Devoir de Philosophie

MAURICE (littérature de l'île)

Publié le 26/01/2019

Extrait du document

MAURICE (littérature de l'île). Dès sa naissance, la vie culturelle mauricienne a été commandée par le lourd héritage historique d'une société de plantation fondée sur l'esclavage. S'y sont ajoutées les contraintes de l'insularité (exiguïté de l'espace et éloignement des métropoles intellectuelles) et la bigarrure du peuplement (mosaïque ethnique juxtaposant les types physiques, les religions, les langues). Aussi existe-t-il plusieurs littératures mauriciennes, dans des langues différentes (français, anglais, hindi, tamoul, créole), venant d'horizons sociaux divers (même si l'activité littéraire a longtemps été confisquée par les classes dominantes), s'adressant à des publics multiples (ceux de l'île et ceux d'outre-mer).

 

C'est au début du xixe s. que s'affirment les premiers témoignages littéraires mauriciens. Au siècle précédent, les voyageurs en visite à l'« île de France » dressaient un constat sévère : les habitants blancs ne manifestaient aucun intérêt pour les lettres et les arts ; quant aux esclaves, ils étaient réputés sans culture. Pourtant, l'introduction de l'imprimerie, en 1768, avait permis la naissance d'une presse qui devait prendre une grande extension au fil des années. Et un premier roman, imité du Werther de Goethe, paraissait en 1803 : Sidner ou les Dangers de l'imagination, de Huet de Froberville. Les beaux esprits avaient pris l'habitude de se rencontrer dans des cercles littéraires (les Kangourous, la Table ovale, la Société d'émulation intellectuelle), où l'on récitait d'aimables compositions poétiques.

 

À partir de 1810, avec le changement de statut de l'île (elle devient colonie anglaise et reprend le nom d'île Maurice), l'activité littéraire en français tendit à devenir attitude de résistance culturelle à la colonisation britannique. Des poètes, issus de la communauté franco-mauricienne, imitent Béranger et Lamartine pour affirmer la continuité culturelle française à Maurice. Les journaux, très nombreux après 1832, s'ouvrent à des pages littéraires, où des poèmes, des contes, des articles sur le « folklore » attestent d'une recherche, certes encore balbutiante, d'identité culturelle. Cette identité est d'autant plus nécessaire à affirmer qu'elle est brouillée par les images d'un mythe mauricien, mythe du paradis retrouvé dans la luxuriance tropicale d'une île heureuse, répandu par des romanciers français à succès (Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1788 ; Alexandre Dumas, Georges, 1843).

 

L'hégémonie culturelle de la langue française se trouva renforcée, au cours du xixe s., par le ralliement des mulâtres. Désireux de triompher du préjugé de couleur et craignant d'être submergés, après l'abolition de l'esclavage, par l'installation massive des travailleurs indiens et de leur civilisation exotique, ils reprirent à leur compte la nostalgie de filiation française des Franco-Mauriciens. Ainsi la poésie de Léo ville L'Homme, poète métis, disciple de Leconte de Lisle et de Sully Prudhomme, exprime-t-elle une désarmante idolâtrie de la France et de la beauté hellénique.

 

Les poètes mauriciens du xixe s. et du xxe s. commençant ne parviennent guère à se dégager de l'influence du modèle poétique français, dont ils suivent l'évolution avec un décalage de quelques dizaines d'années. En 1920, ils continuent de rimer selon les canons du Parnasse ou d'un symbolisme édulcoré. Les romanciers ont su plus facilement trouver la voie d'une inspiration nationale. Peut-être sous l'influence de la propagande inlassable des Réunionnais

 

Marius et Ary Leblond en faveur du « roman colonial », des auteurs comme Savinien Mérédac (Polyte, 1926), Arthur Martial (Au pays de Paul et Virginie, 1929), Clément Chareux (Ameenah, 1935) élaborent une forme romanesque particulière : le « roman mauricien ». Refusant les facilités de l'exotisme, ils veulent manifester les complexités et les tensions de la société mauricienne, en posant les problèmes sociaux et psychologiques suscités par la coexistence de groupes culturellement hétérogènes. Avec le temps, ces « romans mauriciens » sont devenus, pour les lecteurs modernes, comme des miroirs grossissants révélant les codes implicites de la vie insulaire : mécanismes de domination et d'exclusion, contraintes idéologiques, fascinations érotiques, bref tout ce qui modèle les relations sociales entre communautés mauriciennes. Les rêveries nostalgiques de Marcelle Lagesse sur la société esclavagiste (La diligence s'éloigne à l'aube, 1958) appartiennent au même courant romanesque. Avec Namasté (1965) de Marcel Cabon, le « roman mauricien » abandonne le point de vue dominant de la communauté franco-mauricienne ; il se fait plus chaleureux et plus proche des villageois d'origine indienne qu'il met en scène.

 

La vie littéraire mauricienne dans la première moitié du xxe s. est dominée par la figure de Robert-Edward Hart (1891-1954). En refusant les séductions intellectuelles de l'exil européen, en préférant les tirages restreints des éditeurs locaux à une diffusion internationale, en se mettant à l'écoute des cultures multiples de l'océan Indien, en encourageant de son exemple les jeunes poètes de l'île, Hart est devenu le modèle idéal de l'homme de lettres mauricien. Son œuvre poétique, mêlant les influences d'André Gide, des romantiques anglais et des philosophies de l'Inde, esquisse une synthèse de la pluralité culturelle mauricienne. Dans le cycle romanesque de Pierre Flandre (1928-1936), il poursuit la quête d'un « royaume d'enfance » fabuleux, que l'on atteint par l'ascèse spirituelle, par l'extase dans l'éblouissement de la lumière tropicale, par la communion panique avec une nature insulaire essentielle. Cette mystique de l'île, qui dérive de rêveries sur l'imaginaire continent de la Lémurie, s'est épanouie dans l'œuvre de poètes visionnaires : Malcolm de Chazal, Raymond Chasle, Jean-Georges Prosper... Dans la mythologie lému-rienne, Chazal a cru trouver la justification de sa poétique, fondée sur l'exaltation de l'analogie et de la synesthésie (Sens plastique, 1947), et le prétexte à la révélation d'une grandiose cosmogonie mauricienne (Petrusmok, 1951). À travers la luxuriance de ces apocalypses (qui désignent l'île Maurice comme « lieu magique absolu », renfermant « tout le mystère du monde »), on peut sans doute lire l'affirmation du désir d'autochtonie (l'île n'a été habitée qu'à partir du xviiie s. et sa population est le fruit de l'immigration) et le renversement du regard condescendant que l'Europe porte sur les pays du bout du monde.

 

Il n'est pas d'œuvre littéraire, à Maurice, qui ne participe de la quête d'identité ou de la recherche de parenté. Certains privilégient les affinités culturelles qu'ils découvrent dans les îles du Sud-Ouest de l'océan Indien (Camille de Rauville a voulu lancer le mouvement de l'« indianocéanisme » pour rassembler les cultures de Maurice, de la Réunion, des Seychelles, de Madagascar). D'autres valorisent les composantes culturelles de la mosaïque mauricienne longtemps occultées par la prépondérance des Franco-Mauriciens et par la domination des modèles européens. Ainsi, Kissoonsingh Hazareesingh a raconté la lente émergence de la communauté indo-mauricienne (Histoire des Indiens à l'île Maurice, 1973). Certains poètes (Édouard Maunick, Pierre Renaud) ont su accorder leur inspiration au grand souffle de la négritude (l'appartenance de l'île Maurice indépendante à l'Organisation de l'unité africaine a favorisé l'affirmation des traits culturels africains).

 

Quand Maunick se choisit « nègre de préférence », il insiste sur l'une de ces composantes intimes, car, dit-il, « métis

 

est mon état civil ». Sa poésie (comme celle d'Emmanuel Juste) est éloge du métissage, de son ambivalence, des richesses produites par la complexité du sang et le partage des races. Un courant profond semble porter la littérature mauricienne vers le métissage culturel : mouvement centripète, plongée dans l'insularité, fusion au cœur d'une idéale culture mauricienne. Mais le mouvement inverse a la même intensité, et souvent chez les mêmes auteurs : mouvement de rupture, de fuite, exil, subi ou choisi.

 

Il arrive que certains écrivains mauriciens exilés s'enracinent dans leur nouvelle patrie littéraire : Loys Masson, par exemple, est devenu un écrivain français. Pourtant, la littérature reste aussi l'ultime lien avec l'île de naissance : le travail de l'écriture fait retour au pays natal. Ce que pourrait montrer, chez les romanciers mauriciens de la diaspora, la prédilection pour la forme du roman réflexif, où le narrateur revient sur un passé et un pays lointains. Ainsi, le Notaire des Noirs (1961) et les Noces de la vanille (1962) de Loys Masson ramènent aux mers du Sud et laissent resurgir mauvaise conscience et culpabilité latente. Jean Fanchette, dans Alpha du Centaure (1975), par le détour de la science-fiction, tente d'unifier espace et temps dédoublés de l'exil. Dans À l'autre bout de moi (1979), de Marie-Thérèse Humbert, la narratrice décide de rentrer à Maurice en même temps qu'elle se remémore son adolescence insulaire. Ces romans, publiés en France, pour un public français, trouvent à Maurice des lecteurs attentifs et passionnés, avides de découvrir une image de leur société reflétée par le miroir des exilés.

Liens utiles