CHRÉTIEN DE TROYES : sa vie et son oeuvre
Publié le 21/11/2018
Extrait du document
«
à
bien son dernier ouvrage.
Au début de son Cligès, le
poète énumère ses productions antérieures : de courts
romans « antiques » (un texte sur la métamorphose de la
huppe, de l'hirondelle et du rossignol, qui est sans doute
le Philomena conservé dans l'Ovide moralisé, très posté
rieur; un Mors de l'espaule, qui relatait la légende de
Pélops et qui s'est perdu); il cite aussi un« art d'aimer »,
probablement inspiré, lui aussi, d'Ovi?e, un rqman «du
roi Marc et d'Iseut la Blonde», et Erec er En ide, qui
nous est parvenu intact.
En fait, Chrétien remonte le
temps et parle d'abord d' Érec, son ouvrage le plus
récent; il n'est donc venu qu'assez tard à la matière de
Bretagne, à laquelle se rattachent Érec et Énide, Cligès,
le Chevalier au lion, le Chevalier à la charrette et le
Conte du Graal.
On lui attribue aussi un Guillaume
d'Angleterre, qui est un roman édifiant étranger au
monde arthurien.
Ajoutons son œuvre lyrique : quelques
chansons, composées dans sa jeunesse, et qui sont peut
être les plus anciennes chansons de trouvère connues.
On peut, à partir de ces quelques éléments, reconstituer
la carrière de cet homme qui a été clerc, très marqué par
les doctrines courtoises et par le succès conjoint du
roman antique et des premiers Tristan, très soucieux
surtout de s'imposer par son art et par sa pensée à l' aris
tocratie et au public chevaleresque de son temps.
[Voir
ARTHUR ET LA LJ�GENDE ARTHURIENNE].
C'est préci�ément par rapport au roman antique et
par rapport au mythe de Tristan qu'il faut constamment
définir l'originalité de Chrétien de Troyes, qui prend ses
distances par rapport à ses prédécesseurs en se dégageant
des modèles latins et en condamnant le désespoir pas
sionnel de Béroul et de Thomas.
Ses intrigues se fondent
sur la quête de l'identité et sur les épreuves qualifiantes
par lesquelles se valorisent ses héros.
Mais plus Chrétien
vieillit, plus il est marqué par un christianisme intense
qui suscite chez lui le rêve d'une nouvelle chevalerie,
animée par la charité, dont Perceval, protagoniste du
Conte du Grac.l, serait en quelque sorte l'incarnation.
Les premières œuvres
On date, à tort ou à raison, les pièces lyriques de
Chrétien de Troyes des environs de 1160.
Deux chansons
lui sont attribuées avec certitude; quelques autres ne sont
peut-être pas de sa main.
De ces deux chansons, l'une
est particulièn:ment remarquable, parce que Chrétien y
prend d'ores et déjà ses distances par rapport au mythe
de Tristan.
Il s ·y défend, en effet, de connaître un amour
fatal: «Je n'ai pas bu le philtre dont Tristan fut empoi
sonné »; la fin' amors n'est donc pas une malédiction.
mais une élection, fondée sur le choix le meilleur.
La
fonction de la dame est de promouvoir spirituellement et
moralement C(:lui qu'elle accepte pour ami.
La passion
amoureuse concourt au progrès de l'individu : érotique
optimiste qui �era celle des grands romans du poète.
De fait, il existe une telle coïncidence entre cette éro
tique et la doctrine incluse dans le Chevalier à la char
rette que l'on peut se demander légitimement si les chan
sons sont si anciennes et si leur datation ne doit pas être
modifiée.
La première œuvre romanesque conservée de
Chrétien de Troyes exprime un sens tragique du destin
que l'on ne retrouvera plus dans les autres ouvrages :
Philomena doit à son modèle ovidien (un passage des
Métamorphoses) son climat de violence et de désespoir.
L'argument est bien connu : passion incestueuse du
héros pour sa :>elle-sœur, quïl viole et à qui il arrache la
langue, meurtre vengeur de son fils par l'épouse outra
gée.
Dans Ovide, la cascade finale des métamorphoses
corrige le pessimisme de l'intrigue : se transformer, c'est
survivre, dans un univers pythagoricien qui n'est pas
soumis à la mort définitive.
Au contraire, et paradoxale
ment, le texte de Chrétien, qui occulte ce dénouement, pousse
à son paroxysme la tragédie.
Ainsi en est-il d'au
tres poèmes ovidiens anonymes, sans doute contempo
rains, et qui participent du « lai>> par leur brièveté, tels
Piramus et Narcissus, qui sont eux aussi les histoires
d'une passion furieuse et mortelle.
Philomena s'inscrit dans une sorte de mode, celle du
roman antique [voir ROMANS ANTIQUES).
Autour de 1160
apparaissent le Roman de Thèbes, le Roman d'Énéas, le
Roman de Troie.
Ces vastes romans en ,vers adaptent en
ancien français la Thébaïde de Stace, I'Enéide de Virgile
et les chroniques troyennes de compilateurs tardifs dont
on croyait à tort qu'ils étaient les témoins oculaires de la
guerre de Troie.
Le roman antique marque en fait la
naissance du roman tout court.
Il adopte la forme (octo
syllabes à rimes plates) qui prédominait dans la chroni
que en vers, et son écriture est fidèle aux leçons des artes
dicendi : abondance des descriptions bien ordonnées,
pathétique des monologues et des dialogues, présence de
toute une rhétorique fondée sur un savant appareil de
tropes.
Les premiers romanciers se mettent à l'école des
maîtres antiques.
L'humanisme de leur art est celui de
bons écoliers encore respectueux d'une autorité, celle de
la culture latine et scolaire.
En choisissant la matière de
Bretagne, Chrétien va rompre avec cette tradition, qui se
poursuit pourtant jusqu'à la fin du Moyen Age (cf.
les
nombreuses continuations du Roman d'Alexandre et les
réfections continuelles dont vont être 1' objet Thèbes.
Troie et l' Énéas aux xme et xtv• siècles).
Le texte même de Philomena ne nous est connu que
par une transcription tardive, attribuée à Chrétien LI
GOis (?), mais ce n'est pas une raison pour prétendre que
ce poème n'est pas celui de Chrétien de Troyes.
Disons
qu'il s'agit d'un essai de jeunesse, et que le poète a
commencé sa carrière en imitant Ovide; mais là n'était
pas sa vocation profonde : la période « antiquisante » de
Chrétien de Troyes n'a pas dû se prolonger bien
longtemps.
Chrétien et le Tristan
Entre les « lais » antiques de Philo�nena et du Mors
de l'espaule et la rédaction d'Érec et Enide, il faut sans
doute situer le roman (perdu) du Roi Marc et d'lsew la
Blonde.
Ce texte a subi la malédiction qui frappe la
plupart des Tristan français (à l'exception du Tristan en
prose, plus tardif) : du poème de Béroul et de celui de
Thomas nous n'avons conservé que des débris, et le
Tristan d'un certain La Chèvre, mentionné par le prolo
gue de la branche II du Roman de Renart, a.
semble-t-il,
irrémédiablement disparu.
Le sujet des Tristan : la pas
sion adultère et mortelle d'un couple que sa ferveur
fatale met au ban de la société conférait à ces œuvres une
subversion corrosive qui a compromis leur transmission
écrite.
Chrétien lui-même a-t-il sacrifié à ce romanesque
sans concessions? C'est peu probable.
Le titre même de
son ouvrage exclut Tristan et insiste sur Marc et sur
Iseut, donc sur le mari et sur l'épouse, comme s' i 1 s'agis
sait paradoxalement d'un roman conjugal, et l'on peut, à
bon droit, se demander si ce pseudo- Tristan n'était pas,
en fait, une version moins provocatrice que les autres,
destinée à conjurer les prestiges dangereux d'un mythe
que Chrétien de Troyes, dès 1160 ou 1165, aurait vigou
reusement condamné [voir TRISTAN ET YSEUT].
Ce qui est sûr, c'est que toute 1' œuvre ultérieure de
Chrétien de Troyes prend parti contre la subversion des
Tristan.
Érec el Énide fait l'apologie du mariage.
Cligès
présente une héroïne, Fenice, qui refuse les compromis
sions d'Iseut acceptant de se donner à la fois à son mari
et à son amant : «Qui a le cœur, c'est celui-là qui a le
corps», principe au nom duquel la jeune femme réserve
sa personne à son ami en abusant son époux par un
subterfuge.
Et le Chevalier à la charrette ne consent à.
»
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