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BALZAC : Petites misères de la vie conjugale - LES AMBITIONS TROMPÉES. § 1. L'ILLUSTRE CHODOREILLE.

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Pour être parfaitement compris, le jeune Adolphe de Chodoreille voulait faire parler de lui, devenir célèbre, être quelque chose. Ceci donc s’adresse à la masse des ambitieux amenés à Paris par tous les véhicules possibles, soit moraux, soit physiques, et qui s’y élancent un beau matin avec l’intention hydrophobique de renverser toutes les renommées, de se bâtir un piédestal avec des ruines à faire, jusqu’à ce que désillusion s’ensuive.

Comme il s’agit de formuler ce fait normal qui caractérise notre époque, prenons de tous ces personnages celui que l’auteur a nommé ailleurs UN GRAND HOMME DE PROVINCE.

Adolphe a compris que le plus admirable commerce est celui qui consiste à payer chez un papetier une bouteille d’encre, un paquet de plumes et une rame de papier coquille douze francs cinquante centimes, et de revendre les deux mille feuillets que fournit la rame, en coupant chaque feuille en quatre, quelque chose comme cinquante mille francs, après toutefois y avoir écrit sur chaque feuillet cinquante lignes pleines de style et d’imagination.

Ce problème, de douze francs cinquante centimes métamorphosés en cinquante mille francs, à raison de vingt-cinq centimes chaque ligne, stimule bien des familles qui pourraient employer leurs membres utilement au fond des provinces, à les lancer dans l’enfer de Paris.

Le jeune homme, objet de cette exportation, semble toujours à toute sa ville avoir autant d’imagination que les plus fameux auteurs. Il a toujours fait d’excellentes études, il écrit d’assez jolie vers, il passe pour un garçon d’esprit ; enfin il est souvent coupable d’une charmante nouvelle insérée dans le journal de l’endroit, laquelle a soulevé l’admiration du département.

Comme ces pauvres parents ignoreront éternellement ce que leur fils vient apprendre à grand’peine à Paris, à savoir :

Qu’il est difficile d’être un écrivain et de connaître la langue française avant une douzaine d’années de travaux herculéens ;

Qu’il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ;

Que les grands conteurs (Esope, Lucien, Boccace, Rabelais, Cervantes, Swift, La Fontaine, Lesage, Sterne, Voltaire, Walter Scott, les Arabes inconnus des Mille et Une Nuits) sont tous des hommes de génie autant que des colosses d’érudition.

Leur Adolphe fait son apprentissage en littérature dans plusieurs cafés, devient membre de la société des Gens de lettres, attaque à tort et à travers des hommes à talent qui ne lisent pas ses articles, revient à des sentiments plus doux en voyant l’insuccès de sa critique, apporte des nouvelles aux journaux qui se les renvoient comme sur des raquettes ; et, après cinq à six années d’exercices plus ou moins fatigants, d’horribles privations très-coûteuses à ses parents, il arrive à une certaine position.

 

Ce texte apparaît comme un mode d'emploi : comment devenir quelqu'un, comment réussir à Paris. Mais sa formulation ironique ne laisse guère de doute, et derrière le mode d'emploi se dessine une théorie de la littérature. Nous examinerons d'abord la description d'un grand homme de province, verrons ensuite en quoi elle est ironique, puis approfondirons cette théorie de la littérature.

« Or la banalité du parcours du jeune homme est confondante.

Il débute dans la gazette locale, et y brille à peu defrais. Puis il monte à Paris, pour y suivre de nouveau un parcours fléché : les présents du dernier paragraphe semblentmontrer l'inévitable répétition de ces actes : le café, la société des Gens de lettres, des articles... Tout cela ne mène nulle part, sinon à un double constat d'échec : « une certaine position », qui n'est pas uneposition certaine, pour le jeune ambitieux, et l'ignorance éternelle des parents, à moitié ruinés sans avoir riencompris. III.

Qu'est-ce que la littérature ? Provocation À tout cela s'oppose la littérature, présentée avec provocation.

Elle est d'abord le fruit du temps : « une douzained'années de travaux herculéens », qu'il faut opposer à la rapidité espérée par le jeune homme. Elle est ensuite présentée sans modestie, avec les termes « herculéens », « génie », « colosses d'érudition », ouencore « vrai romancier ».

Mais cette provocation a pour but de bien marquer le contraste avec le jeune hommenaïf. C'est donc comme une marque supplémentaire de l'ironie du narrateur qu'il faut la considérer.

L'excès lexical (« génie», etc.) ne fait que répondre à l'immodestie de l'ambition présentée : « Leur Adolphe (...) attaque à tort et à traversdes hommes à talent.

» « Avoir fouillé toute la vie sociale » Plus sérieusement, la littérature est alors définie comme fouille de la vie sociale.

C'est bien ce que fait ici lenarrateur, en examinant les parents de province, et leur ignorance. Puis en décrivant les ambitieux jeunes hommes montés à Paris, leurs façons, frasques et costumes, leurs rêves etleurs déceptions. De la sorte, le texte met en pratique ce qu'il définit lui-même : il est à la fois théorie de la littérature, et exempledémonstratif de cette théorie. « Le roman est l'histoire privée des nations » Enfin, en tant qu' « histoire privée des nations », le roman développe l'histoire exemplaire d'un individu, à partir delaquelle il tire des conclusions sociales, et générales. L'individu est ici le jeune Adolphe, pris comme « fait anormal qui caractérise notre époque ».

Le but dépasse donclargement l'histoire d'un homme, pour devenir celle d'une époque, d'une société, et enfin d'une nation. La liste des grands écrivains, soigneusement choisie pour représenter des nations diverses — la Rome antique,l'Italie de la Renaissance, la France du XVIe siècle, l'Espagne, l'Angleterre, etc.

—, vient encore renforcer cet effet :Balzac sera l'historien de la France du XIXe siècle. Conclusion Sous un ton souvent moqueur, Balzac décrit donc là un personnage type de ses propres romans : l'ambitieuxprovincial.

Derrière cette description, parfois cruelle, se dessine une théorie de la littérature, qui n'a d'autre but quede démontrer à quel point Balzac lui-même est un grand romancier.. »

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