VIENNE, FIN DE SIÈCLE
Publié le 05/02/2019
Extrait du document
Angoisse et morbidité
La société viennoise aime que les arts lui renvoient une image agréable d’elle-même, qui flatte son goût du plaisir et excite sans le heurter son sens esthétique. Mais, derrière la façade séduisante qu’offre cette société, des zones d’ombre apparaissent. Plusieurs observateurs attentifs, tantôt
Freud, inventeur de la psychanalyse, bouleverse la vision antérieure de l’homme. Il enrichit la connaissance de l’âme humaine en révélant l’existence de l’inconscient.
Il montre l'importance des rêves dans la vie psychique et celle de la sexualité dans la façon dont se construit la personnalité d’un individu.
inquiets, tantôt impitoyables, s’obstinent à dépasser les apparences. Un écrivain comme Arthur Schnitzler (1862-1931), qui, dans ses pièces (La ronde), ses nouvelles et ses romans (Mademoiselle Else), fait revivre la haute société viennoise, cherche à nous faire entrer dans les profondeurs de l’âme de ses personnages. Ces profondeurs sont toutes emplies d’angoisses, d’appétits où la sexualité domine. Dans une de ses nouvelles, Lieutenant Gustl (1900), Schnitzler fait le portrait d’un militaire obéissant au «code de l’honneur» (obligation de se battre en duel en cas de défi). Èn fait, l’homme est en proie à une folie suicidaire, ce qui se traduit par la manie de provoquer des adversaires en duel pour des raisons futiles.
Dans son premier roman, Les désarrois de l'élève Tôrless (1906), Robert Musil (1880-1942) nous décrit les arrière-plans inquiétants d’un lycée militaire dont l’organisation hiérarchisée masque en réalité un univers de violences: cruauté, masochisme et sadisme y définissent les liens entre les êtres. On est bien loin ici d’un univers d’opérette...
Les peintres multiplient eux aussi les images angoissantes et morbides. Leurs visions de l’amour n’ont rien de léger, rien de frivole. Disciples de Klimt, Egon Schiele (1890-1918) ou Oskar Koko-schka (1886-1980) sont beaucoup plus violents que leur maître. Schiele a le même goût que Klimt pour les nus féminins, mais les siens révèlent un érotisme agressif. Dépouillés de tout environnement décoratif, les corps sont fixés dans une ten-
«
Vienne,
fin de siècle
rigueur et lisibilité.
En parallèle, il fonde les Wiener
Werkstatten, des atelier s d'artistes -comparables à
ceux du mouvement Arts and Crafts -où artisans
et architectes fusionnent leurs savoirs dans un
nouvel art décoratif, qui devient emblématique de
l'Art nouveau.
Cette nouvelle tendance illustrée
par ses disciples Josef Hoffmann (1870-1956) et
Josef Olbrich (1867-1908) contamine au départ
les réalisations wagnériennes (Palais Stoclet,
Bruxelles, 1905-1911).
Puis l'�quilibre entre �truc
ture et revêtement (Caisse d'Epargne, 1904; Eglise
de Steinhof, 1908, toutes deux à Vienne) s'opère
au moment où l'essai, Ornement et crime (1908),
d'Adolf Loos (1870-1933) propose une nouvelle
complémentarité du décor et du support: le pre
mier devenant l'agent de lecture du second.
Angoisse et morbidité
La société viennoise aime que les arts lui ren
voient une image agréable d'elle-même, qui flatte
son goût du plaisir et excite sans le heurter son
sens esthétique.
Mais, derrière la façade séduisan
te qu'offre cette société, des zones d'ombre appa
raissent.
Plusieurs observateurs attentifs, tantôt
Freud, inventeur ......
de la psychanalyse,
bouleverse la vision
antérieure de l'homme.
Il enrichit la connaissance
de l'âme humaine
en révélant l'existence
de l'inconscient.
Il montre l'importance
des rêves dans la vie
psychique et
celle de la sexualité
dans la façon dont
se construit
la personnalité
d'un individu.
inquiets, tantôt impitoyables, s'obstinent à dépas
ser les apparences.
Un écrivain comme Arthur
Schnitzler (1862-1931), qui, dans ses pièces (La
ronde), ses nouvelles et ses romans (Mademoiselle
Else), fait revivre la haute société viennoise,
cherche à nous faire entrer dans les profondeurs -
de l'âme de ses personnages.
Ces profondeurs
sont toutes emplies d'angoisses, d'appétits où la
sexualité domine.
Dans une de ses nouvelles,
Lieutenant Gustl (1900), Schnitzler fait le portrait
d'un militaire obéissant au "code de l'honneur»
(obligation de se battre en duel en cas de défi).
En fait, l'homme est en proie à une folie suicidai
re, ce qui se traduit par la manie de provoquer
des adversaires en duel pour des raisons futiles.
Dans son premier roman, Les désarrois de l'élè
ve Torless (1906), Robert Musil (1880-1942) nous
décrit les arri ère-plans inquiétants d'un lycée
militaire dont l'organisation hiérarchisée masque
en réalité un univers de violences: cruauté,
masochisme et sadisme y définissent les liens
entre les êtres.
On est bien loin ici d'un univers
d'opérette ...
Les peintres multiplient eux aussi les images
angoissantes et morbides.
Leurs visions de l'amour
n'ont rien de léger, rien de frivole.
Disciples de
Klimt, Egon Schiele (1890-1918) ou Oskar Koko
schka (1886-1980) sont beaucoup plus violents
que leur maître.
Schiele a le même goût que Klimt
pour les nus féminins, mais les siens révèlent un
érotisme agressif.
Dépouillés de tout environne
ment décoratif, les corps sont fixés dans une ten-i La vie intellectuelle a viennoise s'est
développée autant
sous les kiosques
à musique des jardins
du Prater qu'à l'ombre
des rayonnages de
la bibliothèque nationale
dans ce décor baroque,
si présent dans l'âme
autrichienne.
sion extrême: on sent qu'ils ont renoncé à toute
expression séduisante; ils font seulement voir l'an
goisse qui les étreint.
En littérature, on trouve des évocations semblables,
où l'érotisme est comme envahi par la peur et la fas
cination pour la mort.
I.:Elektra (1909) de Hugo von
Hofmannsthal (1874-1929), écrivain et poète vien
nois, est proche de la Judith peinte par Klimt à deux
reprises: héroïnes antiques, ce sont surtout des
femmes névrosées, minées par les frustrations et sub
mergées par des pulsions sanguinaires.
Derrière la nostalgie de la tradition et le goût
des plaisirs frivoles qui caractérisent l'esprit vien
nois se profilent ainsi de dangereux penchants,
dominés par l'envahissement du souvenir, la peur
panique de vivre, d'affronter le réel, et la fascina
tion de la mort.
Des langages neufs
Au moment même où Arthur Schnitzler s'occupe
de scruter les âmes, un médecin de Vienne, Sig
mund Freud (1856-1939), fait des découvertes
ra dicalement nouvelles sur le psychisme
humain.
Freud lui-même a reconnu la proximité
entre leurs deux approches.
Les patients qu'il soigne sont atteints de
névroses.
Il a d'abord pratiqué une thérapie tradi
tionnelle, fondée sur l'hypnose.
Puis il expérimen
te une nouvelle méthode, fondée sur la parole.
Le
patient s'exprime devant son médecin par des
associations libres qui lui font retrouver, enfoui (refoulé)
dans sa mémoire, un traumatisme
ancien.
En revivant par le verbe ce souvenir trau
matisant situé à l'origine des troubles psychiques,
le malade a la possibilité de guérir.
D'une certaine
manière, on peut dire que Freud s'est opposé à
Vienne: la ville souffre à l'époque d'un attache
ment excessif et morbide à ses souvenirs, ce qui
l'empêche de vivre pleinement la réalité présente,
exactement comme un malade dominé par sa
névrose.
L'importance des travaux de Freud n'est
pas reconnue immédiatement.
L'homme dérange
car il parle emploie un langage trop neuf.
Il connaît un sort semblable à un autre nova
teur radical, Arnold Schonberg (1874-1951).
Ce
compositeur , ami de Gustav Mahler, commence
par écrire des partitions d'un romantisme tardif
comme les Gurrelieder (1901), puis il rompt pro
gressivement avec la tradition.
Il abandonne l'usa
ge de la tonalité au profit d'un langage musical
révolutionnaire, qui repose sur l'utilisation d'une
gamme combinant douze sons.
Erwartung (1909),
œuvre au contenu ouvertement inspiré par la psy
chanalyse, illustre bien cette nouvelle écriture.
Schonberg invente ce qu'on appelle la musique
sérielle ou dodécaphonique (dodéca=douze).
Alban Berg et Anton Webern, ses élèves, vont
poursuivre ses recherches, qui bouleversent dura
blement la musique savante du xx• siècle.
Crépuscule
Trop accaparée par des plaisirs superficiels, Vienne
vit un douloureux retour à la réalité.
En 1918, l'Au
triche est dans le camp des vaincus.
La société
viennoise est confrontée à l'effondrement des
Habsbourg et au démembrement de leur empire,
que l'on avait voulu croire éternel.
Prises dans les tumultes de l'entre-deux-guerres,
·.
__ nne et l'Autriche cèdent aux démons venus de
l'Allemagne hitlérienne voisine et voient déferler la
vague du nazisme.
Au moment de l'annexion du
pays par l'Allemagne en 1938, une grande partie
des artistes et des intellectuels ainsi que l'intelligent
sia juive, qui a fait la renommée de la ville, a quitté
défin\tivement Vienne.
Schonberg a ainsi émigré
aux Etats-Unis dès 1933.
Freud s'est réfugié à
Londres.
L'Autriche est devenue un petit pays, avec
une capitale dont l'hypertrophie rappelle la gran
deur passée..
»
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