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DIDEROT : « HOMO DUPLEX »

Publié le 17/06/2011

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Il n'y a peut-être pas d'écrivain qui ait été interprété et jugé plus différemment que Diderot. C'est à lui-même qu'il faut s'en prendre car il n'y a pas eu, au moins en apparence, d'homme plus divers et plus contradictoire. Il a voulu être un penseur, un « philosophe « ; et un écrivain, un artiste. Pour réaliser ses deux ambitions il a fait appel alternativement et parfois presque simultanément à deux facultés qui ne s'opposent pas nécessairement mais qui sont profondément différentes : l'intelligence lucide et froide, conduite par la logique et par l'expérience — et la divination soudaine, sortie des profondeurs impénétrables du « coeur «, du « génie «, de l'enthousiasme. Il a lu, analysé, commenté avec son intelligence vingt sciences, cent systèmes. Il s'est représenté lui-même « étendu nonchalamment dans son fauteuil, ses rideaux tirés, son bonnet enfoncé sur les yeux, occupé à décomposer des idées «. Il a voulu démontrer, dans le Paradoxe sur le comédien, que le génie était sinon une longue patience, du moins une attentive clairvoyance. Et en même temps il a fait cent fois le procès de la raison méthodique, de l'intelligence asservie aux faits ; non seulement quand il parle de poésie, de roman, de peinture, mais aussi bien lorsqu'il étudie les méthodes des sciences et les secrets de la découverte ; ce n'est pas dans la raison raisonnable qu'il faut les chercher mais dans une « inspiration «, un a enthousiasme «, un « démon familier «, voire un « délire philosophique «. Non seulement les grandes pensées mais les pensées fécondes du physicien, du médecin, du naturaliste viennent du cœur.

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« sont pas contradictoires.Mêmes incertitudes dans les problèmes que pose la création artistique.

Comment se font les chefs-d'oeuvre ?Doivent-ils être guidés, sinon par la raison, du moins par un travail d'art lucide, conscient de ses frits et des cheminsqui y conduisent ; ou une inspiration mystérieuse, un « souffle » qui pousse l'homme de génie sans qu'il sache où ilva ? En cent passages Diderot est pour l'inspiration et le souffle, contre la raison clairvoyante et les règles.

Le grandécrivain, le grand dramaturge, le grand poète, c'est Shakespeare, c'est Ossian, c'est Dorval-Diderot qui erre, lesyeux perdus, les cheveux fouettés par le vent, dans un paysage romantique, sans rien voir ni entendre que son rêveintérieur, le « délire » de son enthousiasme ».

Ce que crée le génie, ce qui est le vrai théâtre, la vraie poésie, le vrairoman, ce n'est pas la tragédie française, ni même la comédie de Molière, ni la poésie de Malherbe ou celle deBoileau, c'est ce qui nous apporte quelque chose de vivant, d'ardent et de tumultueux comme la vie ou mêmequelque chose « d'énorme, de barbare, de sauvage ».

En peinture, un grand peintre sera Vernet dont les toilesrespireront une « horreur sacrée ».

Et pourtant Diderot, presque aussi souvent, a défendu les principes d'un art toutinspiré de la raison classique, élaboré par le goût réfléchi, soumis à des règles qui ont une valeur éternelle, quel'intelligence reconnaît comme éternelles.

Il n'écrit pas seulement des drames qui doivent se libérer des conventionsde la tragédie ; il rêve aussi d'écrire, il ébauche des tragédies toutes classiques.

C'est en 1770 qu'il ébauche, en1773 qu'il écrit, en 1778 qu'il revoit et complète ce Paradoxe sur le comédien qui serait aussi bien un Paradoxe surl'esthétique de Diderot puisque la poésie de génie n'est plus celle qui jaillit du délire inspiré mais celle que le poètedégage et ordonne avec une souveraine lucidité des matériaux informes accumulés par l'enthousiasme.Diderot lui-même et ceux qui l'ont bien connu ont avoué directement ou par des artifices transparents la difficulté,l'impossibilité, qu'il avait de se mettre d'accord avec lui-même.

Pour choisir entre les doctrines contradictoires dumatérialisme, qui nie la morale, et le moralisme qui exige la liberté, il compose, par exemple, Jacques le Fataliste oule Neveu de Rameau.

Il y dialogue avec lui-même, car il est évident que le maître c'est Diderot et que Jacques estaussi bien Diderot.

Il est moins évident, mais il est tout aussi certain, quand on y regarde de près, que si le moi duNeveu est Diderot, les idées du cynique Neveu sont bien, pour une large part, des idées qui ont hanté Diderot.

Ordes ceux dialogues du philosophe avec lui-même n'aboutissent à aucune conclusion.

Quand on les a terminés lescontradictions se dressent aussi rudement qu'au début de la discussion.

De sa « diable de philosophie » Diderot nes'est pas dépêtré.

Sans cesse, dit-il ailleurs, il est « balancé » ; il ne trouve pas d' « ancre qui le fixe ».

«Je ne croispas, dit Naigeon, qui le connaît bien, qu'il y ait eu un être plus contrasté que lui : né avec une imagination vive,ardente, et une disposition assez forte à l'enthousiasme », il savait cependant se soumettre « à deux juges qu'on necorrompt pas facilement, l'expérience et le calcul » ; seulement la soumission n'était jamais que momentanée.jusqu'à à la fin, la pensée et l'oeuvre de Diderot sont tirées en des sens qui s'opposent. L'ÉVOLUTION DE DIDEROT. Il n'y a pas eu, en effet, d'évolution réelle de Diderot.

Il arrive constamment que les contradictions d'un écrivain serésolvent dès qu'on consulte les dates.

La pensée ou même le tempérament ont évolué.

L'optimisme raffiné etégoïste du Mondain de Voltaire ne s'accorde pas avec le pessimisme amer de son Candide.

Le ton galant etdésinvolte des Lettres Persanes est bien différent de la gravité de l'Esprit des lois.

C'est simplement qu'à plus devingt ans de distance Voltaire ou Montesquieu ont évolué.

Il n'en est certainement pas de même pour .Diderot.Certes il y a eu, du Diderot adolescent au Diderot de la quarantaine, une évolution précise.

Il a été un enfant, peut-être même un jeune homme pieux.

Puis il s'est détaché du christianisme pour devenir un e théiste » ou déiste hostileà l'athéisme matérialiste.

Puis, malgré les résistances de son coeur et de son enthousiasme de moraliste, il s'estsenti convaincu par la force des arguments matérialistes.

Et jamais, par la suite, il n'a renié ce matérialisme, faitexplicitement retour à un spiritualisme même rudimentaire.

Mais, en dehors de ce glissement continu qui le conduitau déterminisme matérialiste, il est impossible de dire que, peu à peu, les aspects contradictoires de la pensée deDiderot aient trouvé des ajustements stables.

Assurément M.

Jean Thomas a eu raison de dire, dans un livrepénétrant, que le Diderot de 577o est assez différent du Diderot de I746-1760 et que, de la confusion de sespremières aspirations, il a peu à peu dégagé celles qui lui étaient essentielles.

De « philosophe » avide de toutexaminer et de tout expliquer, il est devenu plutôt un artiste et un moraliste « humanistes» qui se résignent à neplus remuer d'insolubles problèmes pour s'en tenir à ceux qui demandent et permettent des solutions, les problèmesde la condition humaine et les créations de l'art.Mais c'est une renonciation ou une résignation plutôt qu'une évolution.

Il n'y aurait évolution que si Diderot avaitpour le moins cessé de penser aux questions qu'il avait longuement et inutilement bistournées ; ou si lescontradictions, restées aussi vives au fond de lui-même, étaient beaucoup moins apparentes dans ses ouvrages.

Iln'en est rien.

L'enthousiasme du moraliste, pour qui la meilleure raison de penser et d'écrire est de rendre leshommes meilleurs et plus sages, emplit le long Essai sur les règnes de Claude et de Néron qui est de 1778.

Sansaucun doute tous les obstacles qui se dressent devant le matérialiste avide de fonder et d'enseigner une morale ysont soigneusement passés sous silence.

Mais cela ne veut pas dire que Diderot a renoncé à son matérialisme, nimême qu'il occupe beaucoup moins sa pensée.

C'est dans l'Essai qu'il fait un long éloge de cette méthode dessciences expérimentales qui lui ont donné, nous le verrons, ses arguments les plus forts pour ne concevoir dansl'univers qu'une seule matière régie par des lois inflexibles.

C'est là qu'on lit : "Il n'appartient qu'à l'honnête hommed'être athée." Surtout c'est en 1774 qu'il assemble ses Eléments de physiologie, pour les compléter jusque vers1780.

Et il n'y a pas d'oeuvre du XVIIIe siècle où, parmi bien des chimères, bien des ignorances, bien des erreursgrossières qui sont d'ailleurs celles de son temps, on ait assemblé plus d'observations et d'expériences pour montrerque l'âme et le corps, la pensée et la matière sont étroitement liés.

Sans doute le Paradoxe sur le comédien,composé de 1770 à 1778, est dominé par une volonté toute classique de soumettre l'oeuvre d'art à des loiséternelles révélées seulement à l'intelligence lucide.

Mais à lire notre Essai sur les règnes de Claude et de Néron, etd'autres textes, il semble que seuls comptent l'enthousiasme, l'inspiration mystérieuse et sans lois qui font le génie. »

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