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Démocrite et les Abdéritains de La Fontaine (commentaire)

Publié le 26/07/2012

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Recueil : II, parution en 1678. Livre : VIII. Fable : 26, composée de 49 vers. Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire ! (1) Qu’il me semble profane, injuste et téméraire (2), Mettant de faux milieux entre la chose et lui, Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui ! 5 Le maître d’Épicure (3) en fit l’apprentissage. Son pays le crut fou : petits esprits ! Mais quoi ? Aucun n’est prophète chez soi (4). Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage. L’erreur alla si loin qu’Abdère députa (5) 10 Vers Hippocrate et l’invita, Par lettre et par ambassade, À venir rétablir la raison du malade : « Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant, Perd l’esprit : la lecture a gâté (6) Démocrite ; 15 Nous l’estimerions plus s’il était ignorant. Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite ; Peut-être même ils sont remplis De Démocrites infinis. Non content de ce songe, il y joint les atomes (7), 20 Enfants d’un cerveau creux, invisibles fantômes ; Et, mesurant les cieux sans bouger d’ici bas, Il connaît l’univers, et ne se connaît pas. Un temps fut qu’il savait accorder les débats Maintenant il parle à lui-même. 25 Venez, divin mortel ; sa folie est extrême. « Hippocrate n’eut pas trop de foi pour ces gens ; Cependant il partit. Et voyez, je vous prie, Quelles rencontres dans la vie Le Sort cause ! Hippocrate arriva dans le temps 30 Que celui qu’on disait n’avoir raison ni sens Cherchait dans l’homme et dans la bête Quel siège a la raison, soit le cœur, soit la tête. Sous un ombrage épais, assis près d’un ruisseau, Les labyrinthes (8) d’un cerveau 35 L’occupaient. Il avait à ses pieds maint volume, Et ne vit presque pas son ami s’avancer, Attaché (9) selon sa coutume. Leur compliment fut court, ainsi qu’on peut penser : Le sage est ménager du temps et des paroles. 40 Ayant donc mis à part les entretiens frivoles, Et beaucoup raisonné sur l’homme et sur l’esprit, Ils tombèrent sur la morale (10). Il n’est besoin que j’étale Tout ce que l’un et l’autre dit. 45 Le récit précédent suffit Pour montrer que le peuple est juge récusable (11). En quel sens est donc véritable Ce que j’ai lu dans certain lieu, Que sa voix est la voix de Dieu ? (1) Du vulgaire : le peuple. En fait, La Fontaine ne hait pas autant le vulgaire que ses préjugés, ses « pensers «. (2) Téméraire : irréfléchi. (3) Démocrite : il fut le maître du philosophe grec Épicure (Samos ou Athènes 341 – Athènes 270 av. J.-C.), fondateur, en 360 av. J.-C., de l’épicurisme, une des plus importantes écoles philosophiques de l’Antiquité. (4) Chez soi : la sentence initiale est à rechercher dans l’Évangile selon Luc (« En vérité, je vous le dis, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie «, La Bible de Jérusalem, Luc, Chapitre IV, verset 24). (5) Députa : envoya. (6) Gâté : atteint de gâtisme, qui radote. (7) Il y joint les atomes : Démocrite est le père de théorie des atomes ; c’est d’ailleurs lui qui en inventa le nom. (8) Les labyrinthes : les circonvolutions. (9) Attaché : absorbé. (10) La morale est, en philosophie, la théorie du bien et du mal. Ses normes fixent les fins de l’action humaine. (11) Juge récusable : on ne peut pas admettre ses jugements. (12) Sa voix est la voix de Dieu : l’expression proverbiale est « Vox populi, vox Déi « (La voix du peuple est celle de Dieu «.

La situation d’énonciation indique clairement que La Fontaine ne s’adresse pas à un profane (vers 2), c’est-à-dire à un destinataire universel, mais au lecteur sage, initié à la philosophie et à la sagesse antique, partageant son admiration pour la philosophie épicurienne. Ainsi, l’auteur se présente comme un héritier des sages antiques et dont les modèles sont Démocrite, Hippocrate mais aussi et surtout Épicure (Démocrite est avant tout présenté comme Le maître d’Épicure (vers 5).

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« Introduction Les fables sont des apologues c'est-à-dire des récits courts, divertissants, qui se concluent par une morale générale qu'ils illustrent.Les Fables choisies mises en vers ont été publiées par Jean de La Fontaine (1621-1695) de1668 à 1693, en deux recueils.La fable 26 du livre VIII, Démocrite et les Abdéritains, est située dans le second recueil où le bestiaire et l'imaginaire en liberté du fabuliste s'est nettement amoindripour s'orienter vers une réflexion plus sérieuse et sentencieuse.

Pour cet apologue, La Fontaine a puisé son inspiration dans une série de vingt-trois Lettres (que Littréa démontré être apocryphes) du philosophe grec Démocrite (vers 460 – vers 370 av.

J.-C.) et du médecin Hippocrate (vers 460 – vers 377 av.

J.-C.).

Dans une de ceslettres, les notables de la ville d'Abdère, cité réputée depuis toujours pour la stupidité de ses habitants, écrivent à l'auteur du « Serment » pour lui demander de venirsoigner le vieux philosophe qu'ils tiennent pour fou.

Conformément à l'orientation du second recueil, La Fontaine n'a ici pas recours à un détour par une métaphoreanimalière et, sous une critique sociale, exprime dans cette fable allégorique par excellence ses propres choix philosophiques. I- Une critique du peuple a- L'intervention du narrateur Contrairement à la plupart de ses Fables, La Fontaine cherche moins à enseigner une idée générale et admise qu'à exprimer sa propre opinion.

Ainsi, les marques dunarrateur abondent et la morale apparaît comme très personnelle. - L'énonciationDès les premiers vers, le locuteur-fabuliste intervient.

Les marques de la première personne du singulier sont présentes (Que j'ai toujours, vers 1 ; Qu'il me semble,vers 2) et paradoxalement, on peut toujours les relever à la fin de l'exemplum (Il n'est pas besoin que j'étale, vers 43) et surtout dans la morale (Ce que j'ai lu, vers48).La critique de l'auteur est ainsi marquée du sceau de la subjectivité.

Le lecteur perçoit clairement que La Fontaine ne cherche pas à enseigner une leçon à travers unregistre didactique mais utilise explicitement le registre polémique afin d'exprimer une dénonciation virulente. - La subjectivitéLes interventions personnelles du locuteur apparaissent nettement avec :.les points d'exclamation (vers 1, 4, 6, 29).des termes à forte charge subjective exprimant un point de vue (haï, vers 1 ; me semble, vers 2), d'autant plus significatifs qu'ils inaugurent la fable.

Ils sont autant demodalisateurs qui témoignent de la violence satirique de cette fable. b- Une double critique - une critique de la bêtise humaineDans cette fable, la cible de La Fontaine est explicite : il s'agit du peuple ! Partie de la société pour qui l'auteur a, dans d'autres fables, une affection particulière etdont il dénonce le statut souvent servile, le peuple est ici critiqué pour sa bêtise.

Le choix de l'anecdote et du peuple abdéritain est alors éloquent puisque la citéd'Abdère était réputée depuis toujours pour la stupidité de ses habitants.Le champ lexical péjoratif et dépréciateur de ce peuple en témoigne :.profane, injuste et téméraire (vers 2).petits esprits (vers 6).Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage (vers 8).

L'antithèse reprenant le terme « fou » (terme utilisé par le peuple au vers 6 pour qualifier Démocrite mais queLa Fontaine attribue ici au peuple même) sert la stratégie de dénonciation : l'auteur utilise les mots des adversaires pour les retourner contre eux.La bêtise du peuple vient de son ignorance et de son incapacité à comprendre les esprits supérieurs. - une critique de la sagesse populaireElle sert la mise en valeur de la véritable sagesse, celle du philosophe.

La morale (vers 45 à 49) souligne une critique de la sagesse populaire.

La Fontaine jubile enfaisant référence à la locution proverbiale « Vox populi, vox Déi » (La voix du peuple est la voix de Dieu), d'autant qu'il reprend celle que l'on retrouve égalementdans l'Astrée (roman pastoral d'Honoré d'Urfé particulièrement prisé par l'auteur) : « N'est-il pas vrai que la voix du peuple, c'est la voix de Dieu ? ».La position conclusive et interrogative de ce proverbe en traduit une critique en le présentant comme absurde et témoigne finalement l'incompatibilité de la sagessepopulaire avec la véritable sagesse qui est celle du philosophe.

D'autant que cette même sagesse populaire est, auparavant, largement dépréciée (la lecture a gâté, vers14 ; Nous l'estimerions plus s'il était ignorant, vers 15) et repose sur l'éloge de l'ignorance.Ce paradoxe sert la dénonciation en montrant l'absurdité de la sagesse populaire.

En devenant ironique, la critique évolue vers la satire. II- L'apologie de la philosophie épicurienne Par le vocabulaire et les connotations choisies, La Fontaine oriente le lecteur et expose explicitement sa préférence de conception de la vie et du bonheur (il reprendrace thème dans la fable 20 du Livre XII, Le Philosophe Scythe). a- Un héritage antique La situation d'énonciation indique clairement que La Fontaine ne s'adresse pas à un profane (vers 2), c'est-à-dire à un destinataire universel, mais au lecteur sage,initié à la philosophie et à la sagesse antique, partageant son admiration pour la philosophie épicurienne.Ainsi, l'auteur se présente comme un héritier des sages antiques et dont les modèles sont Démocrite, Hippocrate mais aussi et surtout Épicure (Démocrite est avanttout présenté comme Le maître d'Épicure (vers 5).Tout comme il se situait dans un héritage littéraire antique avec le genre de la « Fable » (Ésope, Phèdre, Pilpay …), La Fontaine poursuit cette filiation dans ledomaine de la philosophie. b- Un éloge de la théorie atomiste À travers le discours rapporté du peuple abdéritain (Abdère étant la patrie de Démocrite et le siège de l'école des atomistes) déplorant l'état et les pensées deDémocrite qui lui sont incompréhensibles (vers 13 à 25), l'auteur fait au contraire l'éloge de ce philosophe, fondateur d'une pensée matérialiste en raison de saconviction en un univers constitué d'atomes et de vide (théorie atomiste) qu'Épicure prolongera.

Ainsi, tous les motifs de folie pour le peuple abdéritain sont en faitdes découvertes supportant les thèses fondamentales de cette nouvelle philosophie.On relève deux références qui en attestent :- la théorie des atomes (vers 19)La matière est constituée d'atomes, corpuscules solides, invisibles, éternels et inaltérables, séparés par des intervalles vides, que la fable nomme invisibles fantômes(vers 20) pour le peuple ignorant.- la réflexion sur le siège de la raison (vers 32)C'est une allusion implicite à la théorie épicurienne qui tranchera en faveur du cœur, et plus exactement de la « poitrine », comme siège de cette partie de l'âme.. »

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