Beaumarchais: Le Mariage de Figaro: Acte II, scène I
Publié le 17/01/2022
Extrait du document

SUZANNE, LA COMTESSE entrent par la porte à droite LA COMTESSE se jette dans une bergère. Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le plus grand détail. SUZANNE. Je n'ai rien Caché à Madame. LA COMTESSE. Quoi ! Suzon, il voulait te séduire ? SUZANNE. Oh ! que non ! Monseigneur n'y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait m'acheter. LA COMTESSE. Et le petit page était présent ? SUZANNE. C'est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grâce. LA COMTESSE. Eh, pourquoi ne pas s'adresser à moi-même ? est-Ce que je l'aurais refusé, Suzon ? SUZANNE. C'est ce que j'ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter Madame ! Ah ! Suzon, qu'elle est noble et belle ! mais qu'elle est imposante ! LA COMTESSE. Est-ce que j'ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l'ai toujours protégé. SUZANNE. Puis il. a vu votre ruban de nuit que je tenais : il s'est jeté dessus... LA COMTESSE, souriant. Mon ruban ?... Quelle enfance ! SUZANNE. J'ai voulu le lui ôter ; madame, C'était un lion ; ses yeux brillaient... Tu ne l'auras qu'avec ma vie, disait-il en formant sa petite voix douce et grêle. LA COMTESSE, rêvant. Eh bien, Suzon ? SUZANNE. Eh bien, madame, est-ce qu'on peut titre finir ce petit démon-là ? Ma marraine par-ci ; je voudrais bien par l'autre ; et parce qu'il n'oserait seulement baiser la robe de Madame, il voudrait toujours m'embrasser, moi. LA COMTESSE, rêvant. Laissons... laissons ces folies... Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire ?... SUZANNE. Que si je ne voulais pas l'entendre, il allait protéger Marceline. LA COMTESSE se lève et se promène en se servant fortement de l'éventail. Il ne m'aime plus du tout. SUZANNE. Pourquoi tant de jalousie ? LA COMTESSE. Comme tous les maris, ma Chère ! uniquement par orgueil. Ah ? je l'ai trop aimé l'je l'ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour ; voilà mon seul tort avec lui : mais je n'entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il ? SUZANNE. Dés qu'il verra partir la Chasse. LA COMTESSE, se servant de l'éventail. Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une Chaleur ici ! ... SUZANNE. C'est que Madame parle et marche avec action. Elle va ouvrir la croisée du fond. LA COMTESSE, rêvant longtemps. sans cette Constance à me fuir... Les hommes sont bien Coupables ! SUZANNE crie de la fenêtre. Ah ! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de PÉDRILLE, avec deux, trois, quatre lévriers. LA COMTESSE. Nous avons du temps devant nous. (Elle s'assied.) On frappe, Suzon ? SUZANNE court ouvrir en chantant. Ah ! C'est mon Figaro ! ah ! C'est mon Figaro !

«
Hors-cadre, le domaine du Comte.
Par contraste avec l'intimité de la chambre, l'espace extérieur, hors du cadre de la scène, masqué aux spectateurs, est visible pour les protagonistes : c'est le domaine du Comte; il est évoqué defaçon très vivante par Suzanne qui, depuis la fenêtre, suit le cortège des chasseurs au fur et à mesure de sondéroulement (« voilà monseigneur qui traverse à cheval [...I suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre lévriers»). Cette image du Comte partant chasser est conforme à la fois à son statut social (la chasse est l'activitéaristocratique par excellence) et à son tempérament (le Comte est un mari volage, désertant la chambre conjugale): l'homme avide de proies — conquêtes féminines ou gibier...
L'image a aussi un intérêt dramaturgique puisquel'éloignement du Comte laisse le champ libre à ceux qui veulent le contrer (« Nous avons du temps devant nous»).
Distance sociale et solidarité; le tact de Suzanne.
La Comtesse et Suzanne sont séparées par la distance sociale habituelle dans les rapports maîtres-serviteurs : la Comtesse tutoie sa suivante, elle lui donne des ordres (« Ferme la porte [...] conte-moi », « Ouvre un peu la croisée », « On frappe») ; Suzanne vouvoie sa maîtresse et utilise souvent le mot « madame» pour marquer sa déférence.
Solidarité féminine.
Mais, au-delà de la distance, Rosine entretient des relations privilégiées avec Suzanne et la traite plutôt en confidente, en femme partageant sa condition de femme et capable de la comprendre (« Comme tous les maris, ma chère») ; elle exprime à son égard de l'affection (diminutif « Suzon») et de la compréhension («...
ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire...
»).
Le motif de la franchise des femmes entre elles est ici très marqué (« conte-moi tout dans le plus grand détail », «Je n'ai rien caché à madame»).
Et il est intéressant de le mettre en perspective avec le motif complémentaire, très présent dans la pièce de Beaumarchais, de l'art defeindre : entre elles, les femmes s'autorisent la franchise ; mais en société, et en compagnie des hommes à qui onleur impose d'être soumises, elles doivent ruser, dissimuler.
Le tact de Suzanne.
Son aveu est délicat: le Comte, infidèle à sa femme, délaisse celle-ci pour s'intéresser à Suzanne.
Mais celle-ci, objet de convoitise, à l'habileté de se présenter comme une servante que le seigneurcherche à acheter: elle gomme le désir du Comte pour insister sur le pouvoir abusif qu'il cherche à exercer (« pas tant de façon», « il voulait m'acheter»).
Elle évite de se poser en femme qui a pris dans le coeur du Comte la place de la Comtesse (elle prend soin de ne pas dire « votre époux» mais « Monseigneur»).
Elle épargne ainsi en partie l'amour-propre de la Comtesse.
Elle essaye aussi de suggérer que le Comte aime encore sa femme en évoquant sa jalousie — manière de tempérer l'affirmation sans appel de la Comtesse (« Il ne m'aime plus du tout»).
L'intrigue principale nouée autour d'une triple alliance.
L'intrigue principale, conduite par les deux serviteurs (faire aboutir leur mariage, déjouer les manoeuvres du Comte qui cherche à contrer ce projet), trouve le soutiendécisif d'une Comtesse très déterminée (« tu épouseras Figaro»).
Les deux femmes deviennent des alliées sûres — à l'acte I, la Comtesse favorisait le mariage mais sans connaître les manoeuvres de son mari.
Face à eux lesopposants : le Comte, adversaire puissant (qui a le pouvoir, l'argent) et des alliés de circonstances (Marceline).L'attitude de Suzanne à la fin de la scène traduit sa joie, son soulagement de ne pas avoir froissé Rosine et d'avoirobtenu son soutien sans faille
Un intrigant indispensable.
Cependant à ce stade de l'intrigue, les femmes n'imaginent rien et ne prennent pas d'initiatives : elles ont besoin de Figaro, l'homme habile à mener les intrigues ; elles attendent qu'il agisse (« Lui seul peut nous y aider») et sont impatientes qu'il surgisse (« viendra-t-il ?» demande la Comtesse).
La joie de Suzanne, qu'elle exprime par le mouvement et le chant (« court» , « en chantant»), est de voir arriver l'homme aimé mais aussi l'homme de la situation ; elle est aussi accordée à l'humeur dominante de Figaro, toujours gaie.
Un beau portrait de femme, vivant et contrasté
Nous n'avons vu la Comtesse qu'épisodiquement à l'acte I.
Nous la découvrons ici plus amplement.
Une femme troublée.
Par son attitude physique la Comtesse paraît troublée, en proie à des sentiments contrastés. Certains de ses gestes traduisent une grande agitation : son entrée en scène (« se jette dans une...
»); sa façon de s'éventer, de chercher de l'air (elle « se lève et se promène, en se servant fortement de l'éventail» / «se servant de l'éventail [...] Il fait une chaleur ici !...») montrent sa nervosité, sa difficulté à rester maîtresse d'elle- même ; et Suzanne le lui fait observer (« madame parle et marche avec action» — c'est-à-dire « avec animation »).
Méditation, voix intérieure.
À d'autres moments au contraire, la Comtesse s'immobilise et se plonge dans la réflexion : à trois reprises, Beaumarchais précise par une didascalie qu'elle « rêve » — dans la langue classique le verbe «rêver » signifie non pas « faire des rêves », mais « songer, méditer, réfléchir ».
On a alors l'impression d'uneéchappée hors du moment présent, hors du dialogue : est-ce parce qu'elle se laisse aller à des pensées inavouablesà propos de Chérubin ? ou qu'elle laisse affluer les souvenirs du passé heureux? Pas de réponse assurée ; l'âme de laComtesse préserve sa part de mystère : les méditations restent silencieuses, elles s'achèvent en questions vagues(«Eh bien, Suzon ?) ou en morceaux de phrases, évasives et incomplètes (« Laissons...
laissons ces folies...
» ; « Sans cette constance à me fuir...
») On a l'impression que ces répliques s'adressent à elle-même, non à Suzanne; elles sont comme dites par une voix intérieure dont nous n'entendons que des bribes.
Une femme blessée.
La Comtesse reçoit la confirmation brutale qu'elle est délaissée, ce qu'elle pressentait à l'acte I(scène 10) : « l'amour charmant que vous aviez pour moi», dit-elle au Comte, qui proteste (« Que j'ai toujours, madame»).
Elle fait un constat douloureux et sans appel : « ne m'aime plus du tout».
Son amertume est sensible dans des généralisations (« comme tous les maris» ; « Les hommes sont bien coupables»), qui pourraient être.
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