Devoir de Philosophie

MALRAUX (André)

Publié le 24/01/2019

Extrait du document

malraux

MALRAUX (André), écrivain et homme politique français (Paris 1901 Créteil 1976). Originaire d'une famille flamande établie à Dunkerque, son père, qui exerçait des activités imprécises dans les affaires, divorcera en 1915 ; d'un second mariage, il aura deux fils, Roland et Claude ; il se suicidera en 1930, épisode évoqué dans les Noyers de l'Altenburg, puis dans les Antimémoires avec la mort du « grand-père ». Élevé par sa mère, sa tante et sa grand-mère, qui tiennent une épicerie en banlieue, Malraux fait ses études à Bondy puis à Paris. Il ne passe cependant jamais son baccalauréat et, contrairement à la légende, n'étudie ni l'archéologie ni les langues

 

orientales. À 18 ans, il est engagé par le libraire René-Louis Doyon, pour lequel il fait de la recherche bibliographique, et avec qui il collabore au lancement d'une revue, la Connaissance, où paraît en 1920 son premier article : « les Origines de la poésie cubiste ». Il travaille ensuite pour les éditeurs Kra, Fels et Kahnweiler, et publie dans la revue de Fels, Action, divers textes et études, notamment sur Gide et Lautréamont. En 1921, Kahnweiler édite son premier ouvrage, Lunes en papier, fantaisie dédiée à Max Jacob et illustrée par Fernand Léger. C'est dans les milieux de la revue Action qu'il rencontre Clara Goldschmidt, qu'il épouse en 1920.

 

Lejeune couple vit d'abord de l'édition de livres érotiques et d'opérations bour sières : en été 1923, c'est la ruine avec l'effondrement des valeurs mexicaines. Dans l'espoir de récupérer ces pertes, mais aussi par un goût du risque et de l'aventure, Malraux décide de partir pour l'Indochine. Il s'agira de retrouver dans la forêt cambodgienne un temple désaffecté (dont Malraux connaît l'existence par des revues archéologiques), d'en enlever quelques bas-reliefs, puis de les revendre à des collectionneurs. Pourvus d'un ordre de mission archéologique, les Malraux s'embarquent en octobre 1923 et retrouvent à Saigon leur ami Louis Chevasson. En dépit des avertissements (les monuments sont classés), ils réalisent leur projet sans trop de difficultés mais, à leur retour à Phnom-Penh, ils sont arrêtés et inculpés de vol. Condamnés respectivement à trois ans et dix-huit mois de prison, Malraux et Chevasson font appel, s'installent à Saigon, alors que Clara se rend à Paris pour organiser un mouvement de soutien. Le procès en révision aboutit à une diminution de peine puis au sursis. Malraux rentre en France en décembre 1924, mais il est de retour en Indochine dès février 1925 : les quelques mois passés à Saigon lui ont révélé les abus du régime colonial ; il est décidé à les combattre, et d'abord par la fondation d'un journal qui défendra les intérêts des indigènes. De juin à décembre 1925, en compagnie de Paul Monin, avocat saigonnais proche des milieux nationalistes, il anime successivement deux périodiques, l'Indochine puis l'Indochine enchaînée, où il attaque l'administration et polémique avec la presse de Saigon. L'entreprise est cependant de courte durée : victime des représailles économiques du gouvernement colonial, Malraux repart pour la France en décembre 1925. Le séjour, qui s'achève sur un échec, a été très important dans la formation du jeune Malraux : d'une part, il a découvert l'Asie, à laquelle il portera un intérêt constant, d'autre part, à travers la question coloniale, il a pris conscience de la réalité des problèmes sociaux.

 

De retour en France (févr. 1926), Malraux bénéficie d'une notoriété croissante, due notamment au bruit persistant de sa participation à la révolution chinoise en tant que « délégué à la propagande » auprès de la direction du mouvement nationaliste à Canton — participation douteuse, puisque, à l’exception d'un bref voyage à Hongkong, Malraux a passé l'année 1925 à Saigon, et qu'aucun témoignage ou document n'indiquent qu'il ait eu une activité quelconque en Chine à cette période. A Paris, Malraux fréquente le cercle de la Nouvelle Revue française, et se lie notamment avec Gide (qui admire beaucoup les fulgurances de sa pensée, même s'il avoue ne pas toujours pouvoir suivre sa conversation), Groethuysen et Drieu La Rochelle. En 1928, il est nommé directeur artistique chez Gallimard, poste qu'il occupera jusqu'à sa mort. C’est cependant chez Grasset, auquel l'attachait un contrat signé en 1925, qu'il publie ses premiers textes importants : la Tentation de l'Occident (1926), essai où l'Europe et l'Orient sont confrontés sous la forme d'un échange épistolaire entre deux jeunes gens, le Chinois Ling et le Français A.D. ; les Conquérants (1928), roman qui évoque la lutte pour Canton en 1925 et consacre la légende de Malraux collaborateur de la révolution chinoise ; Royaume farfelu (1928), récit qui marque la permanence d'une veine souvent négligée dans l'étude de Malraux, celle du fantastique et du dérisoire (tombé en désuétude, le mot

 

farfelu connaîtra d'ailleurs, grâce à lui, une seconde jeunesse) ; enfin, la Voie royale (1930), roman en partie autobiographique qui transpose l'expédition de 1923 dans la forêt indochinoise.

 

De 1929 à 1931, Malraux voyage beaucoup (en Russie, en Perse, en Afghanistan, aux Indes, aux États-Unis, au Japon, en Chine). Il travaille alors à son troisième roman asiatique, la Condition humaine, récit du soulèvement communiste à Shanghai en 1927 et de sa répression. Le livre, publié par Gallimard en 1933, obtient le prix Concourt. Il consacre Malraux comme l'un des premiers écrivains de sa génération, et établit définitivement sa manière, très personnelle pour l'époque : un mélange d'action brutale, ancrée dans la réalité contemporaine, et de débats à la fois idéologiques et métaphysiques, des personnages « métapraticiens » (selon le mot de Mounier), engagés dans leur entreprise mais capables de réfléchir sur ce qu'ils se proposent d'accomplir (d'où le retour au « dialogue d'idées ») ; une intrigue conduite, à l'américaine, par de brèves scènes juxtaposées, dont le « montage » constitue l'un des éléments essentiels du procès de signification (ce procédé elliptique sera repris dans les écrits sur l'art, créant une systématique de la contiguïté et de l'analogie qui a valeur démonstrative) ; un style polyphonique, qui va du reportage à l'évocation sublime, de la dépêche (vraie ou fictive) aux grandes tirades épiques.

 

Avec la montée des fascismes, Malraux va cependant s'engager de plus en plus aux côtés de la gauche, mais sans jamais adhérer, comme tant d'autres, au parti communiste. En 1933, il se joint à l'Association des écrivains révolutionnaires (A. E. R.), dont la revue Commune publiera certains de ses textes. En 1933, à Roy an, il rencontre Trotski, avec lequel il avait dialogué dans la N. R. F. à propos des Conquérants : il éprouvera toujours la plus vive admiration pour le fondateur de l'armée rouge, même si les deux hommes s'affronteront lorsque Malraux deviendra momentanément l'allié du communisme stalinien à l'époque de la guerre d'Espagne. En janvier 1934, avec Gide, Malraux se rend à Berlin pour tenter d'obtenir la libération de Thael-mann et de Dimitrov, les militants communistes accusés de l'incendie du Reichstag, puis il participe à de nombreuses réunions d'intellectuels de gauche, où il impose ses talents d'orateur : à Moscou (été 1934), à Paris (juin 1935), à Londres (juin 1936). Dans la même veine militante, il publie le Temps du mépris (1935), récit de l'emprisonnement d'un dirigeant communiste allemand et de sa libération grâce au sacrifice d'un camarade.

 

Actif sur le front politique, Malraux n'en renonce pas pour autant à toute initiative « farfelue ». Les deux types d'entreprise peuvent d'ailleurs se combiner, comme dans le projet, conçu en 1929 et découragé par Gallimard, d'organiser une expédition pour délivrer Trotski, prisonnier de Staline à Alma-Alta. En revanche, c'est au pur divertissement qu’appartient la tentative de mars 1934 pour retrouver d'avion, dans le désert du Yémen, la capitale de la reine de Saba : les observations de Malraux sont publiées sous forme de reportage par l’intransigeant, et leur authenticité est immédiatement contestée par les spécialistes ; Malraux évoquera cette expédition dans les Antimémoires ; mais, quelque temps après l'événement, il utilisera certaines difficultés éprouvées au retour pour l'épisode de la tempête dans le Temps du mépris, et pour certains passages de l'Espoir.

 

En juillet 1936 éclate en Espagne le soulèvement des généraux contre le gouvernement de Front populaire, élu en février de la même année. Malraux, qui s’était déjà rendu en Espagne en mai, va offrir ses services à Madrid et constate que la faiblesse principale de l'armée républicaine réside dans son absence d'aviation. Il regagne alors Paris, où il utilise ses contacts pour acheter et faire passer en Espagne plusieurs appareils, en dépit de l’embargo lié à la politique officielle de non-intervention. De retour à Madrid au début d'août, il constitue et prend la tête d'une escadrille d'aviateurs étrangers, qui s'appellera escadrille Espana, puis escadrille André Malraux :

 

basée à Madrid puis à Albacete, elle accomplira de nombreuses missions jusqu'à son intégration à l'aviation espagnole en février 1937. Malraux se consacre alors à la propagande : il entreprend une tournée de conférences aux États-Unis et au Canada, où il défend la cause républicaine et tente de réunir des fonds ; en juillet 1937, il participe à un congrès itinérant d'intellectuels de gauche, qui se déplace de Valence à Madrid, puis à Barcelone et à Paris. De mars à octobre 1937, Malraux rédige aussi l'Espoir, qui doit évoquer son expérience espagnole et surtout célébrer la cause républicaine. Mais cette vaste chronique guerrière présente trop d'ambiguïtés idéologiques et ne peut toucher assez de monde assez vite. Malraux se tourne alors vers un art qui l'intéresse depuis longtemps, et qu'il juge plus efficace comme instrument de propagande : le cinéma. Dès janvier 1938, en compagnie notamment des scénaristes Max Aub et Denis Marion, il travaille, à partir de certains épisodes de l'Espoir, à un film qui devrait dans son esprit influencer l'opinion internationale, en particulier l'opinion américaine : commencé à Barcelone en juillet 1938, le tournage est interrompu lorsque les troupes franquistes occupent la ville en janvier 1939 ; terminé en France, et intitulé Sierra de Teruel, le film sortira en été 1939, mais sera presque immédiatement interdit en raison de la guerre ; rebaptisé Espoir, et légèrement modifié, il sera distribué à nouveau en 1945.

 

La fin de l'expérience espagnole, puis la déclaration de guerre et le pacte germano-soviétique marquent le terme de la collaboration de Malraux avec la gauche en général, le parti communiste en particulier. Certes, l'écrivain ne renonce pas à l'engagement. Mais de nouvelles options vont désormais l'éloigner des causes et des hommes avec lesquels il s'était lié depuis une dizaine d’années. La même période amène également des modifications d'ordre personnel : Malraux s'est séparé de Clara, qui l'avait initialement accompagné en Espagne ; il vit alors en compagnie de Josette Clotis, jeune écrivain et journaliste dont il avait fait la connaissance quelques années auparavant. Déjà père d'une fille, Laurence (qui sera élevée par Clara et deviendra la femme du cinéaste Alain Resnais), il aura deux fils de sa liaison avec Josette (Pierre Gauthier, né en 1940, et Vincent, né en 1943, qui mourront tous deux dans un accident d'automobile en 1961). En septembre

 

1939, bien que réformé, Malraux cherche à s'engager. Refusé par l'aviation, il est admis dans les chars en tant que simple soldat. Fait prisonnier en juin

 

1940, il s'évade bientôt et rejoint Josette en zone libre, sur la Côte d'Azur. Là, il travaille à un roman, la Lutte avec l'ange, et à un essai sur le colonel Lawrence, le Démon de l'absolu, qu'il affirme avoir été tous deux détruits par la Gestapo et dont on ne possède que des fragments, notamment les Noyers de l'Altenburg, publiés en Suisse en 1943. À l'invasion de la zone sud, Malraux part pour l'Allier, puis pour la Dordogne. En contact avec divers réseaux de la Résistance, ce n'est cependant qu'en mars 1944, à l'arrestation de son demi-frère Roland, qu’il se joint activement au mouvement. Sous le nom de colonel Berger, il prend part à plusieurs opérations dans le Sud-Ouest, tout en s'efforçant d'unifier les divers groupes du maquis régional. Fait prisonnier en juillet 1944, il est libéré au moment de la retraite allemande. Il est alors appelé au commandement d'une unité récemment créée, la brigade Alsace-Lorraine : à sa tête, de septembre 1944 à février 1945, il combat dans le nord de la France puis en Allemagne même (la brigade se distingue notamment lors de la prise de Dannemarie, puis de la défense de Strasbourg lors de la contre-offensive de von Rundstedt). Si cette période établit Malraux comme l'une des figures marquantes de la Résistance, si elle le met pour la première fois du côté des vainqueurs, elle comporte aussi un certain nombre de tragédies personnelles et — comme celle de la guerre d'Espagne — provoque des changements d'ordre privé : Josette Clotis est morte en novembre 1944, dans un accident de chemin de fer particulièrement affreux ;

 

les deux demi-frères de Malraux, Roland et Claude, ont été tués après leur capture par les Allemands ; enfin, le conflit a provoqué la disparition d'amis très proches, entre autres le suicide d'Édouard Du Perron (à qui est dédiée la Condition humaine} et de Drieu La Rochelle. Dès 1946, Malraux va habiter à Boulogne en compagnie de la veuve de Roland, Madeleine, de son neveu Alain et des deux fils qu'il a eus de Josette. Après avoir finalement divorcé de Clara, il épousera Madeleine en 1948 ; le mariage durera jusqu'au milieu des années 60, date à laquelle Madeleine décidera de se consacrer à sa carrière de pianiste, et Malraux retrouvera l'une de ses anciennes amies, l'écrivain Louise de Vilmorin.

 

Malraux n'avait pas été un gaulliste de la première heure. Mais, résistant puis chef de la brigade Alsace-Lorraine, il s'était trouvé proche des positions gaullistes, par sa prise de conscience patriotique et son opposition croissante aux communistes, qu'il accusait de chercher à détourner la Résistance à leur profit. Au début de 1945, cependant, beaucoup de choses continuent à séparer le soldat de carrière du colonel amateur dont le nom a si longtemps été lié à la gauche. La rencontre des deux hommes est donc longue à s'organiser (août 1945) : une mutuelle estime s'y développe, et, lorsque de Gaulle forme son deuxième cabinet en novembre 1945, il offre à Malraux le ministère de l'information. Démissionnaire au départ du général en février 1946, Malraux participe en avril 1947 à la formation du Rassemblement du peuple français (R. P. F.) : jusqu'à la dissolution du mouvement par de Gaulle en 1953, il exercera la charge de délégué à la propagande (à ce titre, il mettra en scène les interventions du général et, dans le contexte tendu de la guerre froide, prononcera lui-même plusieurs discours d'un anticommunisme virulent). Il travaille cependant à l'élaboration de sa théorie esthétique. Il termine ainsi la Psychologie de l'art, esquissée dans les années 30, reprise en 1941, et dont les trois volumes, parus entre 1947 et 1950, sont réunis en 1951 dans les Voix du silence. Il publie également Saturne, essai sur Goya ( 1950), le premier volume du Musée imaginaire de la sculpture mondiale (1952), et assure l'édition de Tout l'œuvre peint de Léonard de Vinci (1950) ainsi que de Tout l'œuvre de Vermeer de Delft (1952). Enfin, après sa retraite temporaire de la vie politique, il achève le Musée imaginaire (1954-55) et donne le premier volume de la Métamorphose des dieux (1957).

 

Politiquement hors jeu entre 1953 et 1958, il n'en accueille pas moins avec faveur la décolonisation de l'Indochine ; de même, au moment de la guerre d'Algérie, il prend parti contre la torture, notamment lors de la publication (puis de l'interdiction) du livre d'Henri Alleg, la Question. Il reste cependant en contact occasionnel avec de Gaulle : lorsque le général revient au pouvoir en mai 1958, il est appelé au gouvernement et nommé ministre d'État, chargé des Affaires culturelles. À ce poste, il exercera diverses activités. Dans le domaine de l'action culturelle proprement dite, il organisera de grandes expositions, entreprendra l'inventaire des « monuments et richesses artistiques de la France », créera des « secteurs sauvegardés », fera nettoyer certains monuments parisiens et tentera de développer en province un réseau de « maisons de la culture ». Orateur porte-parole du gouvernement, il prononcera plusieurs discours, dont certains sont repris dans les Oraisons funèbres (1971). Ministre de prestige, enfin, il sera envoyé à l'étranger pour présenter et défendre la politique française : il se rendra ainsi en Inde, en Amérique du Sud, aux États-Unis, en Chine et en Union soviétique. Ces voyages seront l'occasion d'un certain nombre de rencontres (avec Nehru, Mao Zedong, Kennedy, Senghor), que l'écrivain évoquera longuement.

 

En 1965, après une interruption de sept ans, Malraux revient à l'écriture. Il commence la rédaction du Miroir des limbes, ouvrage qui doit évoquer certains moments essentiels de son existence, mais sans constituer pour autant une autobiographie au sens de « confession » ou de « récit de vie organisé

 

chronologiquement » le premier volume, au titre programmatique d'Antimémoires, paraît en 1967. Démissionnaire avec de Gaulle en avril 1969, Malraux réduit alors sa vie publique à des initiatives ponctuelles : dans les derniers mois de 1971, il propose ses services au Bangladesh insurgé ; en 1972, invité par Washington, il rencontre le président Nixon, qui prépare sa rencontre avec Mao Zedong. L'essentiel de ses activités est d'ordre littéraire : dans le domaine de la philosophie de l'art, il termine la Métamorphose des dieux, dont les deux derniers volumes, l'irréel et l'intemporel, paraissent en 1974 et 1976. Il publie les divers textes qui constitueront la seconde partie du Miroir des limbes; il s'agit la plupart du temps de récits centrés sur une rencontre : avec de Gaulle dans les Chênes qu'on abat (1971), Picasso dans la Tête d'obsidienne (1974), ou différentes personnalités (dont Senghor) dans Hôtes de passage (1975). Malade (un premier séjour à l'hôpital est évoqué en 1974 dans Lazare}, Malraux meurt en novembre 1976. Un recueil d'études posthumes, l'Homme précaire de la littérature, sera publié en 1977.

 

On a pu reprocher à Malraux les renoncements, sinon les reniements, de son itinéraire politique et intellectuel. N'est-il pas passé de l’engagement militant au bureau ministériel de la conservation de la culture ? Auteur de romans profondément liés à la réalité contemporaine, ne s'est-il pas tourné vers une philosophie de l'art qui fait peu de cas de l’histoire ? Avant de condamner cette évolution, ou de chercher à la réduire à une arbitraire unité de pensée, il importe d'en saisir la nature exacte. Ainsi, tout en étant dans les années 30 l'un des principaux porte-parole de la gauche, Malraux n'a jamais appartenu au parti communiste. Bien plus, il n'a jamais été marxiste au sens philosophique du terme : à aucun moment, l'économie ou la lutte de classes ne lui ont paru constituer les ressorts de l'histoire. Inversement, si Malraux s'est rallié au gaullisme, il n'a jamais endossé l'idéologie qui était celle des chefs du mouvement ; simplement, de Gaulle lui a paru offrir une possibilité de changement dans le sens de la grandeur, de même que le communisme lui avait semblé permettre de restituer à l'homme sa « fertilité », de lui donner conscience de la « dignité qu'il ignore en lui » (préface au Temps du mépris}. Ce qu'il y a finalement chez Malraux, au-delà des compagnonnages successifs, c'est un goût et un sens de l'aventure, un besoin (et un art) de se trouver à l'endroit même où se déroulent des événements importants, de dialoguer avec les hommes qui font l'histoire — en un mot un activisme. Pour Malraux, comme pour le Garine des Conquérants ou le Perken de la Voie royale, il semble parfois que l'essentiel soit de se lier à une « grande action quelconque », de laisser « une cicatrice sur la carte ». Mais la préoccupation fondamentale de Malraux est sans doute d'ordre métaphysique. Elle réside dans « la conscience qu'a l'homme de ce qui lui est étranger et de ce qui l'entraîne ; du cosmos dans ce qu’il a d'indifférent et ce qu'il a de mortel ; l'univers et le temps, la terre et la mort » (« De la représentation en Orient et en Occident », article paru dans la revue Verve en 1938). Les militants de gauche décrits dans les Conquérants, la Condition humaine ou l’Espoir, les grandes figures historiques (Mao, Nehru, de Gaulle, Senghor) évoquées dans le Miroir des limbes se battent pour apporter des changements sociaux ou économiques ; à un autre niveau, cependant, ils se dressent contre la condition même de l'homme : au-delà de ce qui les oppose à d'autres hommes, ils affrontent cet « extérieur » d'eux-mêmes avec lequel ils doivent perpétuellement compter. L’entreprise artistique est finalement de la même nature. Son caractère principal, en effet, est d'être ce que les Noyers de l'Altenburg appellent un « anti-destin » : un moyen de représenter ce qui dépasse l'homme, de donner forme à ce qui le menace, et de maîtriser la menace par ce geste même. Même si elle n'a été développée que plus tard, cette vue de la création artistique est d'ailleurs présente dès les années 30, en particulier

 

— et paradoxalement — dans les discours prononcés par l'écrivain à des réunions d'intellectuels de gauche, discours aux titres significatifs : « L'art est une conquête» (1934), « l'Attitude de l'artiste » (1934), « Sur l'héritage culturel » (1936). Dès la Condition humaine d'ailleurs, qui impose au public l'image d'un écrivain dans l'histoire et faisant de l'histoire la matière de son écriture, la mort triomphe des révolutionnaires déchirés entre leur idéal et les exigences de la politique, le poids de la condition humaine rend vain l’effort de conquérir la condition d'homme pour tous. Et, à l'autre bout, les Antimémoires forment le modèle réduit d'une vie de désenchantement et de désillusions : Chateaubriand a enchâssé au cœur de ces Mémoires la vie de Napoléon, critère lancinant non seulement de tous les hommes d'action, mais aussi des écrivains de son époque (voir Balzac, Stendhal, Hugo) ; Malraux a vécu avec le général de Gaulle une relation parallèle ; ce qu'il place néanmoins immédiatement au centre du miroir de sa vie, ce n'est pas l'image de l'homme dont il fut le ministre préféré, mais celle d'un aventurier indochinois manqué, David de Mayrena, dont la vie — double et triple distance — est racontée sous forme de scénario de film par un être largement fictif, le fameux Clappique. Malraux a d'ailleurs très explicitement réfléchi (N'était-ce donc que cela ?, 1949) sur la difficulté à superposer les deux temporalités de l'action et de l'écriture à propos du « précurseur » qui l'obsède, Lawrence d'Arabie. L'écriture ne ment jamais : si les objets de la réflexion de Malraux ont varié (des valeurs de la civilisation occidentale à la possibilité de l'action politique, puis à la création artistique), le sens de cette réflexion est stable ; il va de l'action à la mort, de l'histoire au destin à travers cette « tentation » permanente de l'Occident, qui est l'attrait pour les civilisations orientales, c'est-à-dire des civilisations que l'Occident saisit d'abord à travers leurs manifestations esthétiques appréhension plastique des contradictions vécues, négation passionnée du temps (d'où l'intérêt que Malraux porte à l'Inde, plus qu'à la Chine, et sa compréhension profonde de Nehru, alors que Mao Zedong reste pour lui un « homme de bronze »). La démarche qui conduit Malraux du bruit et de la fureur de l'Histoire aux « voix du silence » est donc logique et rigoureuse. Fort proche, d'ailleurs, de celle de Barrés : quand la fraternité humaine et le déploiement égotiste se révèlent illusoires dans la construction d'un avenir, il ne reste comme « réservoir d'énergie » que le passé (les cimetières et les musées). Les morts contre la mort, que Malraux distinguera toujours du trépas — simple événement anecdotique qui fait partie de ce « misérable tas de petits secrets » qu'est une vie. L'art est « ce chant sacré sur l'intarissable orchestre de la mort ». Dans une civilisation qui a tué Dieu et l'âme, l'art est le seul moyen de lutter contre les instincts primordiaux de dissolution ; l'artiste est le nouveau prêtre garant de l'éternité et du sacré : des empreintes de Lascaux aux raisins de Braque en passant par les vitraux de Chartres, la seule certitude humaine repose sur ces vestiges des angoisses et des interrogations passées, non pas mémoire de l'homme, mais langage ou plutôt signe immémorial, toujours présent et toujours compréhensible. Toutes les cultures dans un regard. La survie de l'homme est non dans l'action, mais dans la collection, non dans la multiplication des expériences extérieures, mais dans la contemplation silencieuse d'une œuvre, qui libère à la fois de la corruption du temps et de la complaisance que l'homme occidental accorde à l'agitation de son moi.

malraux

« par Roger Stéphane. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles