La Vie de Marianne
Publié le 12/04/2013
Extrait du document
Marianne raconte à une amie les épisodes de sa vie mouvementée. Sa naissance illustre mais mystérieuse et sa beauté l'ont plongée dans de multiples épreuves.
La publication du roman s'étale sur dix ans (1731-1741) et fut entrecoupée par celle du Paysan parvenu. Les lecteurs contemporains n'ont donc pas lu ces aventures d'un trait.
«
Selon un procédé
courant au XVIIIe siècle ,
l
'auteur annonce en
préface avoir trouvé
le manu scrit dans une
mai son
qu'il aurait
achetée.
Il prévient
a in si, de manière
illu soire bien sûr , le s
accusations de
« romanesque »,
de fiction futile qui s'attachaient au genre
du roman
au
XVIII < siècle.
« Lui-même prit une de
ses mains qu'il prenait dans les siennes, je la
lui ôtai sur le champ.»
EXTRAITS
Marianne relate l'accident qui la laissa
sans famille et sans identité
Il y a quin ze ans que je ne savais pas en
core si le sang
d'où je sortais était noble ou
non,
sij' étais bâtarde ou légitime.
Ce début
paraît annoncer un roman : ce n'en est
pourtant pas un que je raconte ; je dis la vé-
.
rité comme
je l'ai apprise de ceux qui m'ont
élevée.
Un carrosse de voiture qui allait à Bordeaux
fut, dans la route, attaqué
par des voleurs ;
deux hommes qui étaient dedans voulurent
faire résistance, et blessèrent d'abord un des
voleurs ;
mais ils furent tués avec trois
autres personnes : il en coûta aussi la vie
au cocher et au pos
tillon, et il ne restait
plus dans la voiture
qu'un chanoine de
Sens et moi, qui pa
raissais n'avoir tout
au plus que
deux ou
trois ans.
Marianne
a rencontré
M.
de Valville ;
elle est troublée
De mon côté, je par
lai
aux autres, et ne
lui dis rien non plus :
je n'osais même le re
garder, ce qui faisait
que
j'en mourais
d'envie : aussi le re
gardai-je, toujours en
n'osant, et
je ne sais
ce que
mes yeux lui
dirent ; mais les siens
me firent une réponse si tendre
qu'il fallait
que les miens
l'eussent méritée.
Cela me
fit rougir, et me remua le cœur à un point
qu 'à peine m'aperçus-je de ce · que je
devenais.
Je
n'ai de ma vie été si agitée.
Je ne saurais
vous définir ce que
je sentais.
C'était un mélange de trouble, de plaisir et
de
peur; oui, de peur , car une jeune fille qui
est là-dessus à son apprentissage ne sait
point où tout cela
la mène : ce sont des mou
vements inconnus qui l'enveloppent, qui dis
posent d'elle, qu'elle ne possède point, qui
la possèdent ;
et la nouveauté de cet état
l'alarme.
Il est vrai qu'elle y trouve du plai
sir ; mais c'est un plaisir fait comme un dan
ger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a
quelque chose qui
la menace , qui l'étourdit ,
et qui prend déjà sur elle.
Le vieux dévot, soupirant de Marianne,
lève
le masque sur ses intentions
-Vous avez très sagement fait de ne me pas
connaître, me dit-il.
-
C'est qu'il m'a paru
que vous
le souhaitiez ainsi, répondis-je ; et
à propos de cela, Monsieur ,
d'où vient que
vous êtes bien aise que
je ne vous aie point
nommé, et que vous
avez fait semblant de ne
m'avoir jamais vue ?
-C'est, me répondit-il
d'un air insinuant et
doux, qu'il vaut mieux,
et pour vous et pour
moi , qu'on ignore les
liaisons que nous avons
ensemble, qui dureront
plus d'un jour, et sur
lesquelles il n'est pas
nécessaire qu'on glose,
ma chère fille ; vous
êtes si aimable ,
qu'on
ne manquerait pas de
croire que
je vous aime.
« Valville ...
trouva mon
homme à genoux
devant moi, tenant ina
main qu'il baisait.»
NOTES DE L'ÉDITEUR
« ( ...
) la Marianne du présent a pour la
Marianne du passé le regard
d'un auteur pour
un personnage dont il connaît la destinée et
qui lui est
à demi étranger ; narratrice d'elle
même, mais d'une elle-même éloignée, elle
intervient constamment dans son récit,
comme le faisait l'auteur de
Pharsamon ;
elle se commente et se juge comme il
commentait et jugeait ses héros ; elle
se
regarde en spectatrice, comme le faisait le narrateur
des Lettres contenant une aventure.
(
...
)Marivaux s'arrête avec prédilection à ces
moments où l'être, dupe de la comédie que
lui joue son cœur, la démasque et rétablit la
vérité camouflée.
(
...
) Le roman de
Marivaux est construit sur ce décalage
d'un
temps de l'expérience et d'un temps de la
narration,
d'un temps de la spontanéité
obscure et
d'un temps de la réflexion
spectatrice .
»Jean Rous set, Forme et
signification,
Corti, 1962.
«Bien loin d'être un personnage soumis au
hasard de ses impressions , déconcerté par ce
qu 'il éprouve, Marianne est guidée dans la
vie par l'idée qu'elle a d'elle-même, ce
qu 'elle appelle son orgueil ou sa vanité.
Son
histoire est celle de ses résistances aux
agressions, aux humiliations, aux troubles,
à
la passion, et de son effort pour imposer le
respect de sa personne et devenir un être
autonome.
» Coulet, Le Roman jusqu'à la
Ré volution, Colin.
1 Lauro s -Giraudon 2, 3 , 4 , 5 gravure s de Schley , 1735-1745 , L a Haye / Sipa-Jcono MARIVAUX02.
»
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