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Le tunnel sous la Manche

Publié le 29/09/2011

Extrait du document

6 mai 1994 - " FOG in the Channel : continent cut off " : c'est fini, on ne pourra plus, de ce côté-ci de la Manche, avoir recours à cette vieille plaisanterie. Fin du " splendide isolement " : ce bras de mer qui, entre autres envahisseurs, a tenu en échec Napoléon et Hitler, va pouvoir être franchi en trente-cinq minutes. " A nous la rage et autres pestes européennes "... Les sentiments des Britanniques à l'égard du tunnel sous la Manche sont ambivalents : à la fois empreints d'autodérision et de vraies hantises. Car même les esprits modernes et résolument européens ne peuvent gommer complètement cette idée simple, qui a fortifié depuis des siècles le tempérament national : si la Grande-Bretagne fut glorieuse, forte, et épargnée par l'opprobre de l'occupation étrangère, elle le doit à son insularité. Ce tunnel ne va-t-il pas être le " cheval de Troie " de la perte de l'identité nationale ? Certes, la reine Victoria était favorable à un tel projet, mais on dit que c'était surtout en raison de son mal de mer... Et son mari, le prince Albert, qui s'en fit l'écho, s'attira, en 1856, cette remarque cinglante du premier ministre Palmerston : " Quoi ! Vous prétendez nous faire contribuer à une opération dont le but serait de raccourcir une distance que déjà nous trouvons trop courte ! " " Une montgolfière suffirait à nous effrayer " Pendant près de soixante-dix ans, les militaires britanniques mirent leur veto - pour raisons de " sécurité " - à la réalisation de l'ouvrage, cette interdiction n'étant levée qu'en 1955. Ce martèlement des esprits a laissé des traces dans la mentalité collective. Bien sûr, chacun s'accorde à reconnaître la prouesse technique. Et les plus optimistes tentent de se rassurer : un jour, peut-être, le tunnel sera salué comme une preuve du génie humain, au même titre que le phare d'Alexandrie, les pyramides de Guizeh ou la Grande Muraille de Chine... En attendant, bon nombre de Britanniques restent méfiants, et succombent par avance à la nostalgie des " good old days " sans tunnel. A preuve, cet éditorial récent, faussement humoristique, du Daily Telegraph : " Beaucoup de gens préféreront traverser par ferry pour sentir la brise salée sur leurs joues et voir le ciel, comme nos ancêtres marins. Cela n'a rien à voir avec la peur. Mais que restera-t-il du sens de l'aventure, de " l'étranger " ? Au lieu de regarder les blanches falaises de Douvres grossir de façon magique, nous nous fraierons notre chemin à travers leurs entrailles. " Pis : faute de voir la blancheur de ces falaises, à quoi bon, désormais, parler d' " Albion " ! (1) Sans que l'on puisse s'étonner d'un tel manque d'enthousiasme : comment applaudir un projet qui consacre physiquement l'ancrage de la Grande-Bretagne au continent (d'où, historiquement, tous les malheurs sont venus), lorsque, depuis quinze ans, le parti conservateur au pouvoir (à l'exception notable du gouvernement d'Edouard Heath), n'a cessé de manifester publiquement sa méfiance envers les débordements des institutions européennes, soupçonnées de vouloir brader la souveraineté du Royaume-Uni ? Au vrai, le gouvernement de John Major n'a même pas essayé de " vendre " le tunnel auprès de l'opinion publique. Les ministres évitent le sujet, comme s'ils craignaient de réveiller des polémiques dangereuses, comme celle du traité de Maastricht. Paradoxalement, c'est Enoch Powell, ce pourfendeur patenté des dangers de l'immigration, qui s'est fait l'avocat le plus convaincant du projet au nom du sacro-saint principe du libre-échange : " Tout ce qui peut faciliter la circulation des personnes, des biens et des services, à l'intérieur d'un même pays ou entre pays différents, est susceptible d'être bénéfique. " Et il ajoutait : " Si nous n'avons pas confiance en nous-mêmes, une montgolfière suffirait à nous effrayer. " La presse populaire, bien entendu, a entretenu ces vieilles peurs nationales, rappelant à ses lecteurs les risques du terrorisme, des accidents et de la rage. Mais cette campagne, aujourd'hui, a fait long feu, bien que l'on ne puisse exclure un regain d'activité à l'occasion de l'ouverture commerciale. Deux événements ont joué en sens contraire : les 135 passagers qui ont péri lors du naufrage - par beau temps - du ferry Herald-of-Free-Enterprise, à la sortie du port de Zeebrugge, en mars 1987, ont convaincu les Britanniques que cette idée de tunnel n'était pas si dangereuse. Las ! l'accident du métro de Londres, en décembre de la même année, les a " retournés ", vers le transport de surface. Eurotunnel a beaucoup insisté sur les progrès accomplis, en France, dans la lutte contre la rage : dans le dernier bulletin de la société, on apprend que le nombre de cas a baissé de 80 % l'année dernière (1 285 en 1992 contre 261 en 1993). Il n'empêche : ce tunnel n'est pas celui des Anglais, " It's Eurotunnel. " Ce n'est pas tant le fait que les tarifs seront pratiquement aussi élevés que par bateau, ni que la traversée ne pourra être consacrée aux emplettes dans les boutiques hors taxes (Ah ! ces caddies croulant sous les canettes de bière !), mais le fait que l'ouvrage représente le symbole (heureusement immergé) d'une " national disgrâce " immortalisée par le président François Mitterrand : le TGV roulera à grande vitesse en France et " sortira du tunnel à toute petite allure pour visiter la belle campagne du Kent ". Dépression nationale Cette différence de vitesse, chacun le mesure, est la sanction de la politique des gouvernements conservateurs successifs, la rançon de leur propension un tantinet doctrinaire à appliquer une politique de privatisation systématique et à refuser de dépenser l'argent public pour des projets d'intérêt... public. The Times suggérait un moyen d'en sortir : " S'il n'y a pas d'autre moyen de sauver la " face " nationale, pourquoi ne pas simplement prendre le parti de la nostalgie en faisant remorquer les " Eurostar " vers Londres par nos belles locomotives à vapeur sauvées de la ferraille ? " Heureusement, ces errements de la politique gouvernementale n'empêchent pas les Britanniques de faire preuve de leur pragmatisme naturel : en témoigne leur frénésie, ces derniers mois, à acheter des résidences sur le littoral français, bien sûr. Il reste qu'avec les oiseaux de mauvais augure, les financiers de la City envisagent l'hypothèse - après tout pas si folle que cela - que le " plus grand péage du monde ", se transforme en " plus grande faillite privée du siècle ". Le tunnel sous la Manche est donc, potentiellement, source d'une sorte de dépression nationale. Mais il pourrait aussi favoriser une auto-analyse collective, de celles dont les " psy " disent qu'elles permettent de progresser, de renaître. Et de répondre enfin à cette éternelle question : " Etre ou ne pas être insulaires ? " LAURENT ZECCHINI Le Monde du 7 mai 1994

« complexe à entretenir.

L:architecture finalement retenue fut un triple tunnel.

Un pour chacune des deux voies ferroviaires (circulation nord-sud et sud-nord), et un troisième tunnel de service, entre les deux principaux, pour l'accès et l'entre­ tien.

Chaque tunnel principal est un boyau mesu­ rant 7,6 rn de diamètre, celui du tunnel de ser­ vice étant pour sa part de 5,5 m.

Les travaux débutèrent le 1 e' décembre 1987, financés par un consortium de banques et de sociétés françaises et britanniques.

D' un côté , les ingénieurs anglais creusaient depuis leur côte sous la Manche vers le sud-est ; de l'autre, les Français creusaient en direction du nord-ouest.

Le raccordement entre les deux équipes eut lieu à mi-parcours le 1 " décembre 1991.

Cette construction, menée en un temps éclair, posa peu de véritables problèmes.

Le tun­ nel fut creusé 40 rn sous le fond de la mer, dans une couche de marne -une roche sédimentaire à mi-chemin entre le calcaire et l'argile.

Outre qu'elle est facile à creuser, la marne est imper­ méable.

Les tunneliers progressèrent rapidement dans cette matière meuble, parvenant à percer en moyenne 300 rn de tunnel par semaine, avec un record de 428 m.

Les couches sédimentaires se compliquaient néanmoins près de la côte fran­ çaise, où les tunneliers rencontrèrent une zone fissurée, saturée d'eau: les ingénieurs durent ralentir leurs travaux à cet endroit.

Quant aux mil­ lions de m ' de marne rejetés par les machines à percer, il a bien fallu en disposer.

Du côté anglais, le sédiment fut évacué par train et déchargé pour former une digue proté­ geant la falaise de Shakespeare sur près de deux kilomètres.

En France , les sédiments furent rejetés dans un lac artificiel à Fond Pignon , près de San­ gatte , où ils consolident un barrage.

Un avenir incertain Après les travaux de finition et l'installation des voies, le tunnel sous la Manche fut ouvert au tra­ fic ferroviaire le 14 novembre 1994.

Au bout de la première année d'exploitation, près de trois mil­ lions de voyageurs avaient emprunté le tunnel.

Les trains eux-mêmes sont construits sur le modèle du TGV, atteignant des vitesses de pointe de 300 km/h.

Ainsi, le trajet Paris-Londres ne prend que trois heures, dont seulement une tren- Les travaux .....

à l' entrée du tunnel sur la côte britannique , à Shakespeare Cliff, près de Douvres.

De son côté , l'équipe anglaise dut évacuer près de quatre millions de m3 de matériau déblayé .

......

Un ouvrier debout sur le plancher du tunnel donne une échelle de la gigantesque construction.

Le tunnel sous la Manche est constitué en fait de deux larges boyau x parallèles , séparés par un boyau de service plus étro it.

......

Vue aérienne des travaux à Sangatte , où le tunnel débouche en France .

La roche sédimentaire déblayée du long boyau est entreposée dans un lac voisin , où elle sert à consolider un barrage de retenue.

taine de minutes sous la Manche.

Outre le service passager , des trains transportant des voitures cir­ culent entre les deux.extrémités du tunnel.

D'un point de vue économique, l'avenir du tunnel n'est pas assuré.

D'importants prêts ban­ caires avaient été accordés à l'origine du projet , et les intérêts sont lourds à rembourser.

Les reve­ nus sont eux-mêmes décevants, car la société d'exploitation Eurotunnel a dû faire face à une intense guerre des prix déclenchée par les ser- ~ vices concurrents (avions et ferries) et les prix ~ des billets sont revus à la baisse -une aubaine ~ pour les voyageurs, mais pas pour la société d'ex­ § ploitation.

Les pouvoirs publics se sont portés au ~ secours d'Eurotunnel, mais leur aide ne sera pas ~ ffi éternelle.

Si d'ici à une dizaine d'années le bilan c3 n'est pas redressé, le grand projet de tunnel sous la ~ Manche pourrait bien faire banqueroute.

Comme .l Ce panneau curviligne de béton est tout a juste sorti de son moule.

Il sera ensuite transporté à l' intérieur du tunnel avant d'être fixé à la paroi pour la consolider et la rendre imperméable.

q~oi u~ grand succès technologique n'est pas nec~a1rement un succès économique.

Les par­ ticuliers français et britanniques, qui ont investi leurs économies dans le projet en achetant des actions, sont bien placés pour le savoir.

Il serait dommage qu 'après tant d'années de rêve et une telle réussite technique , le grand «serpent de mer>> du tunnel sous la Manche finisse par se mordre la queue.. »

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