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Cinquième partie, chapitre V - Germinal de ZOLA

Publié le 17/01/2022

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Mme Hennebeau, très pâle, prise d'une colère contre ces gens qui gâtaient un de ses plaisirs, se tenait en arrière, avec un regard oblique et répugné ; tandis que Lucie et Jeanne, malgré leur tremblement, avaient mis un oeil à une fente, désireuses de ne rien perdre du spectacle. Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne. – Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe ! murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines, aimait à plaisanter la canaille avec les dames. Mais son mot spirituel fut emporté dans l'ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. – Quels visages atroces ! balbutia Mme Hennebeau. Négrel dit entre ses dents : – Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ? Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie. – Oh ! superbe ! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur. Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même. C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c'étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage

Sur le chemin du retour, de Marchiennes à Montsou, la petite troupe de bourgeoises (Mme Hennebeau, les filles de Deneulin, Cécile Grégoire), qu'accompagne l'ingénieur Négrel, s'arrête dans une ferme pour satisfaire au désir, exprimé par Cécile, de boire une tasse de lait. Voyant de loin accourir une foule de 3 000 mineurs, on dissimule la calèche dans la cour de la ferme et on observe, à l'abri des regards extérieurs, le passage de la foule. La « vision rouge de la révolution «, qui s'impose à Négrel et au petit groupe de femmes qu'il accompagne, est, à la fois, une réalité et un fantasme. D'emblée, le peuple apparaît, sous le regard horrifié et fasciné de ces bourgeois, comme une horde de « barbares « retournés à « la vie sauvage « et, sous le coup d'une métamorphose « animalisante «, comme des animaux sauvages dangereux, voire comme des « bouchers en pleine tuerie «. La « soirée sanglante « coïncide, symboliquement, avec une « fin de siècle « et, aussi bien, avec la disparition présumée du « vieux monde «. C'est que, succombant à la destruction des barbares, le monde bourgeois, que la révolution de 1789 a fait triompher, doit désormais faire place à un monde encore inconnu

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« « Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

» La violence du spectacleA quel spectacle assistent ces bourgeois ? Les groupes constitutifs de la « bande », apparemment cohérente etanimée des mêmes intentions, ne se laissent discerner qu'au fur et à mesure de leur approche de la ferme.Jeanlin vient en tête, soufflant dans cet instrument primitif et naturel qu'est la corne.Puis un millier de femmes se présentent, classées en fonction de leur âge : les femmes mûres, en premier lieu, lescheveux en désordre, parmi lesquelles certaines brandissent leurs enfants en guise de protestation (de deuil et devengeance); en second lieu, apparaissent les plus jeunes, exhibant leurs gorges et leurs bâtons avec une violencede « guerrières » ; enfin, les plus vieilles poussent des hurlements en chantant la Marseillaise.Ensuite, c'est au tour des hommes de défiler devant la grange-étable (« Et les hommes déboulèrent ensuite...

»).

Ilsse distinguent par leur fonction à la mine (galibots, haveurs, raccommodeurs, selon qu'ils manoeuvrent les berlines,creusent la veine de charbon ou consolident les galeries) et forment une masse unie, « confondue » par les mêmeshabits (culottes, tricots) et la même apparence « terreuse » (la terre n'est-elle pas leur élément ?).Femmes et hommes sont animés par la même soif de violence, ce qu'attestent leurs armes rudimentaires (bâtons,barres de fer et une unique hache) ou encore ces « drapeaux de deuil et de vengeance » que sont les corps desenfants, tout à fait comparables à « l' étendard de la bande », c'est-à-dire la hache-guillotine.Cette foule, malgré les traits distinctifs qui permettent d'en identifier les groupes constituants, impose le sentimentde constituer un seul corps, hommes et femmes confondus.

En effet, après avoir noté « l' uniformité terreuse deshommes », le narrateur fait porter le regard sur des détails représentatifs (yeux, bouches, sabots) : cessynecdoques révèlent l'indifférenciation de cette masse de 3 000 mineurs, elles en soulignent aussi la véhémenceexpressive.

Le chant révolutionnaire (la Marseillaise), crié, hurlé avec énergie, en particulier par les vieilles femmes,prolonge vers le ciel une protestation sonore et vengeresse, que rehausse le hérissement des armes et, notamment,de cette arme symbolique qu'est la hache, rappel en même temps qu'annonce d'une révolution. La profusion sensorielle d'un spectacle completLe spectacle se caractérise par un flux d'images, que désignent les verbes de perception (on « distinguait », on «voyait »), diversement appréciées comme une « belle horreur » (oxymoron né dans l'esprit des filles de Deneulin) ouune horreur médusante (Cécile se réfugie dans le foin) ou un spectacle d'«épouvante » qui affecte jusqu'aucourageux Négrel.

C'est qu'un regard peut massacrer, comme l'indique le texte.

Fascinés par le spectacle, lesbourgeois ne peuvent « détourner les yeux » de la foule qui les met en péril de mort.Aux perceptions visuelles s'associent d'autres perceptions, telles que le toucher (« la terre fut ébranlée »), l'odorat(la « sueur du peuple qui passe » doit être chassée par les flacons à parfums), l'ouïe (la corne de Jeanlin, leshurlements, les « mugissements », le « claquement » des sabots).

Il ne manque à ce spectacle complet que lesperceptions gustatives.

Mais, justement, comment ces affamés mobiliseraient-ils agressivement le palais si ce n'esten découvrant des « mâchoires de bêtes fauves », des « mâchoires de loups », susceptibles de « mordre » et doncde goûter et de répandre le « sang » d'une « tuerie d'abattoir » ? Ainsi la profusion sensorielle captée par lespectateur bourgeois s'exerce-t-elle avec une puissance dévastatrice. La prophétie d'un bain de sangCette foule en mouvement représente une irrésistible «force de la nature », identique à celle du « roulement detonnerre » ou de « l' ouragan » : le passage forcené des 3 000 mineurs (qui « déboulèrent » en une « débandadeenragée ») en est l'illustration.Or la puissance de cette foule, dans l'imagerie des bourgeois, présente un caractère exclusivement destructeur.

Lebain de sang que met en scène la lumière du couchant assimile les mineurs à des « bouchers », le sang versé étantcelui des bourgeois, selon la version qui prévaut dans la deuxième partie du texte : « la route sembla charrier dusang » ; le peuple « ruissellerait du sang des bourgeois ».L'imagination des observateurs, fascinés par la vision de leur propre destruction, élabore un scénario dramatique etcatastrophique, dans lequel chacun des détails significatifs perçus au cours du défilé de la foule s'intégrera dans undélire organisé : le crépuscule sanglant devient « un soir » (le grand soir) révolutionnaire où la hache-guillotinecouperait des « têtes », ferait « ruisseler » le sang et l'on reverrait « les mêmes guenilles », le « même tonnerre »,la « même cohue ».Mouvements, odeurs, vision, toute l'abondance sensorielle anime l'hallucination ; bien plus, elle la rend vraisemblableet même vraie.

La « fin de siècle » est rendue crédible par la « soirée sanglante » et la « vision rouge » de la «bande » en marche, projetée dans le futur grâce à l'emploi des conditionnels (« apporterait », « galoperait «ruissellerait »), prend les proportions gigantesques, éminemment « épiques », d'une extermination apocalyptique. La révolution : un retour à la vie sauvage ?L'homme civilisé des villes ferait alors retour à ses origines «barbares », à «la vie sauvage » de la nature primitive («dans les bois »).

Par contraste avec la civilisation, on assisterait aux déchaînements de l'instinct libéré dans toutesa violence : le « grand rut » de l'accouplement animal, la « grande ripaille » qui remplirait les ventres affamés, lesaccage des « coffres », l'appropriation violente des femmes et des caves, de l'or, de la pierre et des fortunes, telleserait la régression que redoutent les bourgeois, et qui mènerait sûrement à l'anéantissement du « vieux monde ».Le non catégorique qu'expriment les formes négatives («plus rien », « plus un sou », « plus un titre ») répond au «oui» exprimé par trois fois (« oui, un soir », « oui, ce seraient », « oui, c' étaient ces choses »).

Il faut entendre par. »

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