Le terme de poésie désigne un champ de production à la fois plus vaste et plus diffus que celui d'un simple genre littéraire dont vers et rimes constitueraient des indices sûrs. En effet, selon les époques et les civilisations, la poésie peut relever du rituel religieux ou de la pratique littéraire prestigieuse, de l'écrit ou de l'oral, de l'art populaire ou lettré. Elle est toujours, cependant, musique de la langue, maniement du son et du sens. Le mot poésie vient du grec poiein, faire, créer. Or la création poétique relevait, pour le monde antique, du seul pouvoir divin. C'est dire que le « poète » n'était jamais que le relais des dieux, la voix par laquelle les dieux parlaient. La poésie était dès lors lieu de sagesse et de savoir tout autant que d'éloquence : les Travaux et les jours d'Hésiode ou le Poème de Parménide valaient autant par la vérité philosophique et la morale qui s'y énonçaient que par la beauté de la langue, et l'ancienne Chine exigeait de ses fonctionnaires qu'ils fussent poètes. Voulant fixer par écrit les acquis de la philosophie d'Épicure, son maître, Lucrèce rédigea un des plus splendides poèmes du monde antique, le De natura rerum, et le plaça sous la protection de Vénus tout en dénonçant paradoxalement la croyance aux dieux. La parole poétique était en fait destinée à l'harmonie : non seulement l'harmonie vocale, la musique immédiate des sons, mais aussi l'harmonie des hommes entre eux, la sagesse, et l'harmonie du cosmos tout entier, le savoir du monde et des dieux. C'est pourquoi la poésie n'était pas séparable de la musique, la musique elle-même ne l'étant pas d'une harmonie à la fois sonore, sociale et cosmologique. C'est ce qui explique que, pour Platon, le poète n'écrivait que dans l'« enthousiasme » (littéralement, le fait d'être dans la divinité, d'en être porté) ou que Confucius s'appuyait aussi souvent sur le Shih Chi, le livre classique de la poésie chinoise, pour valider son discours moral et pratique. C'est cette union intime de la parole, de la musique et du cosmos qui magnifia la poésie du soufisme, ce mysticisme islamique des IXe Xe siècles, ou qui, pour la dernière fois peut-être en Occident, rendit légitime l'adjectif de « divine » qu'on accola à la Comédie de Dante. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats chanson - Introduction Confucius Dante Alighieri (Alighieri Durante, dit) Divine Comédie (la) Épicure Hésiode Lucrèce Parménide d'Élée Platon soufisme Les médias poésie - problème du poète et problème du musicien Les livres poésie - Sapho : la Poésie, page 3962, volume 7 poésie - le poète Linos instruisant le jeune Mousaios, page 3962, volume 7 poésie - De laudibus sanctae crucis, manuscrit de Raban Maur, page 3963, volume 7 poésie - Poésies, de Guillaume de Machaut (vers 1300-1377), page 3963, volume 7 Poésie et prose Il est très difficile, voire impossible, de trouver une définition de la poésie qui convienne à tous les temps et à toutes les civilisations. On a souvent tenté de résoudre ce problème en comparant la poésie à la prose. La poésie serait ainsi plus complexe que la prose ; elle témoignerait d'un travail supplémentaire, de l'élaboration de contraintes formelles appliquées sur la prose (à commencer par le vers dont l'unité rythmique, par exemple les douze pieds de l'alexandrin, ne correspond pas forcément à l'unité syntaxique, la phrase). Cependant, les données historiques contredisent semblable conception d'une prose précédant l'acte poétique, et qui en serait le matériau : toutes les sociétés connues utilisèrent d'abord la prosodie orale, avant, pour certaines, de l'écrire, puis de passer non sans mal à la prose. Ce fut le cas pour le monde chinois ou le monde grec entre le VIe et le IVe siècle avant J.-C., ou dans le processus de formation des langues, qu'il s'agisse de l'ancien islandais entre le XIe et le XIIe siècle ou de l'ancien français entre le XIIe et le XIVe siècle. C'est ainsi que le « roman », qui allait connaître un essor remarquable et devenir l'exemple par excellence de la littérature en prose, naquit chez Chrétien de Troyes sous forme de décasyllabes, ou que l'Edda poétique précéda sans doute de deux siècles la mise en prose qu'en fit Snorri Sturluson (1178-1241). Face à la prose, qui s'imposa vite dans les domaines juridique et administratif, et qui prit alors à son compte le discours de la vérité, puis celui du savoir, la poésie se sépara peu à peu de son ancienne intimité avec l'harmonie des êtres et du monde pour se replier sur les jeux sonores et le caractère recherché du style. À la transparence et à la neutralité de la prose répondirent désormais la complexité, l'élaboration formelle mais aussi la vanité de la poésie. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats alexandrin Chrétien de Troyes décasyllabe Edda littérature orale (littérature) prose roman - Introduction Snorri Sturluson vers versification Poésie et subjectivité Cette évolution est à peu près contemporaine, en Occident, de celle qui amena, à la fin du Moyen Âge, le sujet humain à prendre place au centre de la société : c'était désormais lui qui, par son travail ou sa raison, faisait et décrivait le monde, en un mot le modelait. La nature était ainsi mise à distance ; elle devenait un objet qu'on pouvait maîtriser ou qu'on cherchait à imiter. La poésie chantait jusqu'alors l'unité d'une tradition communautaire (c'est pourquoi la plupart des romans ou des épopées commençaient rituellement par « le conte dit que... » et étaient souvent anonymes) ; elle fut désormais explicitement liée à un sujet producteur, le poète. La poésie se sépara de la musique instrumentale à partir du XIVe siècle en même temps qu'elle renonça à sa portée cosmologique : elle devenait la voix d'une subjectivité, tantôt ludique avec les grands rhétoriqueurs, tantôt imaginaire avec François Villon, tantôt sentimentale avec Charles d'Orléans. La Pléiade, forte de l'élan savant de l'humanisme, tenta sans doute de lui redonner une facture didactique, notamment dans les Hymnes (1555-1556), et épique, dans la Franciade (1572) de Ronsard, mais il s'agissait surtout de chanter la gloire du souverain. Si l'on reprit alors la distinction antique entre lyrique (les oeuvres où l'auteur parle seul), dramatique (les oeuvres où seuls parlent les personnages) et épique (les oeuvres mêlant les voix de l'auteur et des personnages), ce fut en oubliant que, pour les Anciens, même la voix solitaire du poète lyrique participait pleinement du groupe social pour lequel il chantait. Le lyrique s'imposa de plus en plus comme étant ce que la poésie avait de spécifique (même dans l'épopée, comme on le voit avec la Jérusalem délivrée, 1581, du Tasse), dans la mesure où il permettait que l'on joue plus souvent et plus facilement de l'émotion, que ce soit celle du poète ou celle du lecteur qui devait à son tour en faire l'épreuve : à la communion dans le temps d'une même tradition fit place l'espace d'une communication. C'est ainsi que, pour Goethe, l'épique ne se définit plus que par sa manière narrative (« ce qui se raconte clairement »), alors que le lyrique correspond à « l'émotion exaltée » et le dramatique n'est préoccupé que du « subjectif ». Face à la prépondérance de la prose, qui s'affirmait, la poésie prit un tour nouveau. Tout en prétendant encore à l'ancien caractère musical et cosmologique, les poètes précisèrent ses structures formelles : l'alexandrin et le sonnet devinrent les signes de l'excellence poétique chez Ronsard comme chez Shakespeare. Et Corneille, dans le poème l'Excuse à Ariste (1627) qui allait lancer la querelle du Cid, marqua une claire dissociation entre musique et poésie. La poésie fut de plus en plus immédiatement assignée à un sentiment : l'amour. Sans doute était-ce déjà le cas depuis les oeuvres courtoises ou le Canzoniere de Pétrarque, mais, dans cette poésie, l'amour participait encore de l'harmonie du monde. Le néoplatonisme de la Renaissance n'en fournit déjà plus qu'une version purement spéculative, avant de se centrer durant le XVIIe siècle sur des valeurs individuelles : ce n'était plus la présence des dieux qui déterminait l'enthousiasme poétique, mais la figure de l'aimée. Cette émotion poétique se retrouva aussi en Chine ou au Japon, mais sur des bases fort différentes : il n'y avait pas, dans l'expérience orientale de l'existence, de séparation radicale entre subjectivité et nature, ni nécessité d'une imitation de l'une par l'autre, mais participation à un même ordre dynamique du monde. Sans doute la poésie orientale était-elle surtout d'essence lyrique, mais c'était, par ouverture aux événements de la nature, une manière d'en savourer la venue jusque dans ses plus anodins exemples : une odeur de feuilles, une lune qui apparaît, la tristesse d'un voyageur. Le renga, chaîne de poèmes brefs, puis le haiku, poème de trois vers, en représentèrent les formes les plus achevées. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats alexandrin Charles d'Orléans Cid (le) Corneille Pierre épopée forme poétique fixe France - Arts - Littérature - Le XVIe siècle Goethe (Johann Wolfgang von) haiku imitation Jérusalem délivrée (la) lyrique Moyen Âge - Diversité culturelle et évolution des mentalités - La littérature médiévale nature - 2.LITTÉRATURE Pétrarque Pléiade (la) Renaissance - L'humanisme et l'idée de Renaissance rhétoriqueurs (les grands) Ronsard (Pierre de) Shakespeare William sonnet Tasse (Torquato Tasso, dit en français le) Villon François Les livres poésie - manuscrit des Rimes, de Pétrarque (1304-1374), page 3963, volume 7 poésie - haiku japonais anonyme, page 3964, volume 7 Poésie de la nature et nature de la poésie Le sentimentalisme de la poésie occidentale de la seconde moitié du XVIIIe siècle trouva dans le développement du sentiment de la nature matière à conjuguer de façon inédite la gloire ancienne de la poésie avec l'émotion poétique des temps modernes : la nature était à la fois ce qui dépasse, voire écrase l'homme, et la solitude essentielle en laquelle il pouvait se recueillir. Tout le romantisme naquit de cette conjonction, accentuant tantôt l'émotion individuelle comme chez Coleridge, Wordsworth ou Vigny, tantôt le symbolisme de la nature comme chez Novalis, Schlegel ou Shelley, avant de trouver chez Victor Hugo son dédoublement caractéristique, le sublime côtoyant le grotesque. Mais la poésie de la nature devint aussi une interrogation passionnée sur la nature de la poésie, comme en témoignent Hölderlin ou Keats. C'est que, dans le nouveau monde industriel et commercial, la poésie n'offrait plus rien d'évident : du point de vue matériel, elle trouvait de moins en moins d'éditeurs, et, du point de vue de la position dans la société et dans le champ littéraire, les poètes paraissaient à la fois sacrés et marginaux. La poésie alors n'eut de cesse de se retourner sur elle-même, tentant de regagner sur la prose un terrain depuis longtemps perdu en cherchant à composer une « prose poétique » (Baudelaire, Rimbaud), ou en prenant le parti de la pureté alchimique des mots et d'un retour à la musique (Mallarmé). Mais l'exemple même de Rimbaud dit assez l'impasse dans laquelle sembla engagée la poésie : entre la vie et la poésie il fallait choisir. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats Baudelaire Charles Coleridge Samuel Taylor France - Arts - Littérature - Le XIXe siècle Hölderlin Friedrich Hugo Victor Marie Keats John Mallarmé Stéphane nature - 2.LITTÉRATURE Novalis (Friedrich Leopold von Hardenberg, dit) Rimbaud Arthur romantisme - Littérature romantisme - Littérature - En Allemagne romantisme - Littérature - En Angleterre romantisme - Littérature - En France romantisme - Littérature - Introduction Schlegel (von) - Schlegel (Friedrich von) Shelley Percy Bysshe Vigny (Alfred, comte de) Wordsworth William Les livres Mallarmé Stéphane - portrait, page 3001, volume 6 Mallarmé Stéphane - page de poème, page 3001, volume 6 Mallarmé Stéphane - page de poème, page 3001, volume 6 Poésie, vie et expérience Les poètes firent alors de cette impasse une ouverture vers autre chose, que ce soit l'appel au rêve ou à l'inconscient avec les surréalistes, l'exaltation du mouvement même de la vie avec Guillaume Apollinaire, Walt Whitman ou Henri Michaux, la quête du corps et du sacré avec Antonin Artaud, ou encore les jeux du langage avec Velimir Khlebnikov, Francis Ponge ou Ezra Pound. Désarticulant le langage quotidien, multipliant les recherches sur les mots et sur les images, faisant de l'écriture une constante expérience, un travail plus qu'une simple inspiration (Paul Valéry), une épreuve allant au besoin jusqu'à l'hermétisme, les poètes pouvaient sembler s'éloigner dans leurs oeuvres de la vie de tous les jours au moment même où ils voulaient s'en rapprocher. Mais c'est la notion même d'expérience qui fit alors le lien entre poésie et vie quotidienne, beaucoup plus que la transparence d'un langage ou l'immédiateté des références. Il est de moins en moins possible dans le monde moderne d'avoir des expériences (de les posséder, de les maîtriser, de les totaliser en un savoir homogène) ; il n'est désormais possible que d'en faire et de n'affirmer qu'un savoir fragmenté et une subjectivité morcelée. Tel est le lot de la poésie, depuis la diffraction du moi proposée par Fernando Pessoa jusqu'aux expériences lettristes d'Isidore Isou en passant par les contraintes formelles de l'Oulipo. Mais peut-être est-ce cela qui sauve aujourd'hui la poésie : non seulement elle peut dire la difficile expérience que nous faisons du monde, du langage et des autres, mais en elle transparaît encore son ancienne intimité avec le cosmos ou avec la philosophie (comme on l'éprouve chez René Char, Paul Celan ou Rabindran?th Tagore). La diffusion croissante de la chanson lui a redonné aussi le lustre de la musique (au moins instrumentale), depuis Charles Trenet, Georges Brassens ou Léo Ferré jusqu'à Bob Dylan, Lou Reed ou Leonard Cohen. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats Apollinaire (Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, dit Guillaume) Artaud (Antoine, dit Antonin) Brassens Georges Celan (Paul Antschel, dit Paul) Char René Cohen Leonard Dylan (Robert Zimmerman, dit Bob) Ferré Léo France - Arts - Littérature - Le XXe siècle Khlebnikov (Viktor Vladimirovitch, dit Velimir) lettrisme Michaux Henri Oulipo Pessoa Fernando Ponge Francis Pound Ezra Loomis subjectivité surréalisme - Le surréalisme en littérature - Introduction surréalisme - Le surréalisme en littérature - Les limites de la littérature surréalisme - Le surréalisme en littérature - Les ressources du langage Tagore (Rabindranath Thakur, dit Rabindranath) Trenet Charles Valéry Paul Whitman Walt Les livres poésie - Alcools (1913), de Guillaume Apollinaire, page 3964, volume 7 poésie - La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) de Blaise Cendrars, page 3964, volume 7 poésie - Tableau-poème (1928), de Piet Mondrian, page 3965, volume 7 poésie - Misérable miracle (1956), d'Henri Michaux, page 3965, volume 7 Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats forme poétique fixe genre littéraire littérature poétique Les indications bibliographiques W. Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Payot, Paris, 1990 (1982). B. Noël (sous la direction de), Qu'est-ce que la poésie ?, J.-M. Place, Paris, 1996. M. Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Seuil, Paris, 1983. P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, Seuil, Paris, 1983.