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AGRIPPA D'AUBIGNÉ

Publié le 02/09/2013

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1552 -1630

C'EST étrangement amoindrir la place de l'oeuvre d'Agrippa d'Aubigné dans nos lettres que d'y voir seulement le réquisitoire d'un partisan de génie, la vitupération éclatante et un peu mono¬tone d'un poète fanatique, politique et moraliste. Par l'oscillation qui porte l'auteur des Tragiques des pires violences terrestres aux plus hautaines métaphores, par la vigueur des passions qui s'inscrivent sans gêne dans le cadre magnifiquement fleuri de la rhétorique, par la part que s'y donne l'auteur lui-même dans une oeuvre qu'il ne dédie pas à la gloire de héros lointains, mais lance sur ses ennemis comme une machine de guerre, par l'aisance avec laquelle l'auteur y enve¬loppe dans un même regard, dans un même souffle, tout le territoire de la condition humaine, depuis ses profondeurs de colère et de nuit jusqu'à son sommet théologal, les Tragiques sont plus que les Satires ou les Châtiments de Hugo, plus que le chef-d'oeuvre français de la poésie polémique, plus que l'épopée du protestantisme : l'ambition du dessin, le flamboiement mêlé de l'actuel et de l'éternel au contact d'une haine et d'un amour également incendiaires, et aussi les faiblesses de l'ensemble, les bavardages anecdotiques ou métaphysiques qui gâtent certaines parties, font de cette oeuvre d'hérétique ce qui, dans notre littérature, se rapproche le plus de la Divine Comédie.

Mais le principe féminin, introduit au coeur même de l'épopée religieuse de Dante où il apporte la grâce d'un visage et la clé des sanctuaires supérieurs de la méditation, est absent des Tragiques. Agrippa d'Aubigné, lui, ne lui a donné sa place que dans ses premiers recueils, le Printemps, l'Hécatombe à Diane, c'est-à-dire dans la peinture de ces amours farouches et malheu¬reuses qui a fait l'objet de ses admirables poèmes de jeunesse. Tout s'est passé comme si Agrippa d'Aubigné avait séparé rigoureusement, dans son esprit et dans son oeuvre, le profane et le sacré, de telle façon qu'aucun espoir en Dieu ne vînt apporter sa consolation dans ses fureurs de jeune amant délaissé, qu'aucun tendre visage ne vint mettre un peu de douceur et de lumière dans sa fureur de guerre sainte, dans ses imprécations de soldat intraitable, dans son combat forcené pour une cause vaincue... Ainsi, d'un côté comme de l'autre, Agrippa d'Aubigné sut réaliser autour de lui-même et dans son oeuvre le climat, le seul climat où lui-même et son oeuvre pouvaient trouver leur inspiration, leur respiration naturelles, le climat pour lequel il était né, le climat du tragique absolu.

« défi le plus audacieux, le plus absurde.

D'Aubigné ne se décide à soumettre son livre au public que lorsqu'il est pour ainsi dire certain d'avoir réuni autour de ce livre toutes les conditions de l'échec.

Publié à l'époque où il avait été écrit, il eût pu être, dans l'orage de la guerre, la foudre même.

Jeté dans la paix, dans le silence, dans la prospérité, dans l'oubli presque complet de tout ce qui avait été sa raison d'être, il n'est plus qu'une vieille et mauvaise bombe, qui n'éclate pas.

Les circonstances littéraires ne lui sont pas plus favorables que les circonstances politiques.

Dans le long passage d'un siècle à l'autre, la langue française a changé plus vite qu'en aucune autre période de son histoire.

Ce n'est plus l'autorité de Ronsard qui règne sur elle, c'est celle de Malherbe.

La langue et le style de d'Aubigné, comme sa passion et comme sa haine, se sont laissé distancer d'un demi-siècle.

Il est aussi démodé qu'il est possible à un écrivain de le devenir dans le court espace de sa vie.

Par ce qui y est dit, et par la manière dont cela est dit, les Tragiques ne sont plus au moment de la première édition que le radotage d'un vieux poète proscrit et aigri, archaïque et inactuel.

Qui pourrait y prêter attention, sinon quelques vieux compagnons d'armes, rancuniers et fidèles, demi-soldes des guerres de religion, occupés à vitupérer la vilenie du temps dans leurs gentilhommières désertes et à raconter à leurs paysans les glorieuses journées d'Arques et d'Ivry-la-Bataille.

Le cri le plus puissant et le plus pathétique de nos lettres n'est jeté vers les autres hommes qu'au moment où il est assuré de ne plus trouver d'écho.

Mais, par la revanche naturelle d'un génie qui portait la défaite inscrite au principe même de sa nature, puisqu'il était voué à faire entendre dans notre poésie, sous la forme la plus pure et la plus sauvage, la protestation de l'homme contre l'injustice et la corruption de l'homme, et plus encore peut-être la protestation de l'homme contre le dédain et l'abandon où toute protestation est laissée, la suprême défaite par laquelle Agrippa d'Aubigné a su couronner sa vie de vaincu est aussi celle qui lui assure une victoire plus durable.

Elle refuse aux Tragiques les faveurs de l'actualité pour les jeter dans un anachronisme immortel.

Elle a dès sa naissance donné à ce livre l'inopportunité du cri de toutes les victimes.

Les formidables paroles auxquelles les contem­ porains restent sourds traversent sans effort tous les murs, et si elles ne se répercutent pas, c'est qu'elles viennent jusqu'à nous.

Dans le matin glorieux d'une époque triomphale, lorsque achèvent de se perdre à l'horizon du siècle écoulé le tumulte hideux des massacres et la plainte des innocents égorgés, lorsque les gitons d'une cour corrompue sont devenus de vieux courtisans honorables, lorsqu'une nation tout entière, pratiquant l'oubli des discordes, et l'oubli des victimes, comme une chirurgie d'ailleurs nécessaire, marche allégrement vers une nouvelle étape, alors retentit l'appel le plus déplacé qui soit, l'appel qui rend une voix à tant de bouches ouvertes et muettes, que la terre a depuis longtemps fini de dissoudre.

Oubli, oubli.

Tout est oublié, disent les maisons neuves, les enfants florissants, les conversations exquises dans les cénacles précieux, les rumeurs de travail et de plaisir d'un monde qui jouit de sa jeunesse.

Rien n'est oublié, rien n'est jamais oublié, répond la voix que nul n'entend et qui pourtant roule vers nous, jusqu'à nous, comme le tonnerre.

L'agonie des suppliciés ne cesse pas jusqu'à la fin du monde: jusqu'à la fin du monde, l'accusation de l'homme ne cesse d'être criée contre ce monde même, qui ne se fatigue de condamner le pur et le juste à la défaite que pour leur donner des victoires où ils se corrompent.

L'œuvre d'Agrippa d'Aubigné a eu le privilège de recueillir et d'amplifier la protestation éternelle de l'homme contre l'horreur de sa condition et contre sa propre complicité dans cette horreur.

Ce qui lui permet de déborder de toutes parts sa fonction polémique pour en faire un des plus grands actes d'accusation métaphysique de la littérature, c'est que, dans les Stances et les Tragiques comme dans les imprécations aux dénouements de Shakespeare, l'indignation dépasse la corruption, les crimes, les douleurs qui en sont les objets immédiats pour mettre en question le monde où ces douleurs, ces crimes, cette corruption sont possibles.

THIERRY MAULNIER 135. »

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