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Colette: La Retraite sentimentale, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade.

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

 

La narratrice vient de quitter sa maison avec son chien bull, Toby-Chien, pour une promenade dans la forêt sous la neige.  

Léger comme un elfe, un petit écureuil vole au-dessus de nous de branche en branche. [...] Tout d'un coup, c'est presque la nuit... A cause du sol blanc, on ne prend pas garde que la nuit peut venir, et on y pense quand elle est là. A mes pieds, le petit bull tremble, pendant que, debout, les yeux fatigués, je cherche ma route au sortir du bois noir... Rien ne bouge sous le ciel fermé, et l'oiseau sombre qui me fuit semble se taire exprès... J'hésite, égarée, privée du reflet de feu qui devrait teinter l'ouest et me guider vers le gîte. Toute petite angoisse, factice, mais que je nourris, que j'exagère avec un plaisir de Robinson enfant... Vers la neige qui bleuit, le ciel s'abaisse et pèse, près de m'écraser, moi, moi pauvre bête sans coquille et sans maison... Allons, un peu plus d'imagination, un peu plus d'angoisse encore, rêveuse éveillée! Redis-toi presque haut des mots qui ont, à cette heure-ci, un pouvoir mystérieux : «... la nuit... la neige... la solitude...« Qu'une âme effarouchée et sauvage s'échappe de la tienne! Oublie les hommes et la route, et la maison amie, oublie tout, sauf la nuit, la crainte, la faim qui te presse et diminue ton courage; cherche d'une oreille qui tressaille et remue sous tes cheveux, d'un oeil agrandi et aveugle, le pas devant que tu fuis, la forme plus noire que la nuit et qui pourrait se dresser là, ici, devant, derrière... Fuis, heureuse de ta peur à laquelle tu ne crois pas! Fuis pour entendre ton coeur dans ta gorge, mêlé au râle essoufflé de Toby-Chien. Fuis plus vite, poursuivie par l'ombre de l'ombre, glisse sur la neige qui gèle et qui crie comme une vitre; fuis jusqu'au havre que retrouve ton instinct, jusqu'à la porte rougeoyante où tu trébuches, en palpitant, comme l'écureuil, et où tu soupires... dégrisée... «Déjà!«

Vous ferez de ce texte un commentaire composé en évitant de dissocier artificiellement le fond et la forme. Vous pourriez par exemple étudier les rapports que ce texte établit entre la peur (réelle ou imaginaire) et le plaisir du jeu.

 

 

• Sidonie Gabrielle Colette (1873-1954) connut au début du siècle un succès de scandale, dû à sa vie de femme assez libre, et à quelques romans libertins comme la série des Claudine. Plus tard, elle approfondit son analyse de l'amour dans Le Blé en herbe ou La Naissance du jour. Mais elle aimait aussi évoquer les animaux (Dialogues de bêtes, La Chatte), son enfance dans la campagne de Bourgogne et sa mère Sido (Sido). Son art se distingue par un amour de la vie qui accorde une grande part aux sensations, aux objets, aux joies simples. • La Retraite sentimentale se situe à la fin de la série des Claudine, qui raconte les évolutions d'une enfant bientôt devenue femme. Le roman peint une Claudine presque assagie, réfugiée à la campagne chez une amie pendant que son mari se soigne en Suisse. Les notations sur la nature et la vie alternent avec quelques événements sentimentaux. — Le passage proposé porte sur les relations complices entre Claudine et un chien. La coupure marquée par le signe [...] ne recouvre qu'une longue description de l'écureuil.

 

« A.B. DEVOIR RÉDIGÉ Dans La Retraite sentimentale (1907), l'on retrouve les thèmes préférés de Colette : l'amour certes, mais aussi le contact avec la nature et les bêtes. Dans ce passage, l'auteur évoque une soirée où son héroïne, Claudine, se retrouve éloignée de sa maison après unepromenade et craint de perdre son chemin. La peur qui saisit la promeneuse et son chien est à la fois réelle et feinte : aux appréhensions devant le noir et lefroid se mêlent le plaisir de se faire peur quand on sait que le danger n'est pas grand, et la complicité entre la maîtresse et son animal favori. *** Surpris par l'obscurité d'un soir d'hiver, Claudine et son chien, soudain isolés dans une nature hostile, risquent de nepas retrouver leur maison. Tout d'abord, le texte évoque la brusquerie de la tombée du jour : «Tout d'un coup, c'est presque la nuit» (l.

3).Colette justifie l'inconscience de son héroïne par la réverbération de la neige : le «sol blanc» (l.

3-4) fait croire quele jour dure encore, alors qu'il tombe plus tôt que durant la belle saison. La disparition du jour est marquée par un riche champ lexical* de l'obscurité et de l'enfermement : le «bois noir» (l.7), le «ciel fermé » (l.

7) qui « s'abaisse et pèse » comme un couvercle (l.

12), la «neige qui bleuit» (l.

12), «l'oiseausombre» (l.

8), «la forme plus noire que la nuit» (l.

22-23), «l'ombre de l'ombre » (l.

27).

Claudine perd les repères qui lui permettraient de s'orienter : elle devient « aveugle» (l.

22) et le « reflet de feu» (l.

9) du coucher de soleil,situé à l'ouest, la prive de ce « guide » (l.

10).

Elle « hésite, égarée » (l.

8-9), elle sent la « solitude» (l.

17) quil'entoure.

Un silence et une immobilité inquiétants s'installent : «l'oiseau [...] semble se taire exprès» (l.

8), «Rien nebouge» (l.

7).

Enfin, «la neige qui gèle et qui crie comme une vitre» (l.

27-28) se transforme en une glace dangereuse propice aux chutes. La nuit, désertée par les couleurs et les mouvements du jour, se peuple de présences inconnues et dangereuses.

Cephénomène courant, qui vient de l'angoisse, apparaît avec la mention du « pas » (l.

22) que Claudine croit entendre derrière elle, de « la forme » (l.

22) affolante qu'elle craint de voir surgir « là, ici, devant, derrière» (l.

23-24). La peur, évoquée elle aussi par un champ lexical varié, amplifie l'hostilité de la nature.

S'y ajoutent la fatigue, la «faim » (l.

20) et le froid.

La jeune femme est prise d'« angoisse» (l.

10 et 15), de «crainte» (l.

19), de «peur» (l.24), son âme est « effarouchée» (l.

17).

Elle subit le « pouvoir mystérieux» de la nuit (l.

16) et se sent diminuée,«sans coquille et sans maison» (l.

13-14) pour la protéger.

Le petit bull «tremble» (l.

5) de peur ou de froid, l'oreille de Claudine « tressaille » (l.

21) au moindre bruit. C'est pourquoi un mouvement de fuite envahit tout le texte.

Amorcée avec le vol de l'écureuil à la première phrase,elle continue avec l'envol de l'oiseau sombre (l.

8) puis avec la course de Claudine qui se sent « poursuivie » (l.

26): «le pas devant que tu fuis» (l.

22).

On trouve six occurrences de ce verbe, tantôt au présent de l'indicatif actif (« fuit », 1.

8, «tu fuis», 1.

22), tantôt à l'impératif (« fuis », 1.

24, 25, 26 et 28).

Il forme avec le mot « nuit »,présent cinq fois, un leitmotiv* qui scande le passage, et produit une assonance en [ui].

Il constitue également uneanaphore* dans les quatre dernières phrases. *** Cette frayeur cependant est à demi feinte.

Claudine a une longue habitude de la nature et un tempérament bientrempé.

En fait, elle joue à se faire peur, et se compare avec amusement à une bête prise de terreur, car elle saitque le danger n'est pas grand. Le jeu consiste d'abord à augmenter artificiellement sa frayeur pour jouir de sensations extrêmes, un peu comme unspectateur durant un film d'épouvante.

Dès la huitième phrase, la narratrice analyse fidèlement ses réactions :«Toute petite angoisse, factice, mais que je nourris, que j'exagère avec un plaisir de Robinson enfant...

» (l.

10-12).L'adjectif « factice », qui vient du latin facere, « faire», désigne ce qui n'est pas naturel.

En s'assimilant à un Robinson enfant, Claudine montre qu'elle se raconte une histoire comme le font les bambins.

Robinson symbolise leslectures de jeunesse et la solitude vécue par un roman qui finit bien. Les émotions fortes ainsi recherchées consistent à « entendre ton coeur dans ta gorge, mêlé au râle essoufflé deToby-Chien » (l.

25-26), «en palpitant» (l.

29-30).

La complicité avec l'animal domestique, qui suit le même rythmeet éprouve les mêmes sentiments dans cette course folle mais enjouée, contribue à l'allégresse. Le bonheur ainsi procuré s'exprime d'ailleurs clairement à la fin du texte : « Fuis, heureuse de ta peur à laquelle tune crois pas ! » (l.

24-25). Plus audacieusement encore, Claudine, au lieu de se rassurer, s'exhorte à avoir encore plus peur.

De nombreuximpératifs l'incitent à oublier ce qui pourrait la réconforter : « Allons, un peu plus d'imagination, un peu plusd'angoisse encore...

» (l.

14-15) ; « Redis-toi [...] des mots qui ont [...] un pouvoir mystérieux» (l.

15-16) ; «Oublie. »

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