’Epicure : critique de l’épicurisme vu comme hédonisme déchaîné (à tort) par les contradicteurs d’Epicure

Mais les références citées sont autres : il y a deux lots de « pourceaux «, qui sont d’ascendance illustre p. 160

*références explicites au mythe de Circé : magicienne qui change les hommes en porcs.

*référence implicite à l’Evangile : « les autres, ils proviennent de ces fameux pourceaux, qui furent une fois rudement pourchassés et poussés à la mer, pleins d’esprit « : cf Marc 5, 12-13 : « Et les démons le prièrent, disant : Envoie-nous dans ces pourceaux, afin que nous entrions en eux. Il le leur permit. Et les esprits impurs sortirent, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita des pentes escarpées dans la mer : il y en avait environ deux mille, et ils se noyèrent dans la mer. « (Traduction Louis Segond)

=> pourceaux ont donc pour ancêtres, pour une partie, des hommes, pour une autres, des démons. Retour du diabolique par la petite porte.

 

-autres références

Importance notamment du motif du ciel étoilé : « Hein ? Le beau ciel, le célèbre ciel étoilé au-dessus des têtes ! Regarde et songe ! Songe, Minime Ordure, à tout ce que cette grenaille et ces poussières ont semé de sottises dans les cervelles ; à tout ce qu’elles ont fait imaginer, déclamer, supposer, chanter et calculer par notre genre humain «

- référence à l’impératif catégorique kantien : «Deux choses remplissent mon esprit d'une admiration et d'un respect incessants : le ciel étoilé au dessus de moi et la loi morale en moi.«

(Critique de la raison pratique)

-référence plus largement au grand topos poétique qu’est le ciel étoilé

=> mise en dérision à la fois du romantisme et des Lumières. Participe de la critique de l’esprit dont il est question dans le passage.

 

-critique de l’esprit : référence à Hegel (cf troisième partie)

 

3- la méthode valéryenne de mise en abyme

En cherchant on trouverait certainement d’autres références. Ce qui compte n’est pas nécessairement de les détailler toutes mais de comprendre le fonctionnement du texte à travers l’usage des citations

*appel à connivence du lecteur, mais aussi certain élitisme : citations réelles, échos sont perçus par le lecteur, mais suppose un réel bagage de culture classique occidental. Valéry du reste n’écrit pas pour être entendu des masses.

*texte se fait le creuset de toutes sortes d’influences culturelles européennes : mythe (Circé), littérature (Goethe), théologie (Evangile), philosophie (Kant). à mettre en lien avec volonté de Valéry d’exercer travail intellectuel indépendamment de telle ou telle forme. Lien aussi avec esthétique goethéenne.

*mais dimension de creuset sapée par travail de dérision :

-effet bouffon des pourceaux

-plus généralement dévalorisation, ici, de la démarche intellectuelle rationnelle.

=> Rhétorique contradictoire, puisque c’est assurément faire preuve d’esprit que de convoquer dans le texte un tel réseau de citations implicites.

 

III- Le solitaire ou la négation

 

Le solitaire dans cet extrait fait un véritable travail de négation. En cela, il reprend les caractéristiques traditionnelles du diable, esprit négateur

=> relecture du lien Faust/diable chez Goethe : Faust encore dans une certaine mesure investi d’idéaux, Solitaire fait un travail de sape.

Critique adressée avant tout à l’esprit, et au langage.

 

1- critique de l’esprit

* occupe la majeure partie de la première grande réplique du solitaire. Importance primordiale par la place qu’elle prend, donc.

* idée générale : esprit n’avance à rien : « la pensée gâte le plaisir et exaspère la peine «

*réseaux sémantiques complexes :

-esprit/ intelligence/ pensée

-vs cœur, essentiellement.

Idée que « qui n’a pas d’esprit n’est pas bête «. L’opposition humain/animal ne se fait pas par l’esprit, mais par le cœur.

* références nombreuses dans cette opposition cœur/esprit :

-Pascal essentiellement (« le cœur a ses raisons que la raison ne peut connaître «, même si le terme « raison « n’est pas employé : on a vu avec Kant qu’il est présent en creux)

-aussi Montaigne : « Ils veulent se mettre hors d'eux et échapper à l'homme. C'est folie; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes; au lieu de se hausser, ils s'abattent. Ces humeurs transcendantes m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. (...) Si avons nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore nous faut-il marcher sur nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul. « (Essais, III, 13)

*Et surtout Hegel : « j’étais plus intelligent qu’il ne faut l’être pour adorer l’idole Esprit « : usage cette fois là de la majuscule.

* activité néfaste de l’esprit : « la fermentation fatigante de ses activités malignes « : lien avec le diabolique. Activité pensante de la philosophie occidentale, pour raccourcir, est rejetée du côté du néfaste.

*En creux, valorisation, non pas tant du cœur, que d’une immédiateté du ressenti : « la délectation des caresses et des succulences est gâchée, corrompue, hâtée, infectée par les idées «.

 

b- critique du verbe

* dans la deuxième partie de l’extrait, critique du verbe :

-dégradation du « langage, ce proxénète «« qu’est-ce donc que ce langage qui introduit en nous n’importe qui, et qui nous introduit en qui que ce soit ? « (p. 161)

-de toute manière, vacuité du langage, puisque la réalité est indicible : « la réalité est absolument incommunicable «, p. 162

=> à propos de description du ciel : reprend motifs goethéens de l’aspiration à la connaissance du cosmos, mais pour dire d’emblée que l’aspiration est vaine, notamment parce que le langage, instrument humain de l’esprit exige de l’ordre dans la description des choses, et « regarde encore ce désordre du ciel « : la réalité n’est pas ordonnée

* par association, critique de la création artistique. cf réplique de Faust « mais les créations par le verbe, les chefs-d’œuvre « etc (p. 161) : utilisation du mot verbe pas innocente. Cf. Evangile de Jean : conception traditionnelle de l’artiste démiurge, qui crée par la force du verbe. Ici rabaissé à « excrétion «, ce qui n’est pas sans rappeler la « convulsion grossière « du début de Lust.

 

c- paradoxes valériens

Tout ceci n’est pas sans paradoxe, puisque la manipulation de la somme de références livresques n’est pas sans un certain esprit.

Eventuellement, vacuité des œuvres littéraires montrée à travers l’excès même des citations.

Mais également, mise en œuvre des théories développées dans la Crise de l’esprit : c’est bien la crise de l’esprit européen, moderne, que développe le solitaire.

 

Conclusion : référence au mythe de Faust vraiment très tenue dans ce passage, juste avec nom d’un des personnages. Mais intérêt du passage : négation du langage et de l’esprit de la part du solitaire qui est donc l’alter ego de Faust, comme devait le révéler la suite de l’œuvre que Valéry n’a pas eu le temps d’écrire.

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