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André Villiers, Jeux et sports, Encyclopédie de la Pléiade

Publié le 30/03/2011

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Le monde moderne ne dissimule pas ses monstres sacrés ; il en étale les privilèges. Paradoxalement, dans nos sociétés égalitaires, les foules s'enthousiasment aux faveurs exceptionnelles dont jouissent quelques bénéficiaires, le thermomètre de l'opinion désignant comme heureux gagnants la vedette, le champion, et le prince. La constatation s'accompagne souvent d'ironies : les monarques font bayer d'admiration les démocrates ; il n'est pas de réception de roi à Paris qui ne s'orne des ovations du peuple républicain. Les humbles s'émerveillent du luxe effréné des vedettes et copient leurs tics, alors que la verdeur populaire résume leur talent dans le tour de poitrine ou la chute des reins. Quand les nations parlent de privilèges abolis, d'égalité devant l'impôt, des mêmes droits pour tous, ces contradictions devraient être choquantes ; or elles amusent, même si la critique est quelquefois sous-jacente. On ne cache pas ces inégalités, on s'en sert. Pour de hautes raisons politiques, dit-on, quand il s'agit de rois, ou de finances quand l'industrie cinématographique ou bien le sport sont concernés ; ce qui n'explique pas du tout, même si la propagande l'utilise, l'engouement prodigieux du public pour ses vedettes de l'écran, du sport, et des cours. Roger Caillois a mis vigoureusement en évidence l'importance de la « délégation « qui permet à chacun de prendre sa part imaginaire dans ce festin des privilèges, d'être « par procuration « star, champion, ou roi. L'intérêt de la remarque est encore de souligner l'adaptation sociale, l'utilisation que, pour son équilibre, la société fait de ses diverses vedettes et de leurs simulacres1. Quels que soient, en effet, le régime, les efforts accomplis pour atténuer les inégalités, les gains inestimables réalisés pour élever la condition humaine, des hommes demeurent favorisés par la fortune, la réussite, la situation, le talent. La formule « à chacun selon son mérite «, dont on loue l'excellence, longtemps satisfaisante à tous les esprits quand elle légitimait l'instruction obligatoire, ouvrait les accès à la promotion du travail, irrite beaucoup de gens maintenant que tout le monde sait lire et écrire. Car il n'y a jamais qu'un premier. Le mérite, par lui-même, maintient hiérarchie et inégalités. Le talent n'est pas donné à tous. Même si la fortune couronne le plus méritant, les autres qui ont aussi travaillé, qui ont aussi des aptitudes, qui savent aussi conduire une auto, sont déçus. Des turbulences, des malaises, quand ce ne sont pas des exaspérations à la manière des blousons noirs, ont sans doute leur origine dans un sentiment de frustration né de cette situation. Beaucoup s'estiment lésés de ne pouvoir jouir des « à-côtés de la vie « réservés aux élus ; beaucoup d'autres n'y prétendent même pas, qui se savent trop humbles, trop loin du compte de toute manière. Mais tous, par un transfert d'impressions, entrent dans les simulacres des grands privilégiés qui assument cette responsabilité voyante. Par sympathie avec les idoles, ils éprouvent le sentiment illusoire mais agréable de savourer le succès, de jouir des privilèges. Le transfert est d'autant plus aisé quand nul obstacle sérieux ne paraît s'y opposer, quand on peut dire : « Pourquoi pas moi ? «, ce « moi « désignant le plus immédiatement ce que l'on est, et surtout la chère « guenille « 2, sans complication, comme nature l'a faite, qui n'attend que la chance. Le plus modeste, le plus ignoré, peut posséder une voix, une « présence «, des muscles, un beau corps, un don... On comprend pourquoi tant de laudateurs3 se refusent à reconnaître l'acteur dans la vedette : les mystères du « don «, de la « photogénie « peuvent échoir, sans qu'on la sache, en chacun de nous. C'est merveilleux, c'est facile à imaginer. En tout cas, rien n'interdit de penser que l'on possède ces qualités. L'identification, avec l'idole est plus aisée que s'il faut, en surplus, imaginer le conservatoire, l'étude des classiques, l'apprentissage des planches, les examens, les concours, tout ce qui est dur labeur des hommes, non fortune, des dieux ! La faveur espérée est celle de la baguette magique qui supprime frontières et obstacles, et prend comme l'on est. Il n'y a pas de « délégation « sans cette parenté familière entre soi et le double exceptionnel. André Villiers, Jeux et sports, Encyclopédie de la Pléiade (1967) pp. 667-669 1. « simulacres « : le mot désigne ici l'image ou la représentation que l'on se fait de...

2. « guenille « : allusion aux Femmes Savantes (Molière), où Chrysale répond à Philaminte : « Oui, mon corps est moi-même, et j'en veux prendre soin. Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère «. (acte II scène 7) 3. « laudateurs « : personnes qui font l'éloge de ... 1. Résumez le texte en 180 mots. Une marge de 10% en plus ou en moins est admise. Vous indiquerez la fin de votre résumé le nombre de mots employés. (8 points) 2. Expliquez le sens, dans le texte, des expressions suivantes : — « festin des privilèges « — « sentiment de frustration «. (2 points) 3. Quelle opinion personnelle vous faites-vous du rôle que jouent dans notre société « la vedette, le champion, et le prince « ? (10 points)

« Résumé L'opinion publique fait bon accueil aux célébrités privilégiées des domaines artistiques, sportifs et politiques.

Cetengouement peut sembler illogique et choquant dans un monde qui prône et réclame l'égalité.

En réalité, cesvedettes servent des buts politiques pour les princes, économiques pour les stars.

A un niveau individuel, l'hommequi s'intéresse à une star a l'impression de participer à une autre vie.

L'équilibre social s'appuie d'ailleurs sur cettevolonté de vivre par procuration.

En effet, malgré les nombreux progrès réalisés, l'égalité des chances est un leurre.Le mérite, le talent, la nature réintroduisent des différences.

Certains réagissent par la violence, la contestation ;d'autres par la résignation.

Tous cependant se consolent en vivant leur rêve à travers l'idole.

La star assured'autant mieux ce rôle de transfert que le public lui voue une admiration subjective.

Il admire magiquement les donsde l'artiste sans réfléchir aux réelles qualités qui l'ont placé là.

La magie abolit les frontières et permet uneassimilation directe entre l'individu et la star.

(179 mots) Vocabulaire Festin des privilèges. Le terme de privilège désigne un avantage accordé à un individu en dehors de la loi commune.

L'expression signifieici que les stars semblent mener des vies extraordinaires caractérisées par une abondance d'avantage, comparable àune suite de festivités — festin étant pris au sens figuré. Sentiment de frustration. Le terme est ici employé dans son sens psychologique, issu de la psychanalyse.

C'est l'impression pour un individud'être privé, lésé de quelque chose, ici de la vie extraordinaire que lui semblent mener les stars. Discussion Quelle opinion personnelle vous faites-vous du rôle que jouent dans notre société « la vedette, le champion et leprince » ? Notre société moderne a dans une certaine mesure éliminé de ses préoccupations la religion et la métaphysique.Cependant la dimension du sacré lui fait défaut.

Elle encensait autrefois les sorciers, les prêtres, les rois qu'elleconcevait comme des émanations directes de la divinité.

Notre monde voue aujourd'hui un culte aux loisirs, auxsports et à la politique.

Les axes et les figures importantes changent, mais les fonctions demeurent identiques.

Lavedette, le champion et le prince (que l'on entendra comme le leader politique en général) permettent le rêve,aident à oublier la vie quotidienne et servent également de cible quand l'admiration fait place au rire. La première fonction amenée par ces personnalités inaccessibles est le rêve.

Idoles et stars du monde artistique,politique ou sportif, comme leur nom l'indique, permettent de s'échapper du quotidien.

Elle concrétisent un rêve debeauté, de richesse auquel leurs admirateurs aspirent, ce qui explique l'identification psychologique des « fans ». La star, particulièrement dans le domaine de la chanson et du cinéma, symbolise la beauté.

Le monde du spectaclefaçonne la vedette, lui confère un type plus ou moins original selon les canons de la beauté alors en vogue etdiffuse son image.

La couleur des cheveux, la coiffure, le maquillage, le style des vêtements assurent la prétendueoriginalité de la nouvelle vedette, bientôt imitée de ses admirateurs.

Blonde platinée d'hollywood, casque impeccablede Louise Brooks, coiffure de « noyée » de Madeleine Sologne, interprétant « l'Éternel Retour », « banane » d'ElvisPresley, « choucroute » de Brigitte Bardot...

la liste des seules coiffures ayant fait fureur est interminable.L'admiration du fan pour la vedette repose sur un processus simple, qui est celui de la magie.

En recopiant tel ou telélément extérieur de la vedette, il pense s'en assurer toutes les qualités, la partie semble valoir pour le tout.

Avoirune parcelle, c'est en quelque sorte participer à l'extraordinaire destin de la star.

C'est ainsi que la robe de mariageet la bague de fiançailles de Lady Diana furent reproduites à des milliers d'exemplaires évidemment accessibles à desbourses plus modestes.

Le monde économique profite de ce phénomène en utilisant la star.

Celle-ci lance des modes: le Vichy pour Bardot, et, citons récemment, la mode Madonna.

Les vedettes font de la publicité, vantent desparfums, des savons (« le savon des stars »), des produits de lavage. Au-delà même de leur physique qui nous est abondamment livré par l'image, les publicités et les modes, les vedettesfascinent parce qu'elles incarnent la richesse.

C'est parfois objectivement vrai.

Le public ébahi entend parler degains fastueux qui aussitôt se concrétisent en voitures de luxe, en résidences des mille et une nuits situées dansdes villes presque mythiques, en un luxe effréné de vêtements, de cadeaux somptueux...

Contrairement à ce queTon pourrait attendre dans une société réclamant l'égalité, l'admirateur n'éprouve aucun sentiment de jalousie vis-à-vis de sa vedette.

Jean Baudrillard analyse ce phénomène dans son essai La Société de Consommation.

Cettedernière se fortifie de la notion de gaspillage, un peu comparable à cette cérémonie du « potlach » consistant àdonner ou à détruire des richesses pour obliger le rival à en faire autant.

La star assure ce rôle et donne ainsi aupublic l'impression de participer à la surabondance. Beauté et richesse sont les éléments marquants de l'admiration vouée à la star.

Mais ce sentiment peut s'étendre àtoute personnalité.

L'idole est un modèle.

Les adolescents en quête de valeurs, de guides se déterminent sur elle,. »

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