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Charles BAUDELAIRE - Spleen : J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans

Publié le 17/01/2022

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baudelaire

 

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C'est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. - Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où comme des remords se traînent de longs vers Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L'ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l'immortalité. - Désormais tu n'es plus, ô matière vivante ! Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux ; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

 

 

Le spleen, titre de ce poème, est défini par le premier vers qui, par un procédé cher à Baudelaire, est isolé du reste du poème et sonne comme une ouverture musicale, annonçant le thème qui sera développé dans les séquences suivantes. Ce thème reprend une idée que Baudelaire a explicitée dans les notes qu'il a regroupées sous le titre de « Fusées « (XIV, 21): «On dit que j'ai trente ans, mais si j'ai vécu trois minutes en une... n'ai-je pas quatre-vingt-dix ans?«

 

baudelaire

« traduire une volonté d'embrassement des contraires.

Il renvoie, sur le plan de l'expression formelle, au goût duparadoxe et de l'ambiguïté, à la culture des contradictions qui est à la racine de sa vision du monde et de sasensibilité poétique.Cette relation d'opposition et de similitude à la fois est reprise dans la contiguïté entre la «pyramide» et « l'immensecaveau».

L'idée de nombre suggérée par « immense» se poursuit dans «plus de morts que» qui renvoie à « moins desecrets que», rapport qui en introduisant l'image des « morts » constitue l'aboutissement du champ sémantiquereliant les « tiroirs» aux «secrets ».

Notons la dégradation qui, de « pyramide », mot à connotation noble, enpassant à « caveau», aboutit à la « fosse commune».

Le spleen effectue donc une oeuvre de destruction desvaleurs, de nivelage de l'expérience vécue.Il se produit un processus de corruption de l'esprit analogue à celui qui affecte la matière.

De même que les objetshétéroclites qui encombrent les « tiroirs», les «secrets» contenus dans le cerveau sont marqués par l'accumulationet l'in-différenciation.

Le grossissement exprimé par les images hyperboliques traduit cette extensibilité infinie dutemps qui correspond à l'accablement de l'ennui.

On peut voir dans les deux vers introduits par le premier tiret («Jesuis un cimetière...

») la dévalorisation des clichés poétiques, une dépoétisation, c'est-à-dire une démystification dulangage parallèle et analogue à la démystification de la vie effectuée par le spleen.

Dans les deux cas, la désillusionmet à nu la trivialité du réel, une fois dépouillé des oripeaux qui le recouvrent. La trace du passé Ainsi faut-il voir dans ce cimetière «abhorré» de la lune, un cimetière où la poésie habituelle n'a plus cours, uncimetière où la pourriture ne se pare plus des prestiges du clair de lune.

De même l'inversion de l'allégorie réaliséepar la comparaison entre « les remords» et les «long vers» a pour effet une contamination sémantique.

C'est le motabstrait, le concept, (« comme des remords») qui sert de support au terme concret, à l'image («se traînent de longsvers») alors qu'on s'attendrait au contraire.L'adjectif évoque d'ailleurs non seulement l'aspect physique, mais la longueur temporelle, le pouvoir délétère dutemps « gonflé » par le spleen.

Les « longs vers » font écho aux «longs ennuis» et aux « longs remords» que l'ontrouve fréquemment dans la poésie baudelairienne.Le dernier quatrain de cette strophe ajoute à cette idée d'étirement quantitatif une autre connotation, enl'occurrence, essentielle : le présent n'est qu'une forme corrompue du passé.

Les roses fanées en rimant avec lesmodes surannées expriment cette mort dans le temps, elles introduisent la notion de décadence.Le poète s'identifie à un décor disparu dont il ne reste que «l'odeur d'un flacon débouché».

Or, ce boudoir, cestableaux, ce flacon appartiennent à une réalité d'une autre époque.

On assiste ici à un redoublement de l'antériorité.La vie antérieure se charge de toute une préhistoire qui hante le subconscient du poète.

D'autre part, l'identificationà une image anachronique se produit sous la forme de la trace que ,ce passé a laissée derrière lui et qui vienthabiter le présent.

Cet épuisement, cet affadissement de la sensation lorsqu'elle se transforme en souvenir montrele rôle moteur de la mémoire dans l'apparition du spleen.Pour mieux comprendre ce passage, on peut le rapprocher d'un livre très « baudelairien », Les Cahiers de MalteLaurids Brigge du poète allemand Rainer Maria Rilke, qui écrit, entre autres choses, ceci : «Est-il possible que nous croyions devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés? Est-il possible qu'ilfaille rappeler à tous, l'un après l'autre, qu'ils sont nés des anciens, qu'ils contiennent par conséquent ce passé, etqu'ils n'ont rien à apprendre d'autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente?Oui, c'est possible.

Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n'a jamais existé? Est-ilpossible que toutes les réalités ne soient rien pour eux; que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien, commeune montre oubliée dans une chambre vide? Oui, c'est possible.

» Un chant de deuil Il y a déréalisation, néantisation de l'expérience vécue.

L'être (« la matière vivante ») est la proie des fantômes (lesmorts de «la fosse commune», « les morts les plus chers»).

Si le présent est si accablant, s'il s'allonge indéfinimentdans une langueur mortelle, c'est qu'il n'est pas vécu comme présent, comme ouverture sur la vie, mais parce qu'iln'existe que par rapport à un passé défunt, parce qu'il ne se définit que comme le vestige dégradé de ce passé.D'autre part, l'enfermement suggéré par ce lieu solitaire, où seuls des tableaux ternis («pastels plaintifs», «pâlesBoucher») «respirent» une odeur éventée, symbolise l'absurdité d'une vie qui n'existe que pour soi et non pour lesautres.Le spleen désigne donc l'autonomie de la conscience qui se replie sur elle-même, qui reflète son propre vide.

Leprésent est vidé par le trop-plein du passé.

La saturation du temps écoulé pèse sur le moment vécu et le bloque, leprive de devenir.

C'est pourquoi les « boiteuses journées» n'avancent pas, elles sont alourdies par le poids des «neigeuses années».

Le poids du temps signifie le froid de la mort.

Et cette association renforcée par la paronomaseentre le «flacon» et les «flocons» confirme l'assimilation du boudoir à un tombeau, déjà suggérée par le mot «gît».La conscience réflexive a donc pour effet de refermer le moi sur lui-même, de le murer, comme on mure un tombeau.L'auto-engendrement des métaphores constitue un réseau sémantique où les différentes séries se rejoignent pourdévelopper dans ses diverses variantes le thème dominant du poème.Ainsi l'idée de mort dans le temps et par le temps se concrétise dans l'image de l'entassement des flocons qui glaceet pétrifie la «matière vivante ».

Si l'ennui est le «fruit de la morne incuriosité», c'est parce que cette incuriosité estelle-même engendrée par l'absence d'intérêt pour la vie, pour le mouvement et le changement inhérents à la vie.. »

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