Vive la jeunesse
Publié le 14/09/2013
Extrait du document
La mode est jeune; le cinéma et la publicité s’adressent prioritairement au public des quinze-vingt ans; les
mille radios libres chantent, presque toutes sur le même air de guitare, le bonheur d’en finir avec la
conversation. Et la chasse au vieillissement est ouverte : tandis qu’il y a moins d’un siècle, dans ce monde de
la sécurité si bien décrit par Stefan Zweig1, «celui qui voulait s’élever était obligé d’avoir recours à tous les
déguisements possibles pour paraître plus vieux qu’il n’était«, les journaux recommandaient des produits
pour hâter la croissance de la barbe, et les jeunes médecins frais émoulus de la Faculté tâchaient d’acquérir
un léger embonpoint et «chargeaient leurs nez de lunettes à montures d’or, même si leur vue était parfaite, et
cela tout simplement pour donner à leurs patients l’impression qu’ils avaient de l’expérience«, de nos jours, la
jeunesse constitue l’impératif catégorique de toutes les générations. Une névrose chassant l’autre, les
quadragénaires sont des «teenagers« prolongés : quant aux Anciens, ils ne sont pas honorés en raison de leur
sagesse (comme dans les sociétés traditionnelles), de leurs sérieux (comme dans les sociétés bourgeoises) ou
de leur fragilité (comme dans les sociétés civilisées), mais si et si seulement ils ont su rester juvéniles d’esprit
et de corps. En un mot, ce ne sont plus les adolescents qui, pour échapper au monde, se réfugient dans leur
identité collective, c’est le monde qui court éperdument après l’adolescence.
Le Bourgeois est mort, vive l’Adolescent L’un sacrifiant le plaisir de vivre à l’accumulation des richesses et
mettait, selon la formule de Stefan Zweig1, «l’apparence morale au-dessus de l’être humain«; témoignant
d’une impatience égale devant les rigidités de l’ordre moral et les exigences de la pensée, le second veut, avant
tout, s’amuser, se délasser, échapper dans le loisir aux rigueurs de l’école, et c’est pourquoi l’industrie
culturelle trouve en lui la forme d’humanité la plus rigoureusement conforme à sa propre essence.
Ce qui ne veut pas dire que l’adolescence soit enfin devenue le plus bel âge de la vie. Autrefois niés en tant que
peuple, les jeunes le sont aujourd’hui en tant qu’individus. La jeunesse est désormais un bloc, un monolithe,
une quasi-espèce. On ne peut plus avoir vingt ans sans apparaître aussitôt comme le porte-parole de sa
génération. «Nous les jeunes...« : les copains attentifs et les parents attendris, les instituts de sondage et le
monde de la consommation veillent ensemble à la perpétuation de ce conformisme et à ce que nul ne puisse
jamais s’exclamer : «J’ai vingt ans, c’est mon âge, ce n’est pas mon être, et je ne laisserai personne
m’enfermer dans cette détermination.«
Alain FINKIELKRAUT, La défaite de la pensée, GALLIMARD, 1987.
1 Stefan Zweig : (1881-1942), Le monde d’hier (souvenirs d’un européen), 1942.
Alain FINKIELKRAUT est né à Paris en 1949. Philosophe et essayiste, il enseigne à l’école Polytechnique. Il
est notamment l’auteur de La sagesse de l’amour, de La mémoire vaine, d’une biographie de Charles Peguy :
Le mécontemporain et de Comment peut-on être croate ?
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