CRÉBILLON Claude Prosper Jolyot de : sa vie et son oeuvre
Publié le 22/11/2018
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CRÉBILLON Claude Prosper Jolyot de (1707-1777). Nanti d’un père hautement respectable et d’une réputation d’écrivain licencieux, « Crébillon fils » a connu un long purgatoire. Le voici aujourd’hui reconnu à sa vraie valeur : celle d’un grand romancier d’analyse, à la manière de Prévost et Marivaux, moins attaché toutefois à décrire des sentiments — ou ce qu’il en reste chez les roués du siècle de Louis XV — qu’à démystifier le discours amoureux. Auteur enfin, avec les Égarements du cœur et de l'esprit, d’un roman qui incarne parfaitement ce qu’on nomme aujourd’hui le « rococo » littéraire.
Le peintre et ses modèles
Claude Prosper Jolyot de Crébillon naquit à Paris le 14 février 1707. Après de brillantes études au collège Louis-le-Grand, il échappe aux jésuites pour les théâtres, le monde et les sociétés dites « chantantes ». Familier de la duchesse du Maine et de la cour de Sceaux, fondateur avec Piron et Collé, en 1729, du joyeux Caveau, membre plus tard de l’Académie de Ces Messieurs, il débute en 1730 avec le Sylphe, ou la rencontre d’une jolie femme et d’un visiteur nocturne peut-être imaginaire. Après ce récit rétrospectif en partie dialogué, un roman épistolaire d’un ton plus grave : les Lettres de la marquise de M... au comte de ..., description des étapes d’une passion destructrice (1732). Nouveau changement de cap : en 1734, /’Écumoire, « histoire japonaise », en réalité conte de fées à rebondissements comico-érotiques, contient aussi des allusions satiriques à la bulle Unigenitus lancée contre les jansénistes, et le cardinal Dubois y apparaît sous les traits du grand prêtre Saugrenutio. Au passage, Crébillon égratigne un confrère en pastichant la Vie de Marianne de Marivaux (1731). Dans l’agitation alors créée par les Convulsionnaires et les divisions du clergé, on l’emprisonne quelques jours à Vincennes d’où il sort grâce à la princesse de Conti.
En 1736-1738 paraissent les trois premières parties (il n’y en aura pas d’autres) de son chef-d’œuvre, les Égarements du cœur et de l'esprit. En 1740, Crébillon publie le Sopha, conte pseudo-oriental où l’objet-titre sert de lien, voire de support matériel à une succession de récits libertins; Laclos en fera une lecture favorite de Mme de Merteuil dans les Liaisons dangereuses. Nouvel emprisonnement, cette fois pour outrage aux bonnes mœurs.
Après un nouveau récit « oriental », Ah! quel conte (1754), où Crébillon règle ses comptes avec Diderot (qui l’avait baptisé « Girgiro l’entortillé » dans les Bijoux indiscrets), et un roman imité des Happy foundlings d’E. Haywood, les Heureux Orphelins (1754), Crébillon donne deux ouvrages de jeunesse gardés en portefeuille : de courts dialogues en temps réel où l’échange verbal de deux futurs amants retarde et fait désirer le temps du plaisir, la Nuit et le Moment (1755), le Hasard au coin du feu (1763). Retour enfin au roman épistolaire avec les Lettres de la duchesse de... au duc de... (1768), où au contraire l’écriture diffère indéfiniment la rencontre des corps, et les Lettres athéniennes (1771).
L’œuvre entière de Crébillon n’a qu’un seul objet, les masques et les ruses du libertinage, mais décrits au travers d’un prisme changeant : récits, dialogues, contes, romans par lettres, comme si le peintre s’efforçait de cerner un même modèle en faisant varier le lieu et la forme du discours. Mais ce modèle ne lui ressemble guère : une Préface émue dédie les Égarements à son vieux père « au nom de l’amitié la plus sincère et la plus tendre »; en 1748, il épouse fort bourgeoisement sa maîtresse Henriette Stafford-Howard, et en 1759 devient censeur royal. Était-il même le joyeux compagnon évoqué par certains? Crébillon mourut en 1777, pauvre et oublié; et dans sa nécrologie, la Correspondance littéraire cita le témoignage de ses amis du Caveau sur « le grand air de décence et de dignité qui ne le quittait pas, même dans leurs plus folles orgies ».
La machine humaine
Le contraste est grand, dans les romans de Crébillon, entre la préciosité du discours et la brutalité des désirs. En témoigne ce double lexique, d’un côté celui de la théorie du comportement amoureux, distribué en antithèses : passion/goût, tête/sentiment, esprit/cœur, face à celui de sa pratique sociale : « avoir » une femme, « prendre » un amant; « Nous parlerons de Julie... Combien y a-t-il que vous l’avez eue? » (la Nuit et le Moment). Et cette théorie même, quel est exactement son statut? Est-ce un savoir objectif procédant d’un héros particulièrement lucide ou, comme dans les contes, d’un narrateur extérieur à l’action? Ou n’est-ce qu’un discours mystificateur destiné seulement à lever les interdits sociaux?
D'où une double tentation, car comme chez Proust le lieu d’énonciation n’est pas toujours explicite : celle de prendre au sérieux cette « rhétorique du plaisir » (L. Ver-sini), de reconstruire cette « physique de l'amour » apparemment fondée sur des lois rigoureuses (Stendhal, dans De l'amour, reconnaîtra plusieurs emprunts à Crébillon) : « La tête seule fait tous les frais du sentiment que l’on se croit » (Heureux Orphelins), « L’amour, un mouvement des sens dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une vertu » (la Nuit et le Moment). Ou faut-il d’abord considérer le dialogue comme un hommage rendu au code social, différant et justifiant l’acte sexuel, les machines humaines produisant du discours comme pour lubrifier les connexions érotiques à venir? Car ce stade « oral » est une étape nécessaire pour transformer une rencontre en « occasion »; échange d’un corps contre des mots qui donnent l’illusion de l’amour. Si bien que la véritable performance libertine consiste moins à fournir au partenaire réticent des maximes commodes
«
grand
air de décence et de dignité qui ne le quittait pas,
même dans leurs plus folles orgies».
la machine humaine
Le contraste est grand, dans les romans de Crébillon,
entre la préciosité du discours et la brutalité des désirs.
En témoigne ce double lexique, d'un côté celui de la
théorie du comportement amoureux, distribué en anti
thèses : passion/goOt, tête/sentiment, esprit/cœur, face
à celui de sa pratique sociale : «avoir>> une femme,
« prendre >> un amant; « Nous parlerons de Julie ...
Com
bien y a-t-il que vous l'avez eue?» (la Nuit et le
Moment).
Et cette théorie même, quel est exactement son
statut? Est-ce un savoir objectif procédant d'un héros
particulièrement lucide ou, comme dans les contes, d'un
narrateur extérieur à l'action? Ou n'est-ce qu'un discours
mystificateur destiné seulement à lever les interdits
sociaux?
D'où une double tentation, car comme chez Proust le
lieu d'énonciation n'est pas toujours explicite : celle de
prendre au séneux cette« rhétorique du plaisir >> (L .
Ver
si ni), de reconstruire cette« physique de l'amour >> appa
remment fondée sur des lois rigoureuses (Stendhal, dans
De l'am our , reconnaîtra plusieurs emprunts à Crébil
lon) : (la Nuit et le Moment).
Ou
faut-il d'abord considérer le dialogue comme un hom
mage rendu au code social, différant et justifiant l'acte
sexuel, les machines humaines produisant du discours
comme pour lubrifier les connexions érotiques à venir?
Car ce stade >; échange d'un
corps contre des mots qui donnent l'illusion de l'amour.
Si bien que la véritable performance libertine consiste
moins à fournir au partenaire réticent des maximes com
modes («Qu'est-ce qui fait le crime? C'est le consente
ment>>, l'Ecumoire) qu'à le vaincre sans avoir respecté
les termes du marché : «Et vous ne m'aimez pas! Au
moins, dites-moi donc que yous m'aimez!>> (le Hasard
au coin du feu).
Dans les Egarements, Crébillon entre
lace à la perfection ce double discours, à la fois signe du
désir et instrument d'analyse.
Car Meilcour est à la fois
le héros de l'histoire, jeune aristocrate s'initiant à
1 'amour, et le r arrateur au présent d'un récit rétrospectif :
démarche prOJStienne qui conduit des illusions à la
vérité, mais aussi procès-verbal d'une construction du
moi au fil d'épreuves successiv�s.
Démarche sensualiste,
également, et par laqueiJe les Egarements appartiennent
pleinement à leur siècle.
Les Égarements du cœur et de l'esprit.
-Le roman se
présente sou:; la forme de " mémoires » : narration rétros
pective par un homme d'âge mûr.
juge ironique de sa naï
veté et de ses illusions passées.
A dix -s e p t ans.
le jeune
Meilcour est •m quête d'« une passion.
telle qu'elle puisse
êt re •.
U ne pre mi ère initiatrice s'offre à lu i.
la marquise de
Lursay .
une arnie de sa mère .
Seconde expérience.
celle du
coup de foudre po ur l'énigmatique Hortense de Théville :
une conversation surprise lui laisse quelque espoir d'être
aimé par la je une fille.
Cependant.
éperdu de respect
devant la mar quis e.
il manque piteus ement 1'« occ asio n»
que ce lle -c i lui offre.
Éche c suivi d'une désillusion avec les
révélations du libe rtin Versac sur le passé de Mm• de Lursay
(1'0 partie).
Béat d'admiration devant Versac.
et ch erc han t à
i m it e r sa désinvolture.
Meilcour se rend chez son ancienne
idole pour l'humilier.
Mais l'affaire tourne à sa propre confu
sion.
Arrive .llors chez la mar qu is e M11" de Théville :
c onjo nctio n imprévisible pour qui ne connaît pas le rituel
social.
Autre entrée.
celle d'une co q uet te défraîchie.
Mm• de Senanges.
Désorienté par la pré se nc e d'Hortense.
les révélations de Versac et les avances de Mm• de Senan
ges.
Meilcour donne à celle-ci qu elq ue esp oi r (Il• partie).
Promenade aux Tuileries avec Mm• de Senanges.
qui alli- che
sa nouvelle conquête.
et ren con tr es gêna nte s : Ver sa c.
p ui s.
tou jour s ensemble.
Hortense et Mm• de Lursay.
tris
tesse silencieuse de rune.
moqueries de l'au tre.
Enfermé
chez lui.
Meilcour reçoit la visite de Versac qui lui livre les
décevants secrets de la mondanité.
La leçon n'es t guè re
retenue : Mm• de Lursay joue à Meilco ur la comédie de
l 'a m ou r vra1 et il succombe enfin.
Mais sans plai sir : car il
lui manque encore ce • quiétisme de l'amour» qui perme t
de vivre sereinement une grande passion tout en cueillant
les " occasions » au bord du chemin (111° partie).
Un romancier cc rococo ,,
Appliquant à la littérature des Lumières un terme
emprunté aux beaux-arts, R.
Laufer décèle en de nom
breux romans du temps une «unité organique>> faite
« d'éléments symétriques ...
ordonnés autour d'un centre
invisible>>, comme l'est aussi le centre de perspective
d'un jardin rococo : clarté des séquences narratives pri
ses individuellement, ambiguïté du sens global, profond,
de 1 'œuvre.
L' tcumoire, par exemple, présente en
contrepoint les mésaventures de deux jeunes époux, Tan
zaï et Néadarné, luttant contre la malédiction qui les
empêche de coucher ensemble.
Mais pour rompre l'en
chantement, ils devront commettre 1' un et 1' autre une
infidélité! Au fil de prodiges et de métamorphoses opérés
par la fée Concombre et le génie Jonquille, alias
« Mange-taupes », ils auront enfin droit à un plaisir par
tagé.
Dénouement ambigu : leur infidélité n'était-elle
qu'un songe, comme ils se l'affirment mutuellement?
Une fatalité? Le prix à payer pour un amour authentique?
Était-ce un conte? La « morale» de Crébillon se plaît
à ces incertitudes, thématisées par le « songe>> comme
libération des désirs à la fois totale et sans conséquence :
c'est ce que suggère le visiteur nocturne du Sylphe.
De
même les héros de la Nuit et le Moment échangeant sur
un lit des récits galants jusqu'à confondre le souvenir et
la réalité, les plaisirs de l'imagination et ceux de l'« oc
casion >>, passent à 1 'acte sans presque cesser de discou
rir.
Comme le dit Jonquille, «On ne peut répondre du
moment; il en est où la nature agit seule, et où l'on se
trouve précisément dans le cas d:un songe qui offre à
vos sens les objets qu'il veut» (l'Ecumoire).
Parfois Crébillon semble condamner ce « quiétisme >>
qui permet au libertin de satisfaire des « fantaisies >> tout
en vivant un amour authentique par ailleurs.
Mais parfois
ce compromis paraît la seule voie possible : face à un
«attachement durable>>, «qu'importent tous ces petits
écarts dans lesquels les entraînent 1' occasion, le
caprice >>, proclame la marquise du Hasard au coin du
feu.
Ainsi, d'une œuvre à l'autre, les «leçons>> se
contredisent.
Mais ce sont les tgarements qui incarnent
le mieux cette poétique du rococo : un roman sans point
fixe, comme le note J.
Sgard, où s'intercalent le savoir
du moi-narrateur et la naïveté du moi-héros, un amour
pur mais dont l'objet se dérobe et un désir réel qui se
prend pour de l'amour.
Où se trouve la «norme>> par
rapport à ces «égarements>> symétriques du cœur
(Mme de Lursay) et de l'« esprit >> (Versac)? Dans l'après
du roman, ou plutôt dans cet intervalle invisible et non
dit entre le présent de l'histoire et celui de la narration,
en ce temps où, selon la Préface, Meilcour rencontre
enfin une « femme estimable>> : Hortense? Nous ne le
saurons jamais : le roman est « inachevé>> ...
Le rococo,
chez Crébillon, signifie précisément cette incapacité
ultime des mots à ordonner le monde des désirs et des
sentiments; paradoxalement, la sophistication des diaJo
gues et des analyses, la précision des « lois >> et des
maximes en viennent à dénoncer leur propre artifice et à
démontrer le caractère illusoire de la fameuse lucidité
dont se vantait l'âge classique.
BIBLIOGRAPHIE Œuvres.
-Collection complète des Œuvres de M.
Crébillon
Fils, Lond re s, 1777, rééditée par Sla tk in e , Genève, 1968;.
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