Noyers DE L'ALTENBURG (les)
Publié le 11/03/2019
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Noyers DE L'ALTENBURG (les), roman d'André Malraux (1948). Publié initialement en Suisse pendant la guerre (1943), il constitue une étape intermédiaire entre les textes proprement romanesques de Malraux, ses essais sur l'art et ses écrits autobiographiques des années 1960-1970. Le récit se situe sur plusieurs plans temporels et spatiaux. L'évocation du camp de Chartres, où le narrateur est prisonnier en 1940, puis celle d'une attaque de blindés menée peu auparavant, encadrent trois épisodes qui prennent place en 1914-15 et sont centrés sur le père du narrateur, Vincent Berger. Ces divers moments se rejoignent en ce qu'ils renvoient à une interrogation ontologique, d'ailleurs essentielle pour l'œuvre de Malraux : y a-t-il une unité humaine ? un homme ou des hommes ? Au colloque de l'Alten-burg, l'ethnologue Môllberg nie l'existence d'une « donnée permanente » qui permette de fonder la notion d'homme ; les cultures, pour lui, sont foncièrement discontinues et hétérogènes. Contre cette idée d'une pluralité irréductible, la possibilité d'une permanence est illustrée par des conversations sur la nature de l'art, et surtout par les scènes du camp et du sauvetage des gazés, où le narrateur et son père rencontrent l'« humanité fondamentale » : un homme « étemel » dans ses émotions élémentaires, de même que dans sa charité et sa fraternité face au mal et à la mort — c'est-à-dire, élément clé de la thématique malru-cienne, dans son combat face à cet extérieur de lui-même que constitue le « destin ».
«
4MNl•I Les Noyers de I' Altenburg
Ill, 111, La Pléiade (Gallimard), pp.
736-737.
Sur l,e front polonais, l,e 12 juin 1915, l'armée alù:mande utilise pour la première fois des
gaz de combat.
Épouvantés par l'atrocité des effets de ces gaz sur ù:s corps de ù:urs ennemis
russes,
les soldats allemands décident de porter secours aux survivants.
Le père du narra
teur assiste
à la scène.
L'Esprit du Mal ici était plus fort encore que la mort, si fort, qu'il fallait trou
ver
un Russe qui ne fût pas tué, n'importe lequel, le mettre sur ses épaules,
et le sauver.
Cinq ou six étaient épars dans les buissons, au-dessous d'une capote accro-
.5 chée par le col, et qui oscillait sur ce délire comme un pendu; mon père se
jeta sous le premier, s'arc-bouta dans les ronces molles et se releva avec lui.
Il
tenait des poings semblables à des nœuds.
L'homme s'était débattu dans
les tournesols et le bracelet d'un de leurs fruits énormes et plats, décomposé
par le gaz et troué d'un coup comme un gâteau, bringuebalait à son bras.
10 Mon père, paupières serrées, tout son corps collé à ce cadavre fraternel qui
le protégeait comme un bouclier contre tout ce qu'il fuyait, marmonnait
sans arrêt: «Vite, vite"• sans savoir ce qu'il voulait dire par là, et n'avait
même plus conscience de marcher.
Dès
que la lumière l'envahit malgré ses paupières collées, il ouvrit les yeux,
15 et tout le haut du versant russe lui apparut: il était revenu à la clairière.
Ces
longs
boqueteaux à flanc de colline, rongés et noircis par un automne défi
nitif, tués
par une force sans retour comme celle de la Création, n'étaient
plus rien en face d'un seul visage gazé: sur ces étendues frappées d'un châ
timent biblique, mon père ne voyait plus que la mort des hommes.
Et pour-
20 tant -ses yeux peu à peu s'accoutumaient au soleil - il sentait le flamboie
ment mort s'animer d'une vie secrète, frémir comme frémit la brousse de la
convergence de ses bêtes vers les points d'eau.
Il distingua au loin des points
blancs de chemises, petits, nombreux, par ligne presque parallèles; de
chaque promontoire de forêt, les porteurs, leurs lignes coupées et recoupées
25 par une confuse fourmilière de fuyards, descendaient lourdement dans le
vent jusqu'à la clairière dont leur passage ne rompait pas le silence.
Ce que
faisaient ces hommes, mon père le savait maintenant: non de sa pensée, mais
du corps sous lequel il s'enfonçait jusqu'à mi-jambe ...
Sur tout le versant
sombre il sentait s'étendre leurs lignes allongées, dans les friches ou enfouies
30 dans les bois, poussées par la même fatalité solennelle que les nuages dans la
haute montagne; et, depuis l'orée proche d'où de nouveaux porteurs sur
gissaient
inépuisablement, elles lui semblaient se déployer, à travers les
arbres noirs jusqu'à la Vistule et jusqu'à la Baltique.
Béant, délivré,
il regardait dégringoler vers les ambulances l'assaut de la pitié.
264.
»
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