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GIRARD (René)

Publié le 17/01/2019

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GIRARD (René), anthropologue français (Avignon 1923). Dans ses études littéraires {Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961 ; Proust, a collection of critical essays, 1962 ; Dostoïevski, du double à l'unité, 1963 ; Critique dans un souterrain, 1976) et ses essais d'anthropologie {la Violence et le Sacré, 1972 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1978 ; le Bouc émissaire, 1982), il a renouvelé la théorie de la mimêsis esthétique à travers une démarche qui définit une théorie générale du désir ainsi qu'une typologie et une morphogenèse littéraires. Cette démarche subsistue à l'idée d'une transparence conceptuelle de la pensée, suivant laquelle tout livre finirait dans la philosophie, la thèse que l'effort pour toucher à l'autre et pour rencontrer le monde est soumis à une médiation, qui est à la fois une aide et un obstacle. Cette médiation a elle-même une histoire qui explique les incertitudes de la société contemporaine et les impasses de la création littéraire. Comme l'indique la Violence et le Sacré, l'ensemble de cette philosophie et de cette esthétique est une quête des origines, entendues non pas chronologiquement, mais comme les conditions de constitution d'une vie sociale — dont la littérature répète, dans une ignorance plus ou moins grande, les

 

données. Ainsi tous les artifices littéraires contemporains diraient la même chose que les grandes œuvres spéculâmes médiévales ou que la Divine Comédie de Dante : entreprendre le relevé du réel par la lettre, c'est vouloir saisir l'Être et constater que le sens et l'Être font défaut, dans la duplicité de tout langage et l'inadéquation interne qu'il atteste. Cette inadéquation a, elle aussi, une histoire, lisible particulièrement dans le roman (du Don Quichotte de Cervantès à la Chute de Camus) et dans la tragédie. La typologie des genres que propose René Girard se lit à partir de constats à la fois philosophiques, ethnologiques et sociologiques. Socio-logiques : l'égalité qui caractérise les sociétés modernes est, en elle-même, un principe d'effacement des différences, des identités ; ethnologiques : l'interprétation du jeu de la différenciation et de son abolition renvoie à la constitution de la vie sociale ; philosophiques : cette constitution apparaît inséparable de la notation du procès d'individuation — l'homme naît véritablement à lui-même lorsqu'il cesse de se voir en l'Autre dans un jeu de double. Ces constats dessinent à travers l'œuvre de Girard une manière de cercle : le moderne revient à la dé-différenciation première, et la succession des genres dominants de la tragédie au roman ne fait que répéter ce cercle ; les deux genres marquent un oubli des conditions optimales de la différenciation, en même temps qu'ils reprennent, de façon inégale, les symboles et les pratiques culturels qui assurent cette différenciation, c'est-à-dire l'ordre contre l'indétermination de la violence, la violence ritualisée contre la violence de l'indétermination, puisque la violence ritualisée relève directement d'un partage symbolique du même et de l'autre, et suscite un désir sans rivalité — violence qui se montre et s'apaise par le sacrifice de la victime émissaire (perçue ainsi comme la cause et de l'apparition de la crise et de sa résolution). Dans tous les cas, tragédie et roman enregistrent, ainsi que la plupart des comportements culturels, la perte de la fonction et de la propriété du rite sacrificiel et l'effacement du sens du sacré, qui rend incompréhensible la fonction sociale de la religion. Toute littérature, depuis le Livre de Job, à la lumière duquel Girard redéfinit le fonctionnement de T univers totalitaire {la Route antique des hommes pervers, 1985), la tragédie grecque et jusqu'aux romans de Proust et de Camus, suggère une dégradation symbolique de l'homme, qui doit être liée à l'importance croissante de la justice étatique et à l'affaiblissement de la figure du père — figure qui originairement excluait la rivalité. L'écriture n'est donc que le cauchemar et l'impensé de l'homme livré à la dé-différenciation ; elle reste d'autant plus vaine qu'elle ne peut avoir, par elle-même, les moyens de redessiner les conditions d'une reconnaissance du sacré.

 

La tragédie est issue du rite sacrificiel ; elle est encore distance prise face à ce rite. Elle le désymbolise et l'assimile à l'anecdotique — à preuve, Aristote, qui identifie la tragédie à la représentation d'une action. Elle est encore ce qui prend la place du rite, lorsque celui-ci est en déclin. Elle présente donc, dans un jeu d'ambiguïtés, le constat de l'effacement des différences et rappelle l'importance de la victime émissaire, qui n'a plus cependant de fonction culturelle efficace : ainsi, dans les Bacchantes d'Euripide, le divin est confondu avec la violence qui impose la série des masques et des correspondances entre animalité et humanité, c'est-à-dire des doubles monstrueux, expressions du défaut de régulation hiérarchique entre l'humain et le divin, entre l'humain et le naturel, entre le naturel et le divin. L'Œdipe Roi de Sophocle permet de lire exactement la signification de l'équilibre tragique. La tragédie correspond historiquement au passage d'un ordre religieux archaïque à un ordre étatique judiciaire — sur ce point, René Girard retrouve les analyses de Jean-Pierre Vemant. Ce passage est inséparable d'une crise sacrificielle, d'un glissement de la différenciation à la dé-différenciation. La tragédie unit précisément l'une et l'autre, en alliant jeu de doubles et de symétries, et reprise du symbole de la victime émissaire. Œdipe,

 

Créon, Tirésias sont les doubles les uns des autres, jumeaux de la violence qui indifférencié, jusqu'à ce qu'Œdipe devienne le double de chacun et retourne contre lui la chasse au bouc émissaire qu'il a inaugurée. Œdipe Roi ne se confond donc pas avec la thématique de l'innocent-coupable, ni avec une symbolique familiale qui justifierait l'interprétation freudienne : confusion, en un seul homme, des rôles de fils, de père, de mari, et identification de ces rôles à la personne du roi ne sont que les signes de la dé-différenciation et des monstruosités qui la manifestent. Le sacrifice d'Œdipe marque l'effacement de ces ambiguïtés, premières et répétées par la tragédie. Le thème familial est particulièrement pertinent : c'est dans la famille même que la différenciation est à la fois la plus nécessaire et la plus menacée. La dualité de la tragédie, lisible dans les interprétations opposées de Platon (le poète tragique est au plus proche du désordre et donc dangereux pour la cité) et d'Aristote (la tragédie, comme le montre son pouvoir cathartique, participe de l'ordre de la cité), enseigne que le genre approche la réalité de la violence collective première et la masque, au lieu que le rite apporte une solution symbolique.

 

Il y a violence parce que, dans la dé-différenciation, les hommes désirent les mêmes choses et se voient mutuellement comme leur propre même : la rivalité est générale ainsi que la ressemblance ; le désir se calque sur le désir de l'autre. Le roman constate une dé-différenciation identique. Rivalité et ressemblance entraînent que, dans l'ordre du récit, tout désir soit présenté comme médiatisé : par une médiation externe (l'exemple parfait en est donné par le Don Quichotte, où les objets de son désir sont désignés au héros par Amadis de Gaule, médiateur littéraire et, donc, imaginaire, qui ne peut être un rival) ou par une médiation interne, où le médiateur peut être le rival (l'homme du souterrain de Dostoïevski, le snob prous-tien). Le roman expose, suivant des degrés divers, le jeu de la rivalité/média-tion, et dessine ainsi une perspective axiologique : le médiateur externe est inaccessible et, s'il suscite une forme d'échec, comme le montre le Don Quichotte, il définit cependant des principes d'action ; le médiateur interne caractérise un univers où la dé-différenciation devient obsessionnelle, où il n'y a plus aucune distance entre le sujet et son modèle-rival et où, en conséquence, prévalent l'asservissement, l'humiliation ; l'effort pour atteindre à une différenciation est vain : d'ailleurs plus le modèle déçoit le sujet, plus le sujet s'abaisse pour garder une distance qu'il sent confusément abolie. Le roman conteste ainsi, par le jeu des médiations, sa donnée fondatrice : l'individualité. Il propose cependant une solution à la crise de la médiation et de l'égalité : la réconciliation sans rivalité. Le dénouement des grandes œuvres romanesques (qui sont ainsi non seulement des reflets mais des « révélateurs » d'une société et d'une culture et qui apparaissent au terme de la difficile conquête de la lucidité : qu'on mesure le chemin que parcourent Dostoïevski de Crime et Châtiment aux Frères Karamazov, ou Camus de l'Étranger à la Chute} ne se sépare pas, selon Girard, d'une notation directement ou indirectement religieuse, qui dessine cet effacement de la médiation et rend les individus à une fraternité et à une autonomie proprement divines (ainsi du christianisme de Dostoïevski). Il y a encore là retour au sacré, hors de la figure du bouc émissaire, dans l'effacement de tout désir triangulaire et dans le constat d'une participation au Tout. C'est, de fait, définir la fonction de l'œuvre esthétique dans les sociétés modernes : exposer le conflit anarchique de toutes les différences, qui conduit à leur disparition, montrer en quel lieu social ce conflit prévaut, et faire lire la crise d'identité comme un mode de la crise sacrificielle.

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