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EUGÈNE IONESCO: La Cantatrice chauve

Publié le 22/02/2012

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Ionesco n'est pas l'auteur d'un théâtre de l'absurde, mais l'inventeur du théâtre par l'absurde, ce qui n'est pas du tout la même chose. Une démonstration par l'absurde, en mathématiques mais aussi dans d'autres domaines de la réflexion, est une recherche de sens. Et c'est même une des méthodes les plus rigoureuses. Ionesco ne fait pas la démonstration de l'absurde du monde, mais affirme par l'absurde que le monde des êtres réellement vivants a un sens, et c'est bien la nuance qu'ont reconnue les académiciens en l'acceptant parmi eux. Si Ionesco fut admis à l'Académie française, ce n'est pas un hasard, ni une erreur. L'Académie peut faire bien des erreurs, mais, dans son cas, elle a vu que la démarche de Ionesco était bel et bien une démarche d'auteur classique, mais simplement à rebours, et non pas sa négation ou sa destruction ; c'était sa continuation par l'envers, pas sa mise sens dessus dessous.
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« que chacun fait d'absurde dans la vie réelle ; plus encore, on est tenté de juger que c'est le portrait fidèle, « criantde vérité », d'un absurde dans lequel nous nous trouvons perpétuellement plongés.

Or à notre avis, un tel jugementest non seulement sommaire et hâtif, mais surtout profondément inexact.

C'est une erreur de jugement qui reposesur notre tendance à juger cette pièce selon les mêmes critères que les autres : en prenant ses personnages pourdes gens qui expriment leur façon de penser (ou de ne pas penser).Or l'originalité de la pièce est de fonctionner à l'inverse.

Le secret de La Cantatrice chauve, c'est d'être la premièrepièce où les personnages ne sont pas les acteurs, et donc pas les « héros » de l'action, mais les serviteurs du vraihéros qui les gouverne, du seul moteur qui fait tout avancer, et qui est le langage.La pièce est une sorte de catalogue d'automatismes du langage, et des formes les plus diverses d'expression ou deraisonnement, méthodiquement utilisées de façon isolée par rapport à leur emploi usuel : façons de parler et deraisonner figées, routinières, viciées.

Ces « machines de langage » sont extraites du contexte qui leur permetd'ordinaire de transporter et d'échanger du sens utilisable ou intelligible, et employées de façon autonome, comme sile langage fonctionnait de lui-même, tout seul, sans maîtres, ceci sous les formes les plus multiples possibles :— Les phrases toutes composées d'avance et jamais pratiquement utilisables qu'on trouve dans les grammaires, lesmanuels de conversation bilingue ou les méthodes de langue (du genre « le chapeau de mon oncle est plus petit quele jardin de ma tante) :« L'huile de l'épicier du coin est de bien meilleure qualité que l'huile de l'épicier d'en face.

»Le mauvais lien de cause à effet :« Nous avons bien mangé ce soir.

C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom estSmith.

»— Les clichés, les lieux communs, les réflexes de parole sans réflexion.— Les manières maladroites de raconter (les anecdotes sans intérêt et mal exposées, scène du rhume), deconverser, de raisonner (scène du pompier et de la porte).— Au plus extrême, des exercices d'élocution (« touche pas la mouche, mouche pas la touche »), des échanges dephrases qui ne valent que pour leurs sonorités :« Cacatoès, cacatoès, cacatoès - Balzac, Bazar, Bazaine.

»— Et même l'alphabet, égrené tout seul.Le langage n'est donc pas ce que les personnages articulent, mais ce qui articule les personnages, et même lesdésarticule, comme des marionnettes.

Ionesco est explicite là-dessus, quand il dit que l'idéal à la représentation «serait de voir leurs têtes et leurs jambes se projeter sur le plancher...

Ce serait très beau de n'avoir plus que desmarionnettes disloquées, ces personnages n'ayant pas de réalité ».

On ne saurait être plus clair pour marquer qu'icic'est le langage qui joue les hommes, et non plus les hommes qui pilotent le langage.Ce règne autonome du langage, qui aboutit à la destruction des personnalités par les mots, et même à ladestruction des mots par eux-mêmes, le titre de la pièce même, La Cantatrice chauve, le proclame.

On le sait, il nefait référence pas même à un personnage, mais à un seul et unique échange de répliques de la pièce, scène XI : LE POMPIERA propos, et la cantatrice chauve ?Silence général.

gêne MME SMITHElle se coiffe toujours de la même façon ! C'est dire que ce titre, contrairement à ceux des pièces classiques, qui évoquent le personnage central ou le thèmede l'action,primo, ne fait référence qu'à un détail qui n'est ni central ni important, mais aussi dépourvu de sens que tous lesautres, aussi fugace et arbitraire que tout le reste ; secundo, renvoie à une réplique exemplairement vide de toutsens, car non seulement elle ne tient son existence que du seul fait d'être mentionnée en passant, mais en plus encessant d'exister de façon sensée dès l'instant où on en parle.Ce titre joue sur le même effet que cette phrase de l'humoriste Lichtenberg, célèbre surtout pour avoir inventé le «couteau sans lame auquel il manque le manche », ce qui est en effet une invention, ou une découverte : ladécouverte qu'on peut créer une phrase qui existe bel et bien par elle-même, comme un objet, au fur et à mesurequ'elle énonce l'inexistence de l'objet dont elle parle — qui se construit par la destruction de son contenu.Toute la pièce ne parle d'un bout à l'autre que de ce qui cesse d'exister au moment où c'est dit, et parce que c'estdit : les actes, dès qu'ils deviennent des mots, les opinions, dès qu'elles sont formulées, l'échange, dès qu'il passepar les mots.« La cantatrice chauve », c'est « ce qui cesse d'avoir une importance, un sens, et même une existence dès qu'onen parle ».

Il y a donc une grande logique dans le choix du titre : c'est le titre logique de la pièce sur l'absurde dulangage (mais ce n'est pas le titre d'une pièce sur l'absurde du destin humain), et exactement sur le pouvoirconstructeur du pouvoir destructeur du langage.

Et c'est effectivement là le sujet central de lapièce, et la question qu'elle souhaite soulever et développer.Et elle traite de l'effet que ce mécanisme peut avoir sur les hommes ; mais on ne peut pas dire qu'elle décrit ce quesont les hommes : elle décrit, et c'est tout différent, ce qu'est le langage sans l'homme pour indiquer a contrario leseul but sensé qui est le sien, celui d'un outil contrôlé. Civilisation et état sauvageSoulignons-le, l'« état sauvage » du langage que recherche Ionesco est justement l'état qu'il atteint quand il n'y aplus dedans que des rites de « civilisés », c'est-à-dire des routines programmées sans initiative personnelle.

Il. »

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