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Application de la théorie à « La modification »

Publié le 23/01/2020

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Le professeur sera un homme qui a choisi librement un métier qu’il aime, ce qu’il n’a pas fait, lui, Léon Delmont (p. 52-55). L’ecclésiastique médite peut-être de quitter l’Église comme Léon Delmont médite de rompre avec Henriette (p. 90). Les deux représentants de commerce, le Français et l’Italien, ont la mine d’hommes qui trompent leur femme (p. 108 et 171). Mme Polliat, c’est Henriette dans quelques années (p. 106), ou plutôt c’est Cécile dans vingt ans (p. 129). Agnès et Pierre, ce sont Henriette et Léon il y a vingt ans (p. 138 à 140). Les deux garçons, ce sont les enfants de Pierre et d’Agnès dans vingt ans (p. 141), c’est-à-dire les enfants de Léon et d’Henriette aujourd’hui. Ce que devient le temps dans cette fabulation, nous le verrons tout à l’heure. Mais il nous faut revenir à l’essentiel : Butor, en tout cela, n’a d’autre but que de désamorcer la machine à produire du tragique. Giraudoux faisait remarquer que la tragédie, c’est une cage centrale où viennent se déchirer les grands fauves, les monstres sacrés que sont les héros tragiques. Butor va rassembler tout son monde dans un immeuble (Passage de Milan), dans un espace urbain sans issue (L’emploi du temps), dans un lycée (Degrés), et, évidemment, ici, dans l’étroite boîte d’un compartiment de chemin de fer. Toutefois de cette rencontre des personnages, aucun tragique ne peut naître. C’est très clair dans Passage de Milan où rien ne permet de savoir si la mort de la jeune fille, à l’aube, est un meurtre ou un accident. Cela tient à ce que les personnages tragiques ne se rencontrent pas dans un même lieu par hasard. La fatalité qui les poursuit les lie à jamais entre eux par les liens du sang, par l’amour, par la haine, par le besoin de se venger. Je ne puis m’étendre : songez seulement que pour se débarrasser d’Agrippine, Néron n’a d’autre moyen que de la tuer. Butor met en présence des gens qui ne se connaissent pas entre eux et qui ne s’intéressent pas les uns aux autres, les locataires d’un immeuble parisien, les habitants d’une ville industrielle, les voyageurs d’un compartiment, les élèves d’un lycée; c’est l’intérêt qu’elles prennent au lieu qui les rassemble qui justifie ces communautés de hasard, besoin de s’y loger, d’y travailler, d’y être véhiculées, de s’y instruire. Le plus bel exemple de ces agglomérations d’êtres qui persistent à se sentir étrangers les uns aux autres

récit de telle sorte que notre adhésion soit toujours l’adhésion à une fiction et non à une vérité. Nous savons par des confidences de Balzac comment il imaginait une intrigue pour l’œuvre qu’il allait écrire : il inventait des aventures d’après l’attitude, le visage, le vêtement d’un passant rencontré dans la rue. Jamais ce secret de fabrication n’est avoué dans La comédie humaine. Au contraire, les meilleures pages de La modification nous montrent Léon Delmont en train de fabuler sur l’aspect de ses voisins de compartiment, c’est-à-dire que nous trouvons, dans le roman même, le mécanisme par lequel naît l’imaginaire. Et de place en place une petite phrase nous rappelle que tout est mensonger : à propos d’un des Italiens, « Et qui vous dit qu’il soit Romain? » (p. 128), à propos de la femme âgée accompagnée d’un petit garçon, « elle n’est peut-être pas veuve, elle ne s’appelle pas Madame Polliat ». (P. 141.) Par là le récit est contesté et renvoyé aux incertitudes de la fiction. D’ailleurs les inquiétudes de l’ecclésiastique (p. 118) pourraient aussi bien être attribuées au professeur, tandis que les amours de « Madame Polliat » (p. 129) sont si peu distinctes de celles de « Pierre » et d’ « Agnès » (pp. 138-139) qu’on les confond vite.

L’allure même des phrases rejette la narration loin de la vérité historique. Des phrases courtes, des verbes nombreux, au passé simple, voilà le style de l’histoire : « Toutes les places qui bordent le Rhin et l’Issel se rendirent. Quelques gouverneurs envoyèrent leurs clefs dès qu’ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français » écrivait Voltaire pour raconter le passage du Rhin. La phrase longue est une transposition du monologue intérieur qui dans sa continuité ignore la ponctuation; les redites, les retours en arrière, les remises en question, les sinuosités traduisent le balbutiement intime. Quant aux temps des verbes, La modification est normalement au présent et au passé composé; à la rigueur on pourrait prétendre que ces deux temps sont des substituts du passé simple : présent de narration et passé composé comblant le vide laissé par la quasi-disparition du passé simple. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Le présent est un vrai présent, celui du monologue intérieur, « vrai » présent, si l’on peut dire, car ce « vrai » est conventionnel : les actions et les pensées sont parlées au moment même où elles surviennent : « Vous vous introduisez

« est arnvee.

Nul n'a séparé plus nettement que Butor, en théorie, le monde réel et le monde romanesque.

Je vous renvoie aux pages 7 et 8 de Répertoire 1• Les faits vrais sont l'objet du récit historique; ces faits sont vérifiables par des recoupements avec des réalités non écrites, et le château de Versailles porte témoignage de l'existence de Louis XIV.

Les Mémoires de Saint-Simon ne sont pas un roman.

Mais dans le roman, les choses sont seulement pos­ sibles, vraisemblables; le roman et le romancier sollicitent du lecteur une étrange adhésion, car au cours de notre lec­ ture nous acceptons tel événement et nous refusons tel autre selon que nous sommes préparés ou non à recevoir l'un et non l'autre; cette préparation est obtenue lorsque l'auteur a savamment disposé un réseau de recoupements internes à son récit.

Je n'ajoute pas créance aux extraordi­ dinaires propos du père Grandet mourant devant ses écus parce que ces propos sont vrais, mais parce que j'y ai été préparé par un tissu serré d'anecdotes montrant, donnant l'illusion de prouver, prouvant l'avarice du bonhomme : supposons que nous lisions le récit de sa mort à quelqu'un qui n'aurait pas connaissance du début du roman, nous ne provoquerons chez notre auditeur qu'ahurissement et scep­ ticisme ou indifférence.

Mais, dans La modification, nous acceptons de lire sans difficulté, page 220 : « Les bateaux voguent sur la tête d'Agnès endormie.

» Nous devinons que l'obsession de l'eau qui hante la cervelle de notre Léon Delmont est le facteur déterminant de notre adhésion.

A force de parler de l'eau dans son roman, Butor a fait passer une image insolite.

De même nous croyons volontiers que Cécile ne se détachera pas facilement de Léon Delmont, comme il e.st dit, entre autres, page 241, parce que nous avons lu page 263 comment les amants se sont réconciliés après le triste séjour de Cécile à Paris : > Tout cela fait partie des procédés tradition­ nels de la littérature, romans ou pièces de théâtre.

Mais voici en quoi la tendance du nouveau roman va se retrouver dans La modification.

Butor construit son 1.

Voir bibliographie, p.

78.

33. »

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