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CAMUS Albert : sa vie et son oeuvre

Publié le 21/11/2018

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camus

CAMUS Albert (1913-1960). Malgré les apparences, l’œuvre de Camus n’est pas de celles qui se laissent facilement circonscrire. Prise entre deux silences — celui du premier livre, inédit de son vivant, la Mort heureuse, et celui du manuscrit inachevé, le Premier Homme, qu’on retira de la voiture où son auteur trouva la mort —, elle présente la fausse unité des œuvres soudainement interrompues. Camus a, il est vrai, maintes fois affirmé la cohérence de son œuvre, progressant par cycles successifs à travers la trilogie du récit, de l’essai et du théâtre : au cycle de l’Absurde (l'Étranger, le Mythe de Sisyphe, Caligula) succède celui de la Révolte (la Peste, l'Homme révolté, les Justes), que devait suivre le cycle de Némésis, seulement ébauché. Ses livres les plus connus ayant, de fait, été l’objet d’une assez longue maturation, Camus a pu dire qu’il ne croyait pas, en ce qui le concernait, « aux livres isolés »; mais ce fut en partie sous l’effet d’une illusion rétrospective : autant que de projets mûris, son œuvre est faite de courtes nouvelles, de récits juxtaposés et parfois disparates, ceux qui composent l'Envers et l'Endroit, Noces, l'Été, l'Exil et le Royaume.

 

La diversité et la fragmentation des livres, le nombre des ébauches inabouties, sont caractéristiques d’un homme pour qui le fait d’écrire n’allait pas de soi. Admirateur de l'œuvre concise et fulgurante de son ami René Char, Camus éprouvait les plus grandes peines à mettre au point un manuscrit (l’achèvement de la Peste lui demanda des efforts inouïs), et il se débattit, en pleine période de consécration littéraire, contre une crise d’impuissance créatrice dont les personnages de Grand (la Peste) et Jonas (l'Exil et le Royaume) donnent assez la mesure. « Vivre, bien sûr, c’est un peu le contraire d’exprimer », écrivait-il dans Noces; à quoi répondra, dans la Chute, le procès de la parole fausse de Clamence, manipulateur de mots conscient de sa mystification : « Le style, comme la popeline, dissimule trop souvent de l’eczéma. » Ce soupçon porté sur le langage, l’œuvre de Camus tente souvent de le déjouer en déléguant la responsabilité du récit à un personnage : dans l'Étranger, comme dans la Peste et la Chute, c’est un narrateur intradiégétique qui se charge de raconter l’histoire — à la limite, d’écrire le livre. Les personnages parlent, parce que la tentation de Camus serait de se taire, comme si la vérité ne pouvait s’accorder qu’au silence : « Un homme est plus un homme par les choses qu’il tait que par celles qu’il dit » (le Mythe de Sisyphe). Cette fascination du silence traverse toute l’œuvre de Camus, comme une fidélité à sa propre enfance : « les Muets » et « le Renégat » (un missionnaire à qui on a coupé la langue) sont dans l'Exil et le Royaume les avatars ultimes de la mère silencieuse, cette mère énigmatique « qui se taisait toujours » et dont l'Envers et l'Endroit dit la présence muette. La tentative la plus secrète de Camus est peut-être de restituer au monde son silence, de le délivrer du vacarme des signes, et d’écrire, comme Rousseau, contre l’écriture.

 

La conscience déchirée

 

A l’inverse de celle que Sartre relatera dans son autobiographie, l’expérience première de Camus n’est pas en effet celle du langage, mais celle d’un monde qui se passe de mots. Les « Noces à Tipasa », rédigées dès 1936-37, disent un émerveillement devant l’accord vécu avec une terre désirable, une révélation païenne et sensuelle dont l’œuvre ultérieure ne cessera de convoquer le souvenir ou de dire la nostalgie : cet « accord », ce « silence » qui, du monde au jeune Camus, « faisait naître l’amour » (Noces), il sera le seul bonheur véritable de Meursault; sa perte expliquera en partie la folie lucide de Caligula; ses images remonteront en bouffées de regrets, à travers les brumes d’Amsterdam, dans l’esprit de J.-B. Clamence. C’est parce qu’il y trouvait ses racines affectives, et le secret d’un tel accord de l’homme avec l'univers, que Camus a situé dans le monde méditerranéen la plupart de ses récits, au point que, si l’on excepte le théâtre, il n’est aucun de ses ouvrages ou recueils qui ne s’y réfère. Cette quête d’un monde solaire, cette « nostalgie (...) de lumière » qui « me donne raison » (l’Été), se double d’une fascination pour le désert et pour l’île, ces deux espaces contraires pourtant réunis dans une même invitation faite à l’homme de jouir de sa seule présence au monde. Toute une éthique du bonheur est ainsi fondée. Contre la morale héroïque d’un Malraux, contre les idéologies généreuses qui, selon lui, ne peuvent conduire qu’au meurtre légalisé, Camus n'aura de cesse d’affirmer cette exigence première. A la fin de la Peste, Rieux en fera la seule réalité véritable, face aux vaines espérances métaphysiques. L’importance que Camus accorda toujours au sport et au théâtre s’explique dans une large mesure par cet hédonisme naturaliste qui lui fait dire dans la Chute par la bouche de son personnage, que « les matches du dimanche » et « le théâtre » sont « les seuls lieux où [il se] sente innocent ».

 

Le bonheur s’éloigne cependant au fur et à mesure que progresse l’œuvre de Camus; à portée de la main dans Noces, il se voit repoussé dans le temps par la peste, avant d’apparaître à J.-B. Clamence comme un rêve impossible. A vrai dire, le désenchantement était déjà constitutif de l’expérience primitive de Camus, tôt prêt à recevoir la leçon des Iles de Jean Grenier, par qui il sut définitivement que « les apparences étaient belles, mais qu'elles devaient périr et qu’il fallait alors les aimer désespérément ». A ce sentiment de la finitude s’ajoute dès les premiers textes celui de l’épaisseur et de l’opacité du monde, qui renvoie la conscience à elle-même et la confronte à sa propre solitude; la vie dès lors apparaît « comme un bloc à rejeter ou à recevoir », et le monde a donc deux faces, cet « envers » et cet « endroit » qui, dès son premier recueil, placent l’œuvre de Camus sous le signe d’une conscience déchirée. Si la lumière heureuse du monde peut devenir, dans P Été, « un éblouissement obscur », c’est que la transparence est aussi une opacité, dans une expérience de la déception qui fonde la dialectique, récurrente chez Camus, de l’« exil » et du « royaume ».

 

On s'explique alors la hantise de la mort, qui traverse cette œuvre. Non seulement l’auteur de la Peste y projetait ses propres angoisses d’homme malade, constamment victime de rechutes de tuberculose, mais encore il y voyait l’épreuve-limite à partir de laquelle la vie peut prendre ou perdre son sens, se constituer en royaume ou tomber dans l’exil. Posant la question du suicide au début du Mythe de Sisyphe, celle du meurtre au début de l'Homme révolté, Camus n’a cessé d’interroger le visage des victimes (les Justes, la Peste), et celui des condamnés (la Peste, Réflexions sur la guillotine), comme si toute vie n’était que l’histoire momentanément différée d’une condamnation à la peine capitale. Le mal dont il est obstinément question dans cette œuvre se réduit au seul scandale de la mort.

 

La tentation philosophique

 

Dans un monde sans Dieu, l’interrogation que pose la mort — et surtout la mort des enfants à laquelle, après Dostoïevski, Camus n’a cessé de revenir — n’obtient pas de réponse satisfaisante. De cette interrogation qui fonde définitivement l’impuissance de l’homme naît le sentiment de l’absurde, cette « confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (le Mythe de Sisyphe). Camus restera toujours soumis à cette intuition première, même lorsque, dans le cycle de la Révolte, il tentera de la dépasser. Est-ce un hasard si ses récits s’organisent toujours comme la quête d’un sens à partir de signes incertains? Meursault à son balcon, les Oranais confrontés à un fléau d’abord énigmatique, les personnages de l'État de siège, tous sont d’abord à la recherche d’indices et de significations; quant à J.-B. Clamence, c’est sur lui-même qu’il mènera l’enquête, à partir d’un rire entendu un soir sur le Pont des Arts, et qui ne cessera de le poursuivre comme un appel mystérieux. L’expérience de l’absurde conduit à une double défaite de la sensibilité — qui se sent exilée — et de l’intelligence — qui se découvre impuissante. Cependant, dès le Mythe de Sisyphe, Camus en tire la leçon d’une vigueur nécessaire qui exalte en retour l’existence, par la triple conquête de la révolte, de la liberté et de la passion. C’est que, contrairement au Sartre de la Nausée, Camus est toujours resté celui qui consent ingénument à s’émerveiller du monde, celui pour qui l’absurde conserve son « envers » d’enchantement. De ce fait, si pour Roquentin la nausée est un défi lancé à l’intelligence, poussant celle-ci à reconquérir ses droits, l’absurde est pour Camus ce qui permet d’en appréhender les limites, et invite à une salutaire modestie intellectuelle : la haine du monde pouvait conduire Sartre à élaborer une philosophie, fût-ce celle de la liberté, l’amour des biens terrestres empêchait Camus de donner une telle légitimité à l’intelligence.

 

C’est donc bien à tort que le grand public a voulu voir en Camus un « philosophe de l’absurde » ou un porte-parole de l’existentialisme. Les limites de la pensée viennent pour lui de ce que « ni le réel n’est entièrement rationnel ni le rationnel entièrement réel » (l'Homme révolté). Pour cet homme qui ne faisait pas entièrement confiance à la raison, les rapports entre pensée et action ne pouvaient être que dialectiques; ainsi la révolte est-elle d’abord un acte, ou une protestation, avant de prendre conscience de sa justification — les personnages de la Peste en font l’expérience. C’est le statut même de la vérité qui est alors en cause, car la vérité du monde passe peut-être par la nécessaire défaite de l'intelligence : « Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même » (Noces). On comprend donc que Camus ait tenu à réaffirmer qu’il n’était pas philosophe et qu’il n’avait jamais prétendu l’être : dans ses deux essais de nature philosophique (le Mythe de Sisyphe et l'Homme révolté), il tente moins d’élaborer une philosophie qu’il ne se comporte en héritier, compilant les références et cherchant surtout à gérer le patrimoine de la philosophie occidentale. C’est aux confins de la pensée grecque et de la pensée chrétienne qu’il tentera de se placer : dans une « pensée de midi » permettant de réduire l’exil auquel le christianisme nous a habitués, par la mesure grecque faite d’une conciliation entre le sacré et la raison. L’« envers » et l’« endroit » doivent donc se réconcilier dans une « philosophie des limites, de l’ignorance calculée », comme sous le regard de Némésis, « déesse de la mesure, non de la vengeance » (P Homme révolté).

 

Dans et contre l'histoire

 

En appeler à l’Olympe grec pour penser la situation de l’homme dans le monde, c’est, de la part d’un homme qui a voulu « s’engager » dans son temps, pondérer cet engagement d’un singulier refus, initial, de l’historicisme. Le temps n’existe pas pour l’homme absurde, qu’il s’agisse de Dom Juan ou de l’acteur, personnages exemplaires du Mythe de Sisyphe voués à l’intensité brève de l’instant. La notion de tragique, fondée sur la prééminence du destin, a permis à Camus de penser ce temps fait de moments successifs mais dont la succession ne porte pas en elle-même de signification. S’il se réfère avec une telle constance aux figures de Sisyphe et de Prométhée, ce n’est pas seulement qu’il y voit l’image d’une culpabilité innocente qui rend compte de la situation de l’homme; c’est aussi parce que pour eux le temps est arrêté, saisi hors de l’histoire. « Il ne suffit pas de vivre, il faut une destinée », et c’est l’intérêt du roman, selon Camus, que de fabriquer ainsi « du destin sur mesure » (l'Homme révolté).

 

Le tragique est certes ambivalent : s’il dit la condition de l’homme, il lui permet aussi de se rassurer à bon compte, en fournissant par exemple à J.-B. Clamence un alibi facile pour sa mauvaise conscience : « Il est trop tard maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement » (la Chute). Celui qui refuse une telle fuite ne se trouve pas pour autant réintégré dans l’histoire; plutôt soumis à une suite d’événements, d’accidents, de surprises qui, introduisant des fractures dans la durée, sont autant de chances données à un regard ouvert : il faut que la continuité du temps se déchire pour que se produise un éveil philosophique, à tout le moins une prise de conscience. Il n’est pas de livre important où Camus ne mette en scène ce basculement soudain, par l’irruption imprévue d’un événement qui conditionne la possibilité même de l’intrigue. La prédilection de Camus pour le journal intime (l'Étranger), la chronique (la Peste), ou l’autobiographie orale (la Chute), s’accorde à cette saisie d’un temps fracturé que le narrateur ne tente pas de réorganiser.

 

Camus ne pouvait donc voir qu’une folie — souvent meurtrière à ses yeux — dans toutes les philosophies de l’histoire : « La raison historique est une raison rationnelle et romantique, qui rappelle parfois la systématisation de l’obsédé, l’affirmation mystique du verbe » (l'Homme révolté). Du christianisme à Hegel, la civilisation occidentale n’a cessé, selon lui, de renier l’héritage grec, d’historiciser l’homme et de justifier toutes les entreprises de l'idéologie sur le réel; nous en sommes ainsi arrivés à une ère du procès, où régnent en maîtres des « censeurs qui n’ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l’histoire » (Actuelles, II). C’est à partir de telles affirmations que s’est produite la rupture, retentissante, avec Sartre, et que Camus est devenu pour ses contemporains la mauvaise conscience de l’intellectuel engagé. Approuvant puis condamnant l’épuration qui suivit la Libération, et choisissant finalement de ne pas prendre parti dans la question algérienne. Camus semble s’être toujours engagé de façon ambiguë (sauf à l'époque de la Résistance et de Combat clandestin), parce que son engagement a toujours été fondé sur une éthique du « dégagement », par laquelle la conscience morale cherche à incarner dans l’histoire des valeurs qui nient l’histoire.

 

Art et révolte

 

Il ne peut y avoir d'innocence historique, puisque « La violence est à la fois inévitable et injustifiable » (Actuelles, I). A cette aporie, Camus ne cesse de rechercher des issues. Il stigmatisa toujours les conduites inauthentiques qui se donnent des alibis faciles pour accepter le mal, ou le justifier : les magistrats de l'Étranger rejoignent le père Paneloux de la Peste et les patriciens de Caligula, qui fuient l’évidence irrécusable du mal dans les contraintes rassurantes de l’ordre social, de la foi religieuse ou d’une rationalité faite d’évidences superficielles. La position du cynique a au moins pour elle la lucidité; elle ne fuit pas le mal mais en fait une loi d’existence provocante. Caligula, Nada (dans l'État de siège) et J.-B. Clamence cultivent ainsi une forme de complaisance dans la méchanceté, dont « Le Renégat » (l'Exil et le Royaume) formule la loi : « feu sur la pitié, feu sur l’impuissance et sa charité, feu sur tout ce qui retarde la venue du mal ». Mais le cynisme est une attitude — il a besoin de spectateurs autant que de victimes —, il n’est pas une réponse au désir d’innocence de l’homme. Si le mal ne peut être évacué, et s’il n’est pas question pour Camus de s’en rendre complice, la tentation existe de s’en faire à l'inverse la victime exemplaire. Une telle morale sacrificielle a manifestement hanté Camus. Elle apparaît à la fin de l'Étranger, des Justes, et même de la Chute : impuissant à combattre le mal, le héros l’exorcise par une mort spectaculaire qui, à la façon de la catastrophe tragique, mêle crainte et pitié et fait surgir l’innocence d’un châtiment immérité. La figure du Christ n’a cessé de présenter à Camus le visage de cette innocence crucifiée. Hors du christianisme institutionnel, Camus fait de Jésus « l’homme parfait » : « comme lui, chacun de nous peut être crucifié et dupé » (le Mythe de Sisyphe); car il n’est « qu’un innocent de plus» (PHomme révolté), le contre-exemple de J.-B. Clamence qui, ayant choisi d’être du côté des juges, ne peut s’empêcher pourtant de s’écrier : « O l’injustice, l’injustice qu’on lui a faite et qui me serre le cœur! » (la Chute).

 

Ne voulant être ni le complice ni la victime du mal, il restait à Camus à prendre la position du témoin. « Témoin de la liberté » (Actuelles, I), il le fut au premier chef par son activité de journaliste, qui le fit connaître du grand public à la Libération, et qui montre d’abord en lui un homme attentif aux grands problèmes de son temps, ceux de la misère dans ses premiers articles consacrés à la Kabylie (Actuelles, III), ou ceux que posaient, après la Seconde Guerre mondiale, les rapports Est-Ouest (Actuelles, I). Pratiquant un «journalisme critique » (ibid.). Camus avait choisi très tôt de placer l’éthique dans l’acte même du regard : le témoin est celui qui, n’agissant que par son seul regard, l’élève au niveau d’une protestation de la conscience lucide contre un monde qu’il réprouve. L'Homme révolté se chargera d’expliciter cette position, contemporaine dans les faits de la rédaction du Mythe de Sisyphe. Dès ce premier essai d'ailleurs, Camus tenait à relativiser la notion d'absurde, la considérant non comme une « conclusion » mais comme un « point de départ »; la place était ainsi ménagée pour la révolte, que Camus oppose à la révolution — « Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique » (l'Homme révolté) — et qui, contre la tentation du nihilisme, restaure l’intégrité morale de l’homme en n'enfermant sa protestation dans aucun système historique susceptible de trahir sa pureté première. La spontanéité de la révolte conduit du même coup « au soupçon qu’il y a une nature humaine »; chacun, se révoltant, témoigne pour un ordre qui le relie aux autres : « Je me révolte, donc nous sommes » (l'Homme révolté).

 

Cette conjonction, dans la révolte, du regard accusateur, de la revendication morale, et de l’intuition fraternelle, éclaire avec assez de justesse l’œuvre de Camus à partir de la Peste. Alors que le Mythe de Sisyphe faisait de la simple description l’ambition ultime de l’artiste, parce que « l’œuvre absurde naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret », l'Homme révolté définit le monde romanesque comme « la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l’homme » : le romancier, ne voulant ni consentir au monde ni le nier, est pris entre un mouvement d'adhésion et un mouvement de refus, entre le « oui » et le « non » que prononce tout révolté. Cette ambivalence définit peut-être le mieux l’art littéraire de Camus. Art de la lucidité, et de la prise de conscience, assurément : Camus ne cesse de dire le monde « réel », de confronter ses personnages à des expériences-limites — celle de la mort en particulier — qui les forcent à la lucidité. « Nous ne voulons pas d’une force qui se sépare de la clairvoyance », écrivait-il dans le Mythe de Sisyphe.

 

Réfléchissant des thèmes semblables à travers la trilogie du récit, de l’essai et du théâtre, faisant d’incessants retours sur elle-même par le biais des Carnets et des articles, l’œuvre de Camus s’impose aussi cette exigence. Ce qui ne l’empêche pas d’assumer, contradictoirement et explicitement, sa part de stylisation. Si, très tôt, Camus a tenu à montrer l’importance du symbole dans l’œuvre de Kafka (dernier chapitre du Mythe de Sisyphe), c’est que dès le début toute une part de son écriture tend à la transposition emblématique du réel. Son goût pour le récit bref qui, à la façon d’un apologue, se charge de condenser toute une existence ou d’en extraire un moment significatif; son choix de personnages représentant une fonction, sociale ou idéologique, précise; le recours à des représentations symboliques comme la peste ou le « malconfort » (la Chute) : tout atteste le désir de ne prendre en charge le réel qu’à travers la distance d’une figuration symbolique qui permette de poser toujours la question du sens ou des valeurs. La fascination que les mythes ont exercée sur son esprit, et l’usage qu’il en fait, s’explique alors; des figures de Sisyphe et Prométhée au mythe final de « la chute », l’imagination de Camus a tenté de redonner vie à des destins exemplaires, tout en les privant du contexte idéologique d’où il les tirait : faire revivre des mythes sans le secours de la mythologie, c’était, à travers la représentation du réel, faire naître des significations qui ne s’intégrent à aucun ordre rassurant et restent à l’état de questions, d’interrogations ou de protestation.

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« 1936-37, disent un émerveillement devant l'accord vécu avec une terre désirable, une révélation païenne et sen­ suelle dont l'œuvre ultérieure ne cessera de convoquer le souvenir ou de dire la nostalgie : cet « accord», ce « silence >> qui, du monde au jeune Camus, > qui « me donne raison>> (l'Été), se double d'une fascination pour le désert et pour 1 'île, ces deux espaces contraires pour­ tant réunis dans une même invitation faite à l'homme de jouir de sa seule présence au monde.

Toute une éthique du bonheur est ainsi fondée.

Contre la morale héroïque d'un Malraux, con tre les idé ologi es généreuses qui, selon lui, ne peuvent conduire qu'au meurtre légalis é, Camus n'aura de cesse d'affirmer cette exigence première.

A la fin de la Peste, Rieux en fera la seu le réalité véritable, face aux vaines espérances métaphysiques.

L'imp ortanc e que Camus accorda toujours au sport et au théâtre s'ex­ plique dans une large mesure par cet hédonisme natura­ liste qui lu i fait dire dans la Chute par la bouch e de son personnage, que « les matches du dimanche » et « le théâtre » sont « les seuls lieux où [il se] sente innocent ».

Le bonheur s'é lo ign e cependant au fur et à mesure que progresse l'œuvre de Camus; à portée de la main dans Noces, il se voit repoussé dans le temps par la peste, avant d'apparaître à J.-B.

Clamence comme un rêve impossible.

A vrai dire, le désenchantement était déjà constitutif de l'expérience primitive de Camus, tôt prêt à recevoir la leçon des iles de Jean Grenier, par qui il sut déf initivement que «les apparences étaient belles, mais qu'elles devaient périr et qu'il fallait alors les aimer désespérément».

A ce sentiment de la finitude s'ajoute dès les premiers textes celui de 1' épaisseur et de 1' opacité du monde, qui renvoie la conscience à elle-même et la confronte à sa propre solitude; la vie dès lors apparaît « comme un bloc à rejeter ou à recevoir >>, et le monde a donc deux faces, cet « envers >> et cet « endroit >> qu i, dès son premier recueil, placent 1' œuvre de Camus sous le signe d'une conscience déchirée., Si la lumière heureuse du monde peut devenir, dans l'Eté, «un éblouissement obscur>> , c'est que la transparence est aussi une opacité, dans une expérience de la déception qui fonde la dialecti­ que, récurrente chez Camus, de l'« exil» et du «royaume».

On s'explique alors la hantise de la mort, qui traverse cette œuvre.

Non seulement l'auteur de la Peste y proje­ tait ses propres angoisses d'homme malade, constam­ ment victime de rechutes de tuberculose, mais encore il y voyait l'épreuve-limite à partir de laquelle la vie peut prendre ou perdre son sens, se constituer en royaume ou tomber dans l'exil.

Posant la question du suicide au début du Mythe de Sisyphe, celle du meurtre au début de l' Homme révolté, Camus n'a cessé d'interroger le visage des victimes (les Justes, la Peste), et celui des condam­ nés (la Peste, Réflexions sur la guillotine), comme si toute vie n'était que l'histoire momentanément différée d'une condamnation à la peine capitale.

Le mal dont il est obstinément question dans cette œuvre se réduit au seul scandale de la mort.

La tentation philosophique Dans un monde sans Dieu, l'interrogation que pose la mort -et su rtou t la mort des enfants à laquelle, après Dostoïevski, Camus n'a cessé de revenir -n'obtient pas de réponse satisfaisante.

De cette interrogation qui fonde définitivement l'impuissance de l'homme naît le senti­ ment de 1' absurde, cette « confrontation entre 1' appel humain et le silence déraisonnable du monde >> (le Mythe de Sisyphe).

Camus restera toujours soumis à cette intui­ tion prem ière, même lorsque, dans le cycle de la Révolte, il tentera de la dépasser.

Est-ce un hasar d si ses récits s'organisent toujours comme la quête d'un sens à partir de signes incertains? Meursault à son balcon, les Oranais confrontés à un fléau d'abord énigmatique, les personna­ ges de l'État de siège, tous sont d'abord à la recherche d'indices et de signif ic atio ns; quant à J.-B.

Clamence, c'est sur lui-même qu'il mènera l'enquête, à partir d'un rire entendu un soir sur le Pont des Arts, et qui ne cessera de le poursuivre comme un appel mystérie ux .

L'expé­ rience de 1' absurde conduit à une double défaite de la sensibilité -qui se sent exilée -et de l'intelligence - qui se découvre impuissante.

Cependant, dès le Mythe de Sisyphe, Camus en tire la leçon d'une vigu eu r néces­ saire qui exalte en retour l'existence, par la triple conquête de la révolte, de la liberté et de la passion.

C'est que, contrairement au Sartre de la Nausée, Camus est toujours resté celui qui consent ingénument à s' émer­ veiller du monde, celui pour qui l'absurde conserve son « envers » d'enchantement.

De ce fait, si pour Roquentin la nausée est un défi lancé à l'intelligence, poussant celle-ci à reconquérir ses droits, l'absurde est pour Camus ce qui permet d'en appréhender les limites, et invite à une salutaire modestie intellec tuell e : la haine du monde pouv ait conduire Sartre à élaborer une philoso­ phie, fût-ce celle de la li berté, l'amour des biens terres­ tres empêchait Camus de donner une telle légitimité à l'intelligence.

C'est donc bien à tort que le grand public a voulu v oi r en Camus un «philosophe de l'absurde>> ou un porte-parole de l'existentialisme.

Les limites de la pen­ sée viennent pour lui de ce que « ni l e réel n'est entière­ ment rationnel ni le rationnel entièrement réel >> (l'Homme révolté).

Pour cet homme qui ne faisait pas entièrement confiance à la raison, les rapports entre pen­ sée et action ne pouvaient être que dialectiq ues; ainsi la révolte est-elle d'abord un acte, ou une protestation, avant de prendre conscience de sa justification -les personnages de la Peste en font l'expérience.

C'est le statut même de la vérité qui est alors en cause, car la vérité du monde passe peut-être par la nécessaire défaite de l'intelligence : «Il est des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même» (Noces).

On comprend donc que Camus ait tenu à réaffirmer qu'il n'était pas philosophe et qu'il n'avait jamais prétendu l'être: dans ses deux essais de nature philosophique (le Mythe de Sisyphe et l'Homme révolté), il tente moins d'élaborer une philosophie qu'il ne se comporte en héri­ tier, compilant les références et cherchant surtout à gérer le patrimoine de la philosophie occidentale.

C'est aux confins de la pensé e grecque et de la pensée chrétienne qu'il tentera de se placer : dans une « pensée de midi » permettant de réduire 1 'exil auquel le christianisme nous a habitués, par la mesure grecque faite d'une conciliation entre le sacré et la raison.

L'« env ers » et l'« endroit» doivent donc se réconcilier dans une «philosophie des limites, de l'ignorance calculée>>, comme sous le regard de Némésis, « déesse de la mesure, non de la ven­ geance» (l'Homme révolté).

Dans et contre l'histoire En appeler à l'Olympe grec pour penser la situation de l'homme dans le monde, c'est, de la part d'un homme qui a voulu «s'engager» dans son temps, pondé rer cet engagement d'un singulier refus, initial, de l'histori-. »

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