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LANSON (Gustave)

Publié le 22/01/2019

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LANSON (Gustave), critique et historien de la littérature française (Orléans 1857-Paris 1934). Curieuse destinée que celle de ce « vieux professeur de rhétorique », comme il se désignait lui-même, qui de son vivant suscita des haines et des admirations passionnées et qui fut encore, dans les années 1960-1970, au cœur de la querelle de la
 
« Nouvelle Critique ». C'est que Yhis-toire littéraire, qu'il « inventa » et imposa à l'Université, fut, au-delà de son aspect intellectuel et « scientifique », un des éléments du processus de démocratisation et de laïcisation de l'enseignement supérieur (de l'affaire Dreyfus à la séparation de l'Église et de l'État) qui aboutit, au milieu des attaques de 1'Action française et des sarcasmes du public mondain, à la « république des professeurs », communiant dans le culte du travail collectif et la recherche obscure et obstinée des « sources », contre le démon individualiste de la critique d'humeur et de sentiment. Tout le génie de Lanson consista à prendre modèle sur les études historiques, « révolutionnées » depuis une génération par les Monod, Lavisse, Langlois et Seignobos, et de « sauver » ainsi les études littéraires (cette « nourriture creuse » dont se détourne le jeune Romain Rolland à l'École normale), confinées dans les exercices rhétoriques et regardées avec mépris par les « sciences » neuves qu'étaient l'histoire et la sociologie.
 
Ce n'est pas que Lanson, longtemps professeur de lycée (à Bayonne, Moulins, Rennes, Toulouse, Paris) et précepteur (1886) à la cour de Russie, ait été d'emblée touché par la grâce de la « méthode ». Péguy, qui fut l'un de ses adversaires acharnés, note qu'il eut plusieurs « manières » — de son Bossuet (1891) à son Voltaire (1906). Cependant, il insista très tôt (« la Littérature et la Science », Revue bleue, sept.-oct. 1892) sur la légitimité scientifique que les techniques de la philologie, éprouvées sur les littératures anciennes et médiévales, pouvaient apporter aux études littéraires : « On peut dater la naissance d'une science du jour où les objets qu'elle étudie ne sont plus matière d'invention poétique ou romanesque, ou même simplement d'exposition oratoire. » Comme l'histoire s'est dégagée de la littérature, le discours sur la littérature ne doit plus être un genre littéraire. L'histoire littéraire n'est plus la critique, qui sera abandonnée au journalisme. Lanson sera cependant lent à « théoriser » sa méthode. Outre ses éditions critiques des Lettres philosophiques de Voltaire en 1909 et des Méditations de Lamartine en 1915, ses œuvres majeures restent un article paru dans le premier numéro de la Revue de synthèse historique en 1900 (« Histoire littéraire. Littérature française, époque moderne. Résultats récents et problèmes actuels »), l'article sur « la Méthode de l'histoire littéraire » publié en 1911 dans la Revue du mois et salué par ses disciples (notamment G. Rudler) comme « un nouveau Discours de la méthode, un Novum Orga-num », et surtout son Manuel bibliographique de la littérature française moderne (1909-1911).
 
« Distinguer savoir de sentir, je crois bien qu'à cela se réduit la méthode scientifique de l'histoire littéraire » et, précise-t-il, « ne pas sentir où l'on peut savoir, et ne pas croire que l'on sait quand on sent ». C'est, a priori, faire preuve de bon sens, et plus encore quand il ajoute : « Notre étude est historique. Notre méthode sera donc la méthode de l'histoire... Nos résultats n'auront que la certitude de l'histoire, cette petite science conjecturale. » Or cette référence à l'histoire est ambiguë. L'histoire de la littérature est l'histoire des œuvres, des écrivains, de leur succession, de leur série précisément établie et interprétée, comme on établit et on interprète la série des événements historiques. À ce titre, le fait littéraire (l'œuvre, l'écrivain, telle manifestation littéraire) est un événement, passible d'une vérification à partir de documents dûment établis, d'une description, et d'une mise en situation qui est le plus souvent d'ordre chronologique. L'histoire de la littérature, ainsi comprise, est à la fois indispensable et incontestable : indispensable pour définir objectivement les données de l'étude, incontestable aussi longtemps qu'elle ne sort pas de cette vocation descriptive. Mais l'histoire littéraire n'est ni l'histoire culturelle ni l'histoire entendue comme la science totalisante des événements du passé. Qu'il s'agisse du problème posé par la périodisation ou de la question des mouvements littéraires, elle en vient toujours à ce défaut d'analyse des médiations et à cette inaptitude à
 
dessiner des ensembles à la fois discernables et transitoires, qui puissent montrer le devenir même de la littérature. Lanson a eu conscience de ces deux écueils. Il sait que l'histoire littéraire doit devenir histoire culturelle, ainsi qu'il l'expose dans son Programme d'études sur l'histoire provinciale de la vie littéraire en France (Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1903), et qu'elle est inévitablement sociologique (« Le phénomène littéraire est par essence un fait social », 1'Histoire littéraire et la Sociologie, 1904). L'œuvre n'est pas historiquement autonome : elle appartient à un circuit de lecture et à un ensemble littéraire, qui sont déterminants, comme elle est le reflet ou l'image de la réalité socio-historique (« Un sonnet de Voiture rassemble toute la civilisation de la première moitié du xvne s. », l'Éducation de la démocratie, 1903). Autant de notations explicites dans les articles méthodologiques et mises en œuvre dans Y Histoire de la littérature française (1895) comme déjà dans sa thèse sur Nivelle de La Chaussée (1888), qui, à travers l'étude d’un auteur et d'un genre, tente de définir un changement de mentalité culturelle (passage de Y éthos classique à la sensibilité généralisée du xvme s.). L'analyse de la réception des Méditations de Lamartine confirme cette perspective et établit que le problème de la critique et de l'histoire littéraire est aussi celui du lien entre l'œuvre et la société (« Le contenu réel de l'ouvrage ne fait plus qu'une partie de son sens et quelquefois y disparaît complètement »). Lanson sait encore que l'histoire de la littérature ne peut être une série de monographies d'écrivains, d'œuvres, d'événements. Pour lui, l'ensemble littéraire ne peut pas cependant être réduit à des données théoriques — telles que la race, le milieu, le moment, proposés par Taine ; ou les prolongements, en littérature, de la méthode de l'évolutionnisme, exposés par Brunetière ; ou encore la totalisation biographique pratiquée par Sainte-Beuve. Lanson trouve la solution à ce problème dans la notion de causalité : l'œuvre s'explique par des faits définissables avec lesquels elle entretient des rapports de cause à effet. Ce lien touche à la fois le domaine sociologique, la biographie et la matière littéraire même. Si la biographie ne doit pas se nourrir de l'œuvre, elle peut rendre compte de l'œuvre ; il est possible d'apparenter création littéraire et groupes sociaux ; il est enfin assuré que les œuvres mêmes entretiennent des rapports de parenté lisibles. Toutes ces considérations conduisent à privilégier les études d'influences, de ressemblances, qui font de l'œuvre la somme de ses antécédents et un peu plus ; l'inventaire des sources laisse un résidu irréductible — le « génie » de l'auteur. En termes historiques, l'originalité n'est pas interprétable : elle est de l'ordre du constat. Cette causalité généralisée, qui se résout dans l'accumulation des notations des causes ponctuelles, prétend, de proche en proche, remonter à un sens objectif de l'œuvre, voire à une « vérité » humaine. Elle suppose une transparence indéfinie des textes et de leurs antécédents — le règne de la preuve littéraire n'est autre que celui de la quasi-universalité de la lisibilité et de ses modèles, pourtant historiquement variables, et le corrélât d'une conviction implicite : le tout des causes peut être découvert. C'est faire fi du non-dit de toute histoire et assimiler l'histoire littéraire à une critique d'intentions. Dans l'histoire littéraire, l'histoire se défait donc dans les notations du singulier, qui n'ont d'autre fonction que de légitimer l'existence ou l'évidence de l'œuvre ou des œuvres. Cette faiblesse de l'historicisme de Lanson a pour contrepartie l'attention portée à l'œuvre même, dans ses données textuelles. Pour qu'une telle histoire soit établie, il faut que l'œuvre soit dans sa lettre établie incontestablement, qu'elle soit replacée dans une série chronologique et bibliographique exacte. En même temps qu'il investit l'œuvre par le hors-texte, Lanson établit, matériellement, les droits du texte : authenticité, pureté, datation, éditions, variantes et brouillons, sens littéral sont des points obligés d'examen qui correspondent à la vérification du témoignage historique. Établir les droits
 
du texte, c'est inévitablement reconnaître ceux de la création littéraire, considérée hors de ses composantes proprement historiques. Aussi l'historicisme de Lanson ne se sépare-t-il pas de l'attention portée au phénomène esthétique et à la lecture considérée comme un acte de goût. Cela même n'est pas véritablement théorisé par Lanson (bien qu'il se soit risqué à écrire qu'« au bout d'un demi-siècle le critérium de l'amusement est sans valeur ; on étudie les romans, on ne les ht plus »), qui marque ainsi l'aporie de sa propre méthode. Il fut d'ailleurs ébranlé un moment (il l'avoue dans une note de 1925 à « Quelques mots sur l'explication de textes », paru en 1911) lorsqu'il fut confronté « à la fine psychologie de Marcel Proust et à la métaphysique qui s'y implique ». Mais il se ressaisit vite : il abandonna l'idée d'un sens objectif et universel pour le lecteur au profit de la recherche du sens « privilégié » de l'auteur.
 
La méthode de Lanson fut radicalisée — et ridiculisée — par ses disciples : Rudler {Techniques de la critique et de l'histoire littéraire, 1923), pour qui les « influences » deviennent des « emprunts », et Daniel Momet. Mais le lansonisme connut la fortune du positivisme et de la facilité du vérifiable. Il contribua à fermer les études littéraires sur elles-mêmes, puisque la régression causale, de texte à texte, est infinie. Il traduit surtout une hésitation sur le statut même du littéraire : autonome et, en conséquence, passible d'une histoire interne (influences, ressemblances) ; et inscrit dans l'univers social et, en conséquence, dépendant du circuit culturel. Il est vrai que Lanson avait proposé à côté de l'histoire de la littérature (de la production littéraire) une « histoire littéraire » qui serait « l'histoire de la culture et de l'activité de la foule obscure qui lisait, aussi bien que des individus illustres qui écrivaient ». Mais l'institution qu'il avait mise en place, solidement entée sur les « deux piliers » des études littéraires, la dissertation et l'explication de textes, n'en eut cure.


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