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BOSWELL

Publié le 02/09/2013

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1740 -1795

LE John Bull du xvme siècle, Samuel Johnson, LI. D, a eu comme Sherlock Holmes son Dr Watson. Un Watson qui, au premier abord, est la naïveté en personne, pauvre hère, dont se moquent avec une condescendance en général bienveillante son héros, la société, et le lecteur. Inlassablement, James Boswell suit la piste des célébrités — que ce soit Lord X et Sir John Y, ou Paoli, Voltaire, Rousseau, enfin son idole Johnson — les suit, pour nous servir de sa propre expression, comme l'épagneul fidèle; bouche bée, il note dans ses carnets les moindres bribes de conversation qui tombent des lèvres augustes; sans dignité, sans honte aucune, il se voit rabrouer ou se fait caresser distraitement par la noblesse de la naissance ou par celle de l'intelligence.

Mais, à le regarder de plus près, on commence à soupçonner que, tout comme le Dr Watson, Boswell a calculé sa dose de naïveté jusqu'à la dernière goutte. Il a deux buts dans la vie : le pre¬mier (et certes, pour lui, le moins important), de se former le caractère par le contact avec les grands; le second, de faire disserter ses héros, devant la société et devant la postérité, sur tous les sujets imaginables. Les naïvetés qu'il place, lui, Boswell, dans la conversation, sont inventées exprès pour provoquer les ripostes des grands. La joie qu'il éprouve à se voir traiter de haut en bas n'est guère celle d'un masochiste; on pense plutôt à une marquise en train de créer son salon, sauf que dans le cas de Boswell ce n'est pas l'esprit, mais le Beati pauperes spiritu qui devient instru¬ment de création. (Voyez-le devant Rousseau, tout fier d'avoir réussi à pénétrer dans l'intimité du grand solitaire en se présentant comme un jeune homme passionné qui aurait besoin de conseils et qui ne se formalise pas devant les duretés du maître.) Sa fierté porte sur le but et ne se préoccupe pas des moyens : il a d'ailleurs le plaisir de pouvoir se moquer tout doucement du lecteur qui n'aurait pas compris son délicat amalgame de naïveté et de subtilité, et de lui montrer le revers de la médaille quand, dans le Voyage aux îles Hébrides, où il part avec Johnson pour l'Ecosse, l'épagneul fidèle est devenu « un chien qui s'est emparé d'une grosse tranche de viande et s'est sauvé avec «.

« romantique aux bords de la société.

Inutile de dire que l'impressionnable Boswell ressent ces influences.

Quel triomphe quand il réussit à enlever son héros, âgé de plus de soixante ans, pour faire le tour des îles Hébrides.

Couple saugrenu, ils vont à la découverte des sauvages de l'Ecosse; à cheval, à pied, presque naufragés, couchant sur la paille ou reçus avec empressement dans les châteaux.

Mais pour qui chercherait de beaux sites romantiques ou des paysages-états d'âme, le journal que publiera Boswell au retour ne fournirait pas grand-chose.

Lui-même admet à plusieurs reprises qu'il ne sait pas décrire les objets visibles, et vite on voit qu'il ne s'intéresse qu'aux êtres humains et surtout au grand art du xvme siècle - l'art de la conversation.

D'où ce qu'il aurait considéré son maître-ouvrage : la Vie de Johnson.

Dans une école moderne de reportage, la place qu'occupe !'Emile dans tout cours pédagogique pourrait bien être tenue par cette Vie où on voit la recette infaillible pour extraire d'une célébrité ses vues sur la prière, sur les auteurs latins, sur l'adultère, ou sur la meilleure façon de fabriquer la bière.

MAis le lecteur d'aujourd'hui se tourne plus volontiers vers l'œuvre qui, selon les lettres de son père, devait faire sa honte - ses journaux intimes, dont une partie, le London journal de I 762- 1763, vient d'être mise à la portée du grand public.

Cette fois c'est Boswell lui-même mis à nu; le Boswell de jeunesse dans toute la fluidité d'un caractère aux multiples possibilités (qui d'ailleurs ne se figera jamais dans une attitude conventionnelle); un Boswell qui note ses enthousiasmes, ses ambitions, ses dépenses au jour le jour, qui nous raconte avec le plus grand naturel les détails les plus scabreux de ses rencontres avec des prostituées dans le Parc ou le drame palpitant de ses amours infortunées avec la belle veuve Louisa.

Ce qui fait le charme (et la garantie d'authenticité) de ce journal c'est peut-être le fait que, contrairement à la plupart des journaux intimes, il ne cherche pas à nous donner un portrait en pied, stylisé et consistant, bien moins à justifier son auteur: il observe et accepte avec un peu d'étonnement, mais sans chercher à les dénaturer par des géné­ ralisations, des subordinations ou des conclusions, toutes les contradictions, complexités, incon­ sistances de la vie.

Que Boswell éprouve une émotion vive et sincère en écoutant un sermon sur la chasteté et qu'en même temps il fasse des projets détaillés de séduction pour la journée même, c'est une bizarrerie qu'il constate, mais ne cherche guère à expliquer.

C'est l'homme de son siècle : il ne nous présente ni la synthèse généralisée et stylisée du xvne siècle, ni les tortures déchi­ rantes et complaisantes qu'au xrx 0 siècle il aurait éprouvées à contempler son propre caractère.

Il a le goût de la vie, comme elle est, avec toutes ses contradictions et toutes ses imperfections.

S'il y a un problème cependant auquel il revient souvent et qu'il voudrait résoudre, c'est celui du temps.

Car si tout journal intime implique un esprit qui voit volontiers le présent en fonction du passé et de l'avenir, chez Boswell cette tendance est pleinement consciente, et il voudrait bien pouvoir se l'expliquer.

Pourquoi prenons-nous plus de plaisir à réfléchir sur les expériences agréables de notre passé que nous n'en avons éprouvé devant ces expériences elles­ mêmes? « Peut-être, répond-il, y a-t-il un tel arrière-goût de souffrances dans tout plaisir humain au moment où on l'éprouve, que ce plaisir a besoin d'être purifié par le temps; pourtant je ne comprends pas pourquoi le temps ne dissout pas le plaisir et les souffrances suivant d'égales pro­ portions.

»Il avoue ne pas comprendre et réagit en homme de son siècle; pourquoi trop se creuser la tête sur les causes métaphysiques des phénomènes; sachons plutôt tirer le parti le plus intel­ ligent de ces phénomènes tels qu'ils sont.

Sa recherche du temps perdu est loin des voies que suivra Proust, et cependant pour lui aussi elle implique une vocation consciemment adoptée et rigou­ reusement exercée, comme l'indique cette citation assez étonnante: «Je devrais ne pas vivre au­ delà de ce que je peux raconter, comme on devrait ne pas faire pousser plus de blé qu'on en pourra moissonner.

Les bonnes choses sont à jamais gâchées si on ne les conserve pas.

» Avec son don de prendre sur le vifle mouvement dramatique de la vie, de saisir et de rendre les moindres détails du geste et de la conversation, avec sa conviction que l'existence vaut la peine d'être captée telle qu'elle est, ce subtil naïf a confié à l'ambre de ses récits la mouche que fut sa propre vie.

ALISON F AIRLIE Directeur d' Etudes à Girton College Maître de Conférences à l'Université de Cambridge 207. »

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